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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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VII
INTERMÈDE

Mardi. Plus qu’un seul jour avant de revoir Berthe. Il semblait à Daniel qu’il ne pourrait se présenter chez les Voraud le lendemain, sans renouveler complètement sa garde-robe et son linge de corps.

A la rigueur, il garderait sa jaquette grise, à peu près neuve ; mais il lui fallait une chemise qui eût un col plus haut et des manchettes non éraillées.

S’il allait se trouver mal chez les parents de Berthe, et si on s’apercevait, en le déshabillant, qu’il portait des chaussettes reprisées ! A vrai dire, il n’a jamais été sujet aux syncopes, et il y a une chance sur cent mille pour qu’il se trouve mal. Mais c’est sa coutume de s’appliquer ainsi à conjurer des malheurs improbables ; il en oublie d’éviter les précipices les plus immédiats.

Il ne se donne pas la peine d’évaluer soigneusement les risques possibles d’une aventure ; il perd un temps infini à se prémunir contre le péril le plus lointain, aussitôt que le hasard de ses pensées le lui fait entrevoir.

Quand il va aux courses, il tâche de ne pas regarder le tableau du pari mutuel. Car s’il aperçoit le nom d’un cheval qui a réuni peu de mises et qui doit rapporter beaucoup, il se trouve forcé de le jouer, sans croire à sa victoire, mais par peur des reproches qu’il s’adresserait, au cas où ce cheval gagnerait sans qu’il eût misé sur sa chance.

Il a des principes, acquis au hasard, et auxquels il obéit par crainte plus que par raison, et aussi par paresse, pour n’avoir pas à choisir le meilleur parti en examinant les circonstances.

Esclave de certains proverbes, il gâche sa besogne pour ne pas la remettre au lendemain. Il a toujours plusieurs cordes à son arc et les laisse pourrir toutes ; il se trouve plus démuni au moment de s’en servir, que ceux qui n’avaient qu’une corde à leur arc, et qui l’ont entretenue avec vigilance.

A la veille de revoir Berthe, il prend le parti de se recueillir avant cette grande entrevue, et de ne pas aller au magasin.

Il va trouver sa mère dans sa chambre, et lui dit : « Je crois que je ferai mieux de ne pas sortir aujourd’hui. J’ai très mal à la gorge. »

Il a les amygdales un peu rouges ; il n’aurait pas le courage de mentir complètement.

Il reste donc à la maison, et, après le déjeuner, va s’étendre sur son lit, autant pour songer en paix à sa bien-aimée que pour donner plus d’importance à son mal de gorge, qui a laissé son père un peu sceptique.

Il pense à la révélation importante que son ami Julius lui a faite la veille : Berthe Voraud en aime un autre. Elle est en flirt avec André Bardot.

Il faut que Daniel se remette à l’escrime.

Il avait fait des armes à trois reprises, chez trois maîtres d’armes différents. Chaque fois, au bout de quelques semaines, il avait quitté la salle sans prévenir, en abandonnant ses fournitures complètes, veste, gants, sandales et masque, qu’il avait payées en entrant. Il les laissait perdre, n’osant plus revenir à la salle, craignant d’être obligé de donner des explications au maître d’armes, et de s’excuser de cet abandon brusque après des leçons si cordiales, terminées par des vermouts qu’il se résignait à offrir joyeusement et se contraignait à boire.

Il se décide donc à reprendre des leçons dans une autre salle, bercé de l’illusion qu’il va devenir rapidement très fort, grâce à des dispositions exceptionnelles et surtout à son génie, qui lui permettra d’inventer certains coups spéciaux.

Il n’a pas des muscles d’athlète, mais il dit souvent : « Je suis très nerveux. »

Il se voit allant sur le pré avec André Bardot et le transperçant dès la première reprise. Puis il essuie son épée toute sanglante sur sa manche gauche et regarde les témoins et la nombreuse assistance, comme pour dire : A qui le tour ?

Il va lui-même chez Berthe Voraud annoncer la blessure mortelle d’André Bardot, avec toute la dignité que comportent d’aussi graves circonstances. La jeune fille se jette en pleurant dans ses bras.

Pourquoi Julius prétendait-il qu’elle était maigre ? Daniel la revoit dans sa robe de bal. Elle avait les épaules pleines, pas de salières ; la ligne de la clavicule soulevait à peine la peau. Ses bras étaient loin d’être grêles au-dessus des gants très longs qui lui montaient plus haut que le coude et qu’elle remontait fréquemment, sur son bras droit tendu, de sa rapide petite main gauche puis sur son bras gauche, de son énergique petit poing droit, qui serrait son éventail fermé.

L’idée qu’il aurait, près de lui, appuyée sur son épaule, la tête fine et blonde de Berthe Voraud, l’affola. Il sauta de son lit, parcourut sa chambre avec impatience. Il s’assit ensuite à sa table et lut quelques pages de droit. Puis il se leva à nouveau, ouvrit machinalement la porte de la salle à manger. Il aperçut une ouvrière en train de coudre et se souvint que c’était mardi, le jour de Mlle Pidarcet, qui, le matin, travaillait dans la lingerie, et l’après-midi dans la salle à manger, où la lumière était meilleure.

Daniel vit bien qu’il irait embrasser ce jour-là Mlle Pidarcet et la serrer dans ses bras, comme chaque fois qu’il se trouvait seul avec elle dans l’appartement.

Mlle Pidarcet, depuis sa naissance, était âgée de vingt-huit ans. Elle avait de petites frisures noires sur le front, un teint blanc et luisant, des yeux gris et des lèvres minces, qu’elle fronçait pour travailler.

Pendant une année, Daniel avait tourné autour d’elle. Il venait étudier son droit dans la salle à manger pendant qu’elle s’y trouvait. Elle lisait beaucoup, le soir, chez elle, était abonnée au Voleur et à la Famille, et à un cabinet de lecture où elle prenait tour à tour, suivant les conseils de l’un ou de l’autre, la Vénus de Gordes, les Nuits de Londres, et l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Daniel lui prêta Cruelle Énigme et André Cornélis.

Un jour, en la rencontrant dans un couloir, il l’avait embrassée sur la joue. Elle s’était laissé faire.

A partir de ce jour, il ne lui adressa plus la parole ; il l’embrassa.

Il referme sur lui la porte de la salle à manger, s’approche de l’ouvrière, se tient un instant debout auprès d’elle, regarde en l’air comme s’il pensait à autre chose ; puis, sans mot dire, il lui touche légèrement les frisures du cou. Mlle Pidarcet écarte ce frôlement d’un doigt rapide, comme on écarte une mouche. Alors, se penchant, Daniel l’embrasse sur la nuque. A cet endroit, la peau de Mlle Pidarcet sent un peu le cheveu.

Daniel lui dit, d’un souffle court : « Venez ! » La fenêtre est dangereuse : on peut les voir de la cuisine. Il va l’attendre dans un coin plus sombre de la salle à manger, entre la porte et le buffet.

Mlle Pidarcet fait quelques points encore, pique soigneusement son aiguille sur son ouvrage, se lève, tapote sa jupe pour en faire tomber des bouts de fil et des morceaux de percale, puis rejoint Daniel, qui l’embrasse longuement et sans bruit sur ses joues fades et dans son cou sans parfum.

Ça n’allait jamais plus loin. Il l’embrassait une dernière fois, tendrement, par devoir ; il s’en allait dans sa chambre, et Mlle Pidarcet retournait à son ouvrage.

La séduction complète de l’ouvrière se fût entourée, selon Daniel, de complications terribles. A cette époque, pour achever la défaite d’une dame, il exigeait un meuble confortable et un appartement situé à une lieue au moins de toute personne de sa famille. Parfois, au moment même où il tenait dans ses bras Mlle Pidarcet, il se promettait bien de se procurer à brève échéance ce logement secret. Malheureusement, le souvenir de Mlle Pidarcet absente ne le préoccupait pas assez pour entretenir ces résolutions.

Il pensait à elle le mardi, quand il se trouvait là. Il allait l’embrasser, parce qu’elle était là.

Ce petit épisode ne le gênait aucunement dans ses grands projets relatifs à Berthe Voraud. Ça n’avait aucun rapport, c’était un intermède qu’on donnait quand la scène était vide, sans réclame et sans affiche préalables, simplement parce qu’on avait l’artiste sous la main.

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