Les comédiens hors la loi
XI
DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XIV
Sommaire : Existence des comédiens. — Leur piété. — Leur générosité envers les pauvres et les églises. — Le droit des pauvres. — Place importante que les comédiens occupent dans la société. — Leur vanité.
Les comédiens, par leur conduite collective et individuelle, méritaient-ils à ce point les sévérités de l’Église ? Nous ne le croyons pas. Chappuzeau[200], qui est, il est vrai, un observateur par trop bienveillant, parle avec éloges de la dignité de leur vie, et il cite avec orgueil l’attestation qui leur fut donnée par le chancelier de France : « J’aurois tort, dit-il, de passer ici sous silence le glorieux témoignage qu’un des premiers magistrats rendit, il y a quelques années, aux comédiens de Paris, « que l’on n’avoit jamais vu aucun de leur corps donner lieu aux rigueurs de la justice, ce qu’en tout autre corps, quelque considérable qu’il puisse être, on auroit de la peine à rencontrer. »
[200] Le Théâtre françois, par Samuel Chappuzeau, à Lyon, 1674, in-12.
Le même écrivain insiste sur la vertu des acteurs, sur leur piété, et sur l’édification véritable qu’ils donnaient au public :
« Quoique leur profession les oblige à représenter incessamment des intrigues d’amour, de rire et de folâtrer sur le théâtre, de retour chez eux, ce ne sont plus les mêmes ; c’est un grand sérieux et un entretien solide, et dans la conduite de leurs familles on découvre la même vertu et la même honnêteté que dans les familles des autres bourgeois qui vivent bien[201]. Ils ont grand soin, les dimanches et fêtes, d’assister aux exercices de piété, et ne représentent alors la comédie qu’après que l’office entier de ces jours-là est achevé…
[201] Les comédiennes de l’époque étaient presque toutes mariées, ce qui était déjà une garantie. La comédie devait souvent faire relâche par suite de l’accouchement d’un de ses principaux sujets et c’est ce qui faisait émettre à l’abbé de Pure ce vœu fort peu orthodoxe : « Il seroit à souhaiter que toutes les comédiennes fussent et jeunes et belles, et, s’il se pouvoit, toujours filles, ou du moins jamais grosses. Car outre ce que la fécondité de leur ventre coûte à la beauté de leur visage ou de leur taille, c’est un mal qui dure plus depuis qu’il a commencé qu’il ne tarde à revenir depuis qu’il a fini. » (Idée des spectacles, p. 170.)
« Aux fêtes solennelles et dans les deux semaines de la Passion, les comédiens ferment le théâtre. Ils se donnent particulièrement, durant ce temps-là, aux exercices pieux, et aiment surtout la prédication, qui est un des plus utiles. Quelques-uns d’entre eux m’ont dit que, puisqu’ils avoient embrassé un genre de vie qui est fort du monde, ils devoient, hors de leurs occupations, travailler doublement à s’en détacher, et cette pensée est fort chrétienne. Ainsi la charité, qui couvre une multitude de péchés, est fort en usage entre les comédiens ; ils en donnent des marques assez visibles, ils font des aumônes, et particulières et générales, et les troupes de Paris prennent de leur mouvement des boîtes de plusieurs hôpitaux et maisons religieuses, qu’on leur ouvre tous les mois. J’ai vu même des troupes de campagne, qui ne font pas de grands gains, dévouer aux hôpitaux des lieux où elles se trouvent la recette entière d’une représentation, choisissant pour ce jour-là leur plus belle pièce pour attirer plus de monde. »
Chappuzeau a vu ses amis d’un œil évidemment prévenu ; le tableau qu’il nous trace de leurs vertus est fort attendrissant, mais il a oublié les ombres et la ressemblance complète fait défaut.
On pouvait cependant citer de la part des comédiens de nombreux actes de piété, et l’assiduité de certains d’entre eux aux exercices religieux était connue. Ils fermaient le théâtre pour le jour de l’Ascension et écrivaient pieusement sur leur registre : « Relâche donnée pour le respect de la fête de l’Ascension de Notre-Seigneur ». En 1688 ils inauguraient encore leur registre à Pâques par la formule : « Commencé au nom de Dieu et de la sainte Vierge, aujourd’hui lundi 26 avril. » Enfin ils représentaient fréquemment des pièces saintes et avaient pris l’habitude de jouer régulièrement Polyeucte avant et après Pâques pour sanctifier le premier et le dernier jour de l’année théâtrale.
Plus d’une comédienne quitta le théâtre pour consacrer sa vie entière à des pratiques de dévotion. Une des plus célèbres est Mlle Gauthier[202]. Un jour, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance, elle entendit la messe. La grâce la toucha, elle quitta la scène et vint s’enfermer au couvent de l’Antiquaille à Lyon[203], où elle prit l’habit de carmélite le 20 janvier 1725, sous le nom de sœur Augustine de la Miséricorde[204].
[202] Elle était née en 1690.
[203] Les religieuses du couvent jouirent depuis l’année 1726 de la pension de 1000 francs que Mlle Gauthier avait obtenue en prenant sa retraite du théâtre.
[204] Voici ce qu’en dit Duclos : « La nouvelle convertie était grande et bien faite, son teint avait de la fraîcheur. Sans rien perdre de sa gaieté naturelle, Mlle Gauthier devint une des plus ferventes religieuses du couvent. Le bruit qui s’était fait autour d’elle et le charme exquis de sa conversation lui attiraient sans cesse de nombreux et illustres visiteurs, qui ne se lassaient pas d’admirer le rare spectacle de tant d’esprit uni à tant de vertu. » La sœur Augustine vécut 32 ans dans son cloître et mourut le 28 avril 1757, entourée de la vénération de la ville entière.
Jusqu’aux premières années du dix-huitième siècle la procession du Saint-Sacrement de la paroisse Saint-Sulpice passait par la rue des Fossés-Saint-Germain devant la porte de la Comédie ; il y avait là un reposoir aux frais de la société et sur l’autel était un présent en argenterie de la valeur d’environ 3000 fr.[205]
[205] Sous le cardinal de Noailles, la procession modifia sa route et elle cessa de passer devant l’hôtel de la Comédie. On fit de même pour le Viatique ; quand quelqu’un était malade au delà de l’hôtel, le clergé faisait un grand tour pour revenir par l’autre bout de la rue. « Il est vrai, dit l’abbé de Latour, que les autres paroisses n’ont pas la même attention pour l’Opéra, les Italiens, et non plus que les autres villes du royaume, où il y a des théâtres publics, Lyon, Bordeaux, Marseille, etc. On ne s’embarrasse pas plus des salles de spectacles que des cloaques ou des amas de boue, qui se trouvent quelquefois dans les rues, qu’on se contente de faire cacher par des tapisseries. »
Madeleine Béjart dans son testament léguait à l’église Saint-Paul une rente perpétuelle pour deux messes de Requiem par semaine ; elle laissait également une somme à distribuer chaque jour à cinq pauvres gens « en mémoire des cinq plaies de Notre-Seigneur. » Ces fondations, qui se montaient à 200 livres de rente, furent acceptées avec plaisir par les marguilliers de la paroisse.
La générosité des comédiens était extrême, et on ne faisait jamais en vain appel à leur bon cœur. On les voyait, sans y être nullement forcés, verser entre les mains du clergé des aumônes abondantes. Ainsi les Français avaient décidé de prélever chaque mois sur la recette une certaine somme pour la distribuer aux communautés religieuses les plus pauvres de la ville de Paris. C’est ce qui avait lieu. Voici quel était le montant pour chaque mois :
| Aux Cordeliers | 3 livres. | 
| Aux Récollets | 3 id. | 
| Aux Carmes déchaussés | 3 id. | 
| Aux Petits-Augustins | 3 id. | 
| Aux Grands-Augustins | 3 id. | 
Plus une redevance de 18 sous, chaque dimanche, désignée sous ce titre : « Chandelles des religieux ». Ces religieux étaient les capucins ; ils avaient droit aux aumônes du théâtre comme remplissant les fonctions de pompiers[206].
[206] Despois, le Théâtre sous Louis XIV.
Les Révérends Pères Cordeliers, jaloux de n’être point compris dans ces libéralités, présentèrent aux Comédiens le placet suivant :
« Les Pères Cordeliers vous supplient très humblement d’avoir la bonté de les mettre au nombre des pauvres religieux à qui vous faites la charité. Il n’y a pas de communauté à Paris, qui en ait plus besoin, eu égard à leur grand nombre et à l’extrême pauvreté de leur maison, qui le plus souvent manque de pain. L’honneur qu’ils ont d’être vos voisins leur fait espérer que vous leur accorderez l’effet de leur prière, qu’ils redoubleront envers le Seigneur pour la prospérité de votre chère compagnie. »
Cette supplique fut portée à l’assemblée le 11 juin 1696, et il y fut résolu de donner aux Pères Cordeliers du grand couvent 36 livres par an, qui seraient payées à raison de 3 livres par mois.
En 1700 les Pères Augustins réformés du faubourg Saint-Germain demandèrent la même faveur et elle leur fut accordée sans peine. Voici la copie de leur placet et de la délibération des comédiens :
« A Messieurs de l’illustre compagnie de la Comédie du Roi.
« Les religieux Augustins réformés du faubourg Saint-Germain vous supplient très humblement de leur faire part des aumônes et charités que vous distribuez aux pauvres maisons religieuses de cette ville de Paris, dont ils sont du nombre, et ils prieront Dieu pour vous.
« Signé : F. A. Maché, prieur.
« F. Joseph Richar, procureur. »
« Sur le placet des religieux dits Petits-Augustins du faubourg Saint-Germain, la Compagnie a résolu de leur donner, comme aux autres couvents, soixante sols par mois. »
Il est juste d’ajouter que le clergé régulier, qui dépendait uniquement de la cour de Rome, repoussait les doctrines gallicanes ; il ne partageait donc en aucune façon les préventions du clergé de France à l’égard des comédiens, qu’il regardait au contraire avec sympathie : c’est ce qui explique ces demandes de subsides un peu surprenantes au premier abord. Du reste l’Église de France elle-même ne se faisait pas scrupule de recourir à la bourse des acteurs et de les faire contribuer de force aux frais d’un culte dont les bienfaits leur étaient refusés. Ce n’était pas là une des moins étranges contradictions du sujet qui nous occupe.
Le 4 janvier 1689, l’hôtel des Comédiens du Roi est taxé à la somme de 185 livres 8 sous 4 deniers pour la contribution à l’acquittement des dettes de la fabrique de Saint-Sulpice. Le 25 août 1695, le cardinal de Fürstemberg, abbé de Saint-Germain-des-Prés, extirpe encore à la troupe française une somme de 250 livres à titre de redevance annuelle pour lui et ses successeurs[207].
[207] Despois, le Théâtre sous Louis XIV.
Quand c’était le tour pour la maison qu’habitait un acteur de fournir le pain bénit, un ministre de l’Église se rendait chez lui pour l’avertir que le dimanche suivant il eût à envoyer son offrande ; mais on ne l’autorisait pas à la faire en personne, il devait ou la faire porter par d’autres ou en envoyer le prix en argent.
Il n’est pas moins curieux de voir le clergé, quand ses propres intérêts se trouvaient lésés, intervenir avec énergie pour soutenir les droits de la comédie. A la suite de l’arrêt du 21 octobre 1680 et à la demande des Français qui s’appuyaient sur leur privilège, le lieutenant de police fit défense aux farceurs de la foire Saint-Germain de continuer leurs spectacles[208] ; mais l’abbaye de Saint-Germain louait son terrain très cher aux forains ; elle craignit de perdre d’aussi précieux clients, et le cardinal d’Estrées, abbé de Saint-Germain, évêque de Laon, en appela de l’ordonnance de police ; il intervint lui-même dans l’instance pour soutenir les franchises de la foire et la liberté des Tabarins[209].
[208] Les forains prétendirent qu’ils n’étaient pas comédiens, mais de simples farceurs de toutes les nations, qu’ils étaient errants et qu’ils ne jouaient que des scènes détachées. Ils furent condamnés cependant et le Parlement confirma l’ordonnance de police par un arrêt du 22 février 1707. Les forains eurent alors recours à la ruse. Ils se bornèrent à des monologues ; quand deux acteurs étaient en scène, un seul parlait ; le second lui répondait par gestes ou se sauvait dans les coulisses d’où il faisait la réponse. Sur une nouvelle réclamation des Comédiens français, les forains achetèrent le droit de représenter des pièces. La même tracasserie eut lieu avec l’Opéra qui prétendit qu’il n’était permis de chanter qu’à l’Académie de musique. Les forains tournèrent la difficulté et imaginèrent alors des rouleaux de papier qui descendaient des frises et sur lesquels étaient écrites les chansons qui composaient la scène ; les acteurs faisaient les gestes et quelqu’un aposté dans la salle chantait. La querelle se termina par une transaction.
[209] Le même cardinal d’Estrées attira à Saint-Germain en 1709 une troupe dirigée par un Suisse et lui loua à bail un terrain sur lequel il lui garantit toute liberté.
Comment l’Église pouvait-elle recevoir de l’argent des comédiens, accepter leurs reposoirs et leurs offrandes ?
Le Père Lebrun, dans sa réponse au Père Caffaro, n’avait-il pas hautement déclaré qu’on devait repousser leurs aumônes, même pour les pauvres, attendu qu’ils sont excommuniés et qu’on ne peut rien accepter des excommuniés ? N’avait-il pas cité les constitutions apostoliques, qui disent : « Si l’on est forcé de recevoir de l’argent de quelque impie, jetez-le dans le feu, de peur que la veuve et l’orphelin ne deviennent, malgré eux, assez injustes pour se servir de cet argent et en acheter de quoi vivre. Il faut que les présents des impies soient plutôt la proie des flammes que la nourriture des gens de bien. » Bossuet n’avait-il pas dit que le gain de la comédie n’était pas moins infâme que celui de la prostitution ?
Cependant nous venons de voir le clergé non seulement accepter l’argent des acteurs, mais même le solliciter ; dès qu’il s’agissait de profiter de leurs libéralités, on les considérait comme d’excellents chrétiens. Les esprits mal faits s’étonnaient de voir, suivant les cas, tantôt des scrupules si excessifs tantôt une conscience si large.
On a encore reproché à l’Église de prendre au théâtre le droit des pauvres pour les hôpitaux, et de savoir fort bien en cette occasion recevoir l’argent des excommuniés. Ici la critique est moins juste. L’Église n’est pas intervenue pour le droit des pauvres ; en 1677, les biens de la Confrérie de la Passion ayant été confisqués au profit de l’hôpital général, les Comédiens durent payer une redevance annuelle à cet hôpital pour le loyer de l’hôtel de Bourgogne ; c’était là une redevance fort légitime. En 1701, les Comédiens demandèrent la permission d’élever le prix des places. Le roi les y autorisa, mais il les frappa d’un impôt en faveur des pauvres. Ce n’est pas le clergé qui en profitait, mais bien l’Hôtel-Dieu ; ce n’est pas le clergé qui l’a imposé, c’est le roi[210].
[210] Les Comédiens durent abandonner aux pauvres le sixième de la recette ; des difficultés s’étant élevées et la Comédie ne voulant donner le sixième qu’une fois tous les frais payés, l’hôpital transigea pour une somme de 40 000 livres par an. L’Opéra, par ordonnance du 10 avril 1721, après avoir prélevé 600 livres pour ses frais, fut condamné à payer le neuvième de la recette aux receveurs de l’Hôtel-Dieu. Plus tard ce droit des pauvres fut porté au quart de la recette pour tous les spectacles. Les théâtres essayèrent à plusieurs reprises de se délivrer de cet impôt ; en 1751, il fut très sérieusement question de le supprimer, M. d’Argenson, chargé de la police, ayant résolu d’expulser tous les pauvres du royaume en les faisant embarquer pour les colonies. Du moment qu’il n’y avait plus de pauvres, les théâtres se trouvaient tout naturellement libérés. Malheureusement ce séduisant projet n’aboutit pas. Les spectacles forains furent bientôt imposés comme les autres théâtres et ils donnaient un très gros revenu. En 1780, le quart des pauvres pour les forains seulement s’éleva à 200 000 livres.
La générosité des comédiens, leurs libéralités incessantes, les efforts mêmes qu’ils faisaient pour se réhabiliter dans l’esprit public ne parvenaient pas à les relever de l’injuste mépris qui s’attachait à leur profession et on le leur faisait durement sentir. Un jour Dancourt[211] apportait à M. de Harlay et aux administrateurs de l’hôpital général la redevance que le théâtre payait aux pauvres. Dancourt, qui avait été avocat, était toujours chargé par ses camarades de porter la parole en leur nom dans les grandes circonstances. Il prononça un fort beau discours, dans lequel il s’efforça de prouver que les comédiens, par les secours qu’ils procuraient aux hôpitaux, méritaient d’être à l’abri de l’excommunication. L’archevêque de Paris et le président de Harlay ne furent pas sensibles à la harangue. « Dancourt, répondit le président, nous avons des oreilles pour vous entendre, des mains pour recevoir les aumônes que vous faites aux pauvres, mais nous n’avons point de langue pour vous répondre. »
[211] Dancourt (Florent Carton) (1661-1725) auteur dramatique et comédien français. Un soir Dancourt jouait une de ses pièces, l’Opéra de village, et il chantait ces deux vers :
lorsque le marquis de Sablé se présenta sur la scène dans un état d’ébriété presque complet. A ce mot de « sablés », il crut que Dancourt se moquait de lui et il lui donna un soufflet. L’acteur dut dévorer l’affront.
Par une inconséquence singulière et dont nous allons retrouver de fréquents exemples pendant tout le dix-huitième siècle, ces mêmes comédiens, chassés de l’Église, n’en jouissaient pas moins d’une place importante dans la société, du moins ceux qui, par leur talent, s’élevaient au-dessus du commun. Non seulement les membres de la noblesse ne dédaignaient pas de monter avec eux sur la scène et de leur donner la réplique, mais ils les traitaient sur un pied d’intimité qu’on a peine à concevoir aujourd’hui.
La familiarité de Baron[212] avec les grands seigneurs était telle que, se trouvant un soir au jeu avec le prince de Conti, il lui dit : « Va pour cent louis, Mons de Conti. » Le prince eut assez d’esprit pour répondre en souriant : « Tope à Britannicus ! »
[212] Baron (Michel Boyron dit) (1653-1729), comédien et auteur dramatique. Il débuta chez un montreur de phénomènes ; Molière l’en fit sortir et dirigea son éducation.
Déjà l’on ne comptait plus les bonnes fortunes des gens de théâtre et maintes grandes dames ne rougissaient pas de rechercher leurs faveurs. On se rappelle l’aventure de Baron avec Mlle de la Force, qui l’accueillait chaque nuit chez elle : un jour de réception, il se présente dans le salon de sa maîtresse. Furieuse de ce manque de tact, elle lui demande avec impertinence ce qu’il désire. « Madame, je viens chercher mon bonnet de nuit », répond l’acteur non moins insolemment[213].
[213] Baron a écrit l’Homme à bonnes fortunes, où il a retracé quelques-unes de ses aventures galantes.
Ce penchant pour les comédiens, voire même pour les danseurs et les bateleurs de la foire inspirait à la Bruyère cette satire dédaigneuse : « Roscius entre sur la scène de bonne grâce : oui, Lélie, et j’ajoute encore qu’il a les jambes bien tournées, qu’il joue bien et de longs rôles… Mais est-il le seul qui ait de l’agrément dans ce qu’il fait ? et ce qu’il fait, est-ce la chose la plus honnête que l’on puisse faire ? Roscius d’ailleurs ne peut être à vous : il est à une autre, et quand cela ne serait pas ainsi, il est retenu : Claudie attend pour l’avoir qu’il se soit dégoûté de Messaline. Prenez Bathylle, Lélie ; où trouverez-vous, je ne dis pas dans l’ordre des chevaliers que vous dédaignez, mais même parmi les farceurs, un jeune homme qui s’élève si haut en dansant, et qui fasse mieux la cabriole ? Voudriez-vous le sauteur Cobus, qui, jetant ses pieds en avant, tourne une fois en l’air avant que de tomber à terre ? Ignorez-vous qu’il n’est plus jeune ? Pour Bathylle, dites-vous, la presse y est trop grande, et il refuse plus de dames qu’il n’en agrée. Mais vous avez Dracon, le joueur de flûte : nul autre de son métier n’enfle plus décemment ses joues, en soufflant dans le hautbois ou le flageolet. Vous soupirez, Lélie : est-ce que Dracon aurait fait un choix, ou que malheureusement on vous aurait prévenue ? Se serait-il enfin engagé à Césonie, qui l’a tant couru, qui lui a sacrifié une grande foule d’amants, je dirai même toute la fleur des Romains ; à Césonie, qui est d’une famille patricienne, qui est si jeune, si belle et si sérieuse ? Je vous plains, Lélie, si vous avez pris par contagion ce nouveau goût qu’ont tant de femmes romaines pour ce qu’on appelle des hommes publics, et exposés par leur condition à la vue des autres. »
Et la Bruyère conclut en conseillant à Lélie de porter ses ardeurs amoureuses au bourreau, que la loi met sur le même rang que l’acteur et dont le cœur peut-être sera inoccupé.
L’accueil qu’ils recevaient partout, les égards excessifs qu’on leur témoignait rendaient la morgue des comédiens extrême et leur orgueil insatiable. Pendant une répétition Baron traitait Racine avec un tel mépris que le poète exaspéré lui dit : « Je vous ai fait venir pour jouer un rôle dans ma pièce et non pour me donner des conseils. » Le même Baron prétendait que les comédiens devaient être élevés sur les genoux des reines ; et il disait modestement en parlant de lui : « Tous les cent ans on peut voir un César, mais il en faut deux mille pour produire un Baron, et depuis Roscius je ne connais que moi. » Ayant été envoyé par ses camarades chez M. de Harlay, premier président du Parlement, il commença son discours par ces mots : « Ma compagnie me députe…, etc. » Le magistrat, après l’avoir écouté, lui répondit en souriant : « J’en rendrai compte à ma troupe. »
Les acteurs jouissaient d’un revenu considérable, et la plupart menaient grand train[214]. C’est ce qui faisait dire à la Bruyère parlant de la comédie : « Il n’y a point d’art si mécanique ni de si vile condition, où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille qui passe à pied[215]. »
[214] Le cocher et le laquais de Baron furent un jour battus par les gens du marquis de Biron. Le comédien alla trouver ce seigneur et lui dit : « Monsieur le marquis, vos gens ont battu les miens, je vous en demande justice. » « Mon pauvre Baron, que veux-tu que je te dise, lui répondit le marquis, pourquoi as-tu des gens ? »
[215] Caractères.
On comblait les gens de théâtre de cadeaux de tous genres. Le duc d’Aumont donna à Baron un habit de cour scintillant de paillettes, qu’il n’avait porté que trois fois et qui valait plus de 8000 livres[216]. Mlle Lecouvreur avait reçu tant de costumes des dames de la cour qu’à sa mort Mlle Pélissier, de l’Opéra, acheta sa défroque théâtrale 60 000 écus.
[216] Ces costumes étaient offerts aux acteurs pour interpréter leurs rôles ; jusqu’au milieu du dix-huitième siècle on conserva l’habitude de jouer en costume de ville.
Même avec le parterre, généralement peu endurant, les comédiens se permettaient les plus grandes libertés.
Les Français donnèrent Mithridate à Paris, un jour que les meilleurs d’entre eux étaient allés jouer à Versailles. Les acteurs, qui parurent dans le premier acte, furent hués et sifflés au point qu’ils n’osaient plus reparaître au second ; l’un d’eux cependant se décida à haranguer les spectateurs : il arrive bien humblement, dans son habit de théâtre, jusqu’au bord des lampes, et il dit d’un air de mortification : « Messieurs, Mlle Duclos, M. Beaubourg, MM. Ponteuil et Baron ont été obligés d’aller remplir leurs devoirs chez le roi ; nous sommes au désespoir de n’avoir pas leur talent et de ne pouvoir les remplacer ; nous n’avons pu, pour ne pas fermer notre théâtre aujourd’hui, vous donner que Mithridate. Nous savons qu’il est et sera joué par les plus mauvais acteurs ; vous ne les avez même pas encore tous vus, car je ne vous cacherai pas que c’est moi qui joue le rôle de Mithridate. » Sur cela, grands éclats de rire, applaudissements de toute la salle, et la représentation fut soufferte[217].
[217] Anecdotes dramatiques, 1775.
Si les comédiens parlaient quelquefois au public avec esprit, on les vit aussi dans bien des circonstances le traiter avec une véritable arrogance. Baron entrant en scène dans Iphigénie, débuta d’un ton fort bas :
« Plus haut ! » lui cria-t-on de toutes parts.
« Si je le disais plus haut, je le dirais mal », répondit-il, et le parterre se tut.
Ce même acteur s’était retiré du théâtre vers 1691 en prétextant des scrupules religieux. Quelques années plus tard, il reparut sur la scène. Un soir jouant le rôle de Rodrigue du Cid, il souleva un éclat de rire universel lorsqu’il dit :
il répéta la phrase, et les rires redoublèrent : « Messieurs, dit-il aux spectateurs, je vais recommencer encore, mais je vous préviens que si l’on rit de nouveau, je quitte le théâtre pour n’y plus reparaître. » Le public, rappelé au respect de ce qu’il devait au talent et à l’âge du comédien, garda le silence[218].
[218] Baron mourut en 1729. Il renonça une seconde fois à la profession de comédien et fut inhumé dans le cimetière St-Benoît.