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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XVIII
DÉMARCHES OFFICIELLES

Daniel, d’un pas joyeux, rentra au chalet Pilou ; il allait parler à sa mère de ses projets de mariage. Heureux et fier de ses graves résolutions, il se sentait si grand garçon qu’il n’avait plus le droit d’être timide. Il s’avança d’un pas ferme jusqu’auprès de sa mère :

— Maman ?

— Eh bien ?

— Je vais te parler d’une chose très sérieuse… Sais-tu ce que je vais demander à papa tout à l’heure ? Je vais lui demander d’aller dès demain prier M. Voraud de m’accorder la main de sa fille.

Mme Henry leva les yeux et le regarda.

— C’est une grande faute, dit-elle enfin, de laisser les jeunes gens dans le désœuvrement. Sous prétexte d’examen de droit, tu ne vas pas au magasin, tu restes à la campagne, et, au bout du compte, tu ne fais rien. N’essaie pas de me faire croire que tu travailles. Quand on entre dans ta chambre, on te trouve étendu sur ton lit. Il y a un livre sur ta table, oh ! je sais bien. Il était ouvert à la page 32, il y a quinze jours. Il est maintenant à la page 40. Voilà ce que tu appelles travailler.

— Bien, dit Daniel, bien. Je parlerai tout de même à papa tout à l’heure.

— Ton père t’enverra promener avec tes bêtises. Un garçon de vingt ans qui veut se marier. Un beau monsieur, vraiment ! Je te vois père de famille et élevant des petits garçons.

— Si je t’ai parlé de ça, dit Daniel nerveusement, c’est que j’y ai mûrement réfléchi. Je ne suis plus un enfant.

Il monta dans sa chambre, le visage assombri d’énergie. Il entendit de son lit, où il s’était allongé pour réfléchir, le crachement sauvage du train de 6 heures 30, qui entrait en gare et qui, peu après, repartit en haletant. Quelques minutes se passèrent, et la sonnette de la grille tinta. C’était M. Henry qui rentrait dîner.

En ce moment, les parents de Daniel habitaient seuls la villa ; l’oncle Émile était parti avec la tante Amélie, pour une ville d’eaux magnifiquement située dans les montagnes et d’où il devait rapporter deux fortes sensations : celle d’avoir réussi à occuper, à l’aller et retour, un compartiment réservé et celle encore d’avoir obtenu, à l’hôtel des Bains, des conditions de prix exceptionnelles.

Après un assez long temps, employé par M. Henry à se débarbouiller et à revêtir le molleton des villégiatures, Daniel entendit la bonne qui frappait à la porte de sa chambre. Mais il répondit qu’il n’avait pas faim, autant pour apitoyer ses parents que pour obéir à cette tradition rigoureuse qui veut que les jeunes hommes, contrariés dans leurs amours, en perdent le boire et le manger.

Un peu avant huit heures, la femme de chambre remonta :

— Monsieur fait dire à M. Daniel de descendre.

Il descendit, très énervé. Ses parents avaient fini de dîner. Mais il remarqua, non sans satisfaction, qu’on n’avait pas enlevé son couvert, et qu’on lui avait gardé une aile de poulet et des légumes. Il feignit de ne pas voir ces préparatifs, vint embrasser son père, puis alla se poster devant la fenêtre, et regarda sans rien voir, au dehors.

— Qu’est-ce que maman vient de me raconter ? Il paraît que tu es devenu fou : tu veux te marier ?

Daniel, de plus en plus énervé, sentit un sanglot lui monter à la gorge, et ne le retint pas. Il se mit à pleurer sourdement entre ses dents. Pendant qu’il se désolait, une voix intérieure l’approuvait, l’encourageait et lui disait en substance : « Pleure, mon vieux, pleure. Ça fait bien, ça fait très bien. » Ne trouve pas qui veut des larmes sincères pour attester victorieusement l’importance de sa douleur…

— Oh ! oh ! Il paraît que c’est grave, dit, en effet, M. Henry. Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Moi, ça m’est égal. Si tu tiens à ce que j’aille voir M. Voraud, j’irai le voir. Il me mettra à la porte pour lui faire une proposition pareille. Je ne risque jamais que ça.

Le muscle aux sanglots s’étant arrêté, Daniel le ranima, et poussa quelques sanglots supplémentaires, plus artificiels.

— Eh ! bien, j’irai le voir demain. Assieds-toi là, et mange ta soupe, imbécile.

Le potage qu’on venait d’apporter était fumant ; ce qui permit à Daniel de ne pas mettre à l’avaler un empressement de mauvais goût.

— Où veux-tu que j’aille le voir, ce M. Voraud ?

Daniel eut alors cette impression obscure, que son père n’était pas fâché de tenter cette démarche sous le couvert des vœux inconsidérés de son jeune garçon.

— Va le prévenir, ce soir, que j’irai le voir, demain, à son bureau. Demande-lui son heure.

Daniel, après les démonstrations fâcheuses de Mme Voraud, ne serait peut-être pas facilement retourné chez Berthe, le soir même. Mais du moment qu’il avait une commission, qu’il venait voir M. Voraud, il n’était plus un intrus. Du plus loin qu’il aperçut la famille, qui prenait le frais sur le perron, il s’écria : « C’est M. Voraud que je viens voir ce soir ! » Et il répéta encore, quand il fut arrivé près du groupe : « J’ai quelque chose à dire à M. Voraud. »

— Monsieur, mon père désirerait aller vous parler à votre bureau, demain. Il m’a chargé de vous demander votre heure.

— L’heure qui lui conviendra, dit M. Voraud. De préférence après la Bourse, à quatre heures, quatre heures et demie.

Louise Loison, presque ostensiblement, tirait le bras de Daniel. Elle lui fit descendre le perron.

— Quoi de nouveau ?

— Mon père fera la demande demain.

Les deux jeunes filles l’accompagnèrent jusqu’à la grille. La grande porte était fermée. On faisait un petit détour dans le feuillage pour arriver à la petite porte. L’endroit était excellent, protégé tout à fait contre les regards de l’ennemi. Daniel embrassa Berthe.

— Vous serez contente d’être ma femme ?

— Oui, Daniel.

— Et moi je serai bien heureux d’être votre mari !

Ce terme de mari avait encore pour lui beaucoup de prestige. Il évoquait à ses yeux une sorte de personnage barbu, de forte carrure, et très écouté dans les réunions de famille. A vingt ans, il serait déjà ce personnage-là. Il en était heureux, comme d’un avancement rapide.

Tout en rentrant chez lui, il essayait d’examiner sérieusement la situation.

A l’idée que M. Voraud dirait : oui, il ressentait un enchantement, d’ailleurs assez vague : un mariage avec des fleurs, une nuit de noce, un voyage en Italie.

D’autre part, l’idée que M. Voraud refuserait lui était presque aussi agréable. C’était du nouveau encore, du mouvement, une occasion de rébellion.

Il n’envisageait que ces deux hypothèses. Il n’imaginait pas que les résolutions de M. Voraud ne fussent pas arrêtées d’avance. Il fut très longtemps à supposer chez ses semblables une indécision semblable à la sienne. Il préférait les croire sûrs d’eux-mêmes, afin de s’épargner la peine de modifier leurs résolutions. Car il n’aimait pas les discussions, les combats, les efforts. Il n’attendait de la vie que des aubaines, et non des salaires.

Son père lui dit, quand il revint :

— Quel train est-ce que tu prendras demain ?

— Comment, dit Daniel, est-ce que je vais avec toi ?

— Alors, tu supposais que j’irais tout seul chez M. Voraud ?

— Ah ! dit Daniel, très ennuyé, et qui espérait rester tranquillement chez lui à attendre le résultat.

Le lendemain, il quitta Bernainvilliers après déjeuner, et vint chercher son père rue Lafayette, au magasin. Tous deux, ayant pris un fiacre, se dirigèrent vers le bureau de M. Voraud, rue de Rivoli. Bien qu’on fût au mois d’août, Daniel avait froid dans la voiture et serrait les dents. Le fiacre inexorable, après avoir laissé derrière lui toute la rue Drouot, avait entamé la rue Richelieu, qui diminuait à vue d’œil. Il s’arrêtait une seconde au croisement des rues, mais c’était pour repartir aussitôt. Daniel avait mal au cœur. Il eût changé son sort contre celui de n’importe lequel de ces gens qui passaient, et qui n’avaient probablement rien d’urgent ni de décisif à accomplir ce jour-là.

Ils attendirent M. Voraud, dans une salle boisée, où il y avait des guichets et des employés indifférents. Puis, le banquier, reconduisant quelqu’un et parlant affaires, apparut sur le seuil de son cabinet. Mon Dieu ! comme il paraissait loin de ce qu’on allait lui dire ?

Quand il entra dans un vaste cabinet, éclairé par deux fenêtres, Daniel n’avait qu’un parapluie et qu’un chapeau, mais il sembla avoir la charge de trois chapeaux et de quatre parapluies quand il s’agit de tendre la main à M. Voraud. M. Henry, avec une assurance bien enviable, prit un fauteuil à côté du bureau. Il y avait à l’autre bout de la pièce, une monstrueuse chaise de cuir, qui, lorsque Daniel essaya de la déplacer, se cramponna de ses quatre pieds au sol et menaça d’entraîner le tapis. De guerre lasse, il s’assit tout au bord. De cet endroit, en prêtant l’oreille, il suivit la conversation de son père et de M. Voraud.

— Eh bien, Monsieur Henry, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Monsieur Voraud, mon fils me charge pour vous d’une drôle de commission. Vous ne pouvez pas vous douter de ce que ça peut être.

M. Voraud chercha un instant par politesse et dit : Non, non, avec un aimable sourire.

— Eh bien, Daniel, il ne te reste plus qu’à le dire ! Parle, puisque c’est toi que ça regarde… Il n’osera pas vous le dire, Monsieur Voraud… C’est moi qui vais être obligé de prendre la parole… Figurez-vous que monsieur mon fils s’est mis dans la tête que je vienne vous demander la main de votre demoiselle !

M. Voraud, qui examinait le jeune homme, regarda un instant M. Henry. Puis il tourna de nouveau les yeux vers Daniel.

— Quel âge a-t-il donc ce jeune homme ? Vingt-deux, vingt-trois ans ?

— Pas même, dit M. Henry.

— Et il songe déjà à se marier ?

— Il n’y songeait pas, dit M. Henry. Mais il faut croire que votre demoiselle lui a plu… Des histoires de jeune homme enfin !

— Écoutez, dit M. Voraud. Vous comprenez que je ne puis guère vous répondre sans en parler à ma femme. Elle pensera comme moi que votre fils est un peu jeune. En tout cas, s’il était question de quelque chose, ce ne pourrait pas être pour tout de suite. Qu’est-ce qu’il fait votre jeune homme ? demanda M. Voraud, comme s’il voyait Daniel pour la première fois. Qu’est-ce que vous faites, jeune homme ?

Daniel voulut parler, mais ses cordes vocales fonctionnaient difficilement, dans les circonstances solennelles.

M. Henry dut dire à sa place :

— Il fait son doctorat. Il entrera au barreau. Et s’il n’y réussit pas comme nous voulons, je l’intéresserai dans ma maison.

— Eh bien, dit M. Voraud, nous reparlerons de tout cela.

Ils se quittèrent avec des politesses excessives.

Daniel, en sortant de là, était heureux d’être débarrassé de cette visite, mais un peu désappointé de n’avoir pas reçu une réponse ferme. Il avait prévu le refus, l’acceptation, mais l’hypothèse de l’ajournement lui avait échappé.

Après le dîner, comme ils étaient tous trois dans le salon du chalet Pilou, qu’ornaient à profusion les miniatures de la propriétaire, on sonna à la grille. C’était M. Voraud. On l’installa dans un fauteuil, et on l’accabla d’offres de liqueurs. Il dut alléguer un mal de gorge pour refuser le cigare médiocre que M. Henry lui tendait d’un air engageant.

On parla du train de six heures, toujours en retard, du plus court chemin pour aller de la maison Voraud au chalet Pilou, de Mme Pilou elle-même, dont M. Voraud connaissait les excentricités. M. Henry, Mme Henry et Daniel l’écoutaient parler avec un intérêt prodigieux.

Enfin, d’un accord tacite, on laissa la conversation tomber. M. Voraud dit gravement : J’ai parlé à ma femme.

Le silence se fit plus grand.

— Eh bien ! Elle est de mon avis. Nous ne disons pas non, loin de là. Nous trouvons, et je crois que vous pensez de même, qu’il est un peu prématuré d’en causer. M. Daniel est un brave garçon, un jeune homme instruit et intelligent. Mais ne croyez-vous pas qu’il convienne, en raison de son jeune âge, d’ajourner la conversation à un an, non pour s’assurer de la solidité de ses sentiments, que je ne mets pas en doute, mais surtout pour voir de quel côté il s’orientera dans la vie ? Qu’en pensez-vous ?

— Je suis absolument de votre avis, dit la sage Mme Henry.

— D’ici là, je ne vois aucun inconvénient à ce que ces jeunes gens continuent à se voir. Je tiens à faire savoir à M. Daniel qu’il sera toujours le bienvenu à la maison.

Le lendemain, vers onze heures, Louise Loison passa au chalet Pilou. Daniel la mit au courant des incidents de la veille. Elle se déclara satisfaite.

— Ils ont dit oui. C’est l’important. Attendre un an ? C’est de la bêtise. Vous vous marierez vers le nouvel an. Nous nous occuperons de choisir un jour.

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