Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XV
A CHEVAL
A partir du jour où il fut installé à la campagne, commença pour le jeune Daniel une vie amoureuse et monotone. Son examen approchait. Il passait la matinée dans sa chambre, la fenêtre ouverte sur le beau temps et lisait un gros livre de droit de 832 pages. Mais ses yeux suivaient les lignes, tout seuls, comme un docile attelage dont le conducteur est resté à boire au tournant de la route.
Daniel, soudain, s’apercevait qu’il ne lisait plus. Il reprenait à haute voix les pages parcourues, appuyant sur certaines phrases avec une inutile énergie. Le son des mots passait dans sa tête comme dans un tonneau sans fond. La verdure, au dehors, était désœuvrée. Si les arbres remuaient, c’est qu’il eût été plus fatigant de résister à la brise, qui tenait à agiter doucement leurs feuilles.
Quand Daniel était en meilleures dispositions, et qu’il arrivait à bien comprendre une question de droit, la subtilité de son esprit le comblait d’aise, et il ne lisait pas plus avant. Il préférait se promener dans sa chambre, en répondant d’avance, victorieusement, aux examinateurs, qui l’interrogeaient précisément sur cette question.
Ces messieurs étant à Paris pour les affaires, il déjeune rapidement avec sa mère et sa tante. Puis, il s’en va chez les Voraud : il faut qu’il voie Berthe tous les jours. Il fait son possible pour ne pas se presser, afin de leur laisser le temps de sortir de table.
Mais il ne parvient jamais à arriver assez tard. Il les aperçoit depuis la grille, en train de déjeuner dans le jardin. Mme Voraud, qu’il voit de profil, fait certainement, la tête droite et les lèvres minces, des remarques désobligeantes sur son assiduité. Daniel, alors, répond à ces paroles supposées en sifflotant cavalièrement et en envoyant des coups de canne vigoureux sur les branches. Il se donne l’air de traverser le jardin, et de s’arrêter simplement, en passant près de ces gens-là, sans attacher d’importance à cette visite. Il y reste jusqu’à cinq heures.
Il était, la plupart du temps, plein de maussaderie d’être obligé de subir la surveillance de Mme Voraud. Une bonne partie de l’après-midi se passe à chercher les moyens d’être seul avec Berthe. Quand il a saisi un prétexte pour entrer un instant dans la maison avec les deux jeunes filles, il rejoint sa bien-aimée dans le petit salon, et l’embrasse hâtivement. Dans cette chasse aux baisers, il n’a, en fait de joies précises, que celle d’inscrire au tableau le plus de baisers possible.
Quelques semaines auparavant, il n’eût pas rêvé d’autre béatitude que de contempler, dans un jardin paisible, une bien-aimée qui l’eût aimé. Mais c’est à peine, maintenant, s’il regardait Berthe, et il ne jouissait pas de sa voix claire et de ses gestes gracieux. Ce genre de plaisirs était passé, dépassé. Ce qu’il voulait maintenant, c’était se trouver seul avec elle, et l’embrasser.
Il n’avait pas encore pensé à désirer autre chose. Il ne considérait pas sa bien-aimée comme une femme. Cependant, les quelques heures qu’il passait auprès d’elle l’énervaient sans qu’il s’en doutât. Et, quand il rentrait chez lui, entre cinq et six, à l’heure où sa mère et sa tante étaient parties pour la promenade, il se sentait un peu troublé en voyant Lina, une blonde assez forte, laver les carreaux de sa cuisine. Il entrait auprès d’elle et lui posait une question, au hasard, d’une voix altérée : « Est-il venu une lettre pour moi ? » Parfois, il s’enhardissait jusqu’à plaisanter : « Tiens, disait-il, en la voyant à quatre pattes, on pourrait jouer à saute-mouton ! »
De sang-froid, il n’eût point envisagé la possibilité d’une aventure avec la bonne. Il lui plaisait d’avancer un bras timide vers l’engrenage du hasard, pour être entraîné, malgré lui, aux conséquences les plus fatales.
Mais la bonne répondait à peine. Il montait alors dans sa chambre, et ne travaillait pas. Aussi résolut-il de faire un peu d’exercice, à ces heures-là. Il prit douze cachets de manège.
Il y avait, à Bernainvilliers, une succursale du grand manège Sornet. Elle était dirigée par un grand jeune homme au teint un peu cuit, aux cheveux blonds coupés à l’ordonnance et en pointe sur le front, et qui portait, sur les joues, de très courtes pattes de lapin. On l’appelait « l’écuyer » ou « Monsieur Adrien ». C’était un ancien sous-officier. Il répétait fréquemment qu’il avait été deuxième sur soixante-quinze, à un examen de cavalerie de tout le corps d’armée. Il sifflait, entre ses dents, de petits airs vifs et lisait des lettres sur du papier bleu-ciel, que lui envoyait sa bonne amie.
Daniel, préférant sortir avec l’écuyer, prit des cachets de promenades accompagnées. Le jour de sa quatrième sortie, il se rend, à l’écurie, vers six heures. Monsieur Adrien n’est pas là, mais il ne sera pas long. Daniel tend la main à Alfred, le palefrenier boiteux, parce qu’il lui a donné la main une fois, et qu’il n’a pas osé cesser. Il s’en console en pensant que c’est peut-être habile, et qu’Alfred, plus familier, le renseignera mieux sur les chevaux.
Il y a quatre chevaux de selle dans l’écurie. Aucun d’eux n’assure à Daniel une sécurité parfaite. Baba, le petit cheval entier, est très paisible, à condition qu’on ne rencontre pas de jument. Page, le vieux pur sang, butte, et Mouche a peur du chemin de fer. Daniel préfère Kroumir, qui trottine, mais c’est là un défaut auquel on se résigne ; s’il est gênant, il n’est pas dangereux.
— Il faudra me seller Kroumir, lui dit-il.
— Vous ne pouvez pas monter Kroumir aujourd’hui, dit le palefrenier, en s’en allant au fond de l’écurie, où il remue des pelles et de vagues seaux de bois.
— Pourquoi donc ? dit Daniel.
— Kroumir a la migraine, dit Alfred.
Daniel n’aime pas qu’on plaisante quand sa vie est en jeu. Il attend un instant pour laisser passer l’humeur ironique du palefrenier. Puis, il répète :
— Voyons, sérieusement, pourquoi est-ce que je ne peux pas monter Kroumir ?
Alfred ne juge pas utile de répondre tout de suite. Il est en train d’étendre une couverture sur le dos de la jument de voiture, qui tousse.
— Kroumir est malade ? demande Daniel d’une voix douce.
— Il est blessé au garrot, consent à dire Alfred.
Puis il ajoute d’un ton décisif :
— Vous monterez Page.
Page est un vieux pur-sang alezan, de 22 ans. Mais ce n’est pas son âge qui déplaît à Daniel.
— Est-ce que vous ne m’avez pas dit qu’il buttait ?
— Mais non, mais non, dit le palefrenier en haussant les épaules.
— C’est que je n’aime pas les chevaux qui buttent, dit Daniel, décidé. C’est très dangereux et je ne veux rien savoir pour risquer de le couronner.
Il emploie volontiers avec le palefrenier et avec l’écuyer l’expression : Je ne veux rien savoir ; il ne l’emploie pas avec une aisance parfaite.
— Alors, vous monterez Mouche, dit le palefrenier, en désignant la croupe d’une jument baie.
— Elle est un peu chaude ? dit Daniel.
— Elle ? dit le palefrenier. Il n’y a pas plus doux.
Il s’approche de la bête, lui passe la main sous la cuisse et lui donne des tapes amicales. Puis, il lui prend le pied de derrière, le pose sur son genou, et retire une motte de fumier collée après le fer.
— Elle trotte sec, dit-il, en lâchant le pied. Mais ça vaut mieux, dès l’instant que vous faites du trot à l’anglaise.
— Vous m’avez dit l’autre jour, dit Daniel, qu’elle avait peur du chemin de fer ?
— Mais non, mais non, dit Alfred. Elle danse un peu. Vous la tiendrez dans les jambes.
Daniel se décide à prendre Mouche. Il amènera l’écuyer, sans en avoir l’air, à aller du côté de Fleurigny, de façon à ne pas rencontrer le chemin de fer.
— Et qu’est-ce que va monter monsieur Adrien ? dit-il encore.
— Lui ? dit Alfred. Il monte Baba, le petit cheval entier.
Daniel ne dit rien. Une pensée le tracasse. Mais il a déjà posé beaucoup de questions à Alfred… Il ne peut s’empêcher de dire :
— Oui, le petit cheval entier… Il est bien embêtant, et il saute beaucoup, quand il sort avec la jument.
Puis, comme Alfred ne le rassure pas, il se rassure lui-même :
— Heureusement que Monsieur Adrien le tient bien.
— Oui, il a la main assez dure, dit Alfred à ses dents. Il n’en craint pas un, pour la question d’abîmer la gueule aux canards.
M. Adrien apparaît, peu après, à l’entrée de l’écurie.
— Vous m’excuserez, dit-il à Daniel, j’ai rencontré un ami, un ancien vingt-huit jours, avec qui j’ai été boire un verre. Alfred, dit M. Adrien, avez-vous sellé Page, pour Monsieur ?
— C’est que, dit Daniel, j’aimerais mieux monter la jument.
— A votre idée, dit M. Adrien. Est-ce que Kroumir est toujours à vif sur le dos ?
Il s’approche de Kroumir, dont il touche la plaie du bout du doigt. Kroumir fronce fortement sa peau autour de la blessure, frappe le sol avec la pointe de son sabot de devant, et remue sa forte tête. La chaîne de son licol racle l’anneau de fer avec un bruit violent.
— Ce sera long à reformer la croûte, dit M. Adrien, en sortant de la stalle.
Cependant, Alfred, ayant sellé Mouche, l’a sortie dans la cour. M. Adrien reste dans l’écurie pour surveiller le sellage de Baba. Daniel en profite pour monter à cheval autrement que par principe, car il a une peine infinie à soulever son pied jusqu’à l’étrier. Il amène tout doucement Mouche près d’un banc, et s’installe sans trop de peine sur le dos de la bête. Les étriers sont à peu près justes. L’étrivière gauche est peut-être un peu moins longue, mais Daniel s’y résigne. M. Adrien sort de l’écurie avec Baba, et se met en selle. Puis il examine Daniel.
— Vous n’emportez pas votre stick ?
Il l’a oublié dans l’écurie. Il faut redescendre et, sous les yeux de M. Adrien, remonter à cheval par principe. L’étrier se trouve terriblement haut, car pour avoir moins de chances de le déchausser au galop, il monte avec des étrivières courtes. De plus, Mouche ne met aucune complaisance à favoriser l’opération. Elle s’acharne à tourner en rond.
— Tenez-lui sa jument, dit M. Adrien à Alfred.
Le boiteux va tenir la jument, et pousse Daniel au derrière, en lui disant à mi-voix : Ça vaut un verre.
Ils sortent au pas, dans la grande rue. Daniel a une position impeccable, quand on ne marche pas aux allures vives. Au pas, son pied n’est engagé qu’au tiers dans l’étrier, son genou adhère parfaitement à la selle. Il guette les glaces des boutiques pour s’y regarder au passage. Allons, la promenade se passera sans encombre et l’équitation est un sport bien agréable !
Mais voilà qu’un incident imprévu vient émouvoir le jeune cavalier, et par contrecoup, sa monture.
Comme on tourne le chemin des Platanes, on aperçoit M. Voraud qui revient de la gare et qui amène avec lui… qui ? André Bardot ?
André Bardot, qui s’est vanté auprès de Julius d’avoir flirté pendant un an avec Berthe, et qui prétendait même être aimé d’elle !
Daniel, d’émotion, tire sur la bouche de sa jument qui se cabre. Il lâche les rênes et s’accroche au pommeau, pendant que Mouche part à un galop soutenu dans la direction du manège. Elle tourne, en galopant à faux, et manque de s’étaler sur le pavé de la cour. Puis Daniel n’a que le temps de baisser la tête, car elle entre brusquement dans l’écurie. Elle gagne sa mangeoire et se met paisiblement à manger son avoine, bien que son mors la gêne dans cette fonction.
Daniel saute à terre. M. Adrien, qui l’a suivi, arrive bientôt dans la cour du manège.
— Hé bien ! lui crie-t-il, est-ce qu’elle a bien trouvé le chemin pour vous ramener ? Ah ! nom de d’là ! elle savait bien qui c’est qu’elle avait sur le dos !