Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXIX
ÉPILOGUE
Le lendemain de son mariage, Daniel sortit, vers cinq heures du soir, de son nouvel appartement, pour aller retenir des places au Palais-Royal, et pour rapporter à Berthe de ces petites épingles-neige qui servent à maintenir les cheveux des tempes et du front. Il avait mis un volumineux pardessus doublé d’astrakan, que la mère de Berthe lui avait acheté à l’occasion de son mariage. C’était la première fois qu’il l’endossait, et il arrivait à en être fier, avec un peu de bonne volonté.
Il ne sentait pas le froid ; mais il avait un peu mal à la tête et mal au cœur.
Les jeunes époux habitaient un appartement au quatrième étage, dans la rue Caumartin. On était à deux pas de chez M. Voraud et à dix minutes de chez M. Henry. Ils avaient une jolie chambre à coucher en peluche gris argent, une salle à manger, très claire pour une salle à manger, avec des chaises en imitation de Cordoue et une grande table carrée. Leur cabinet de toilette était tendu en étoffe Pompadour. L’appartement comprenait encore trois pièces vides et décorées à neuf, dont un salon assez vaste, meublé simplement d’un piano et d’un écran en tapisserie, cadeau de noces d’une vieille demoiselle, que les Henry avaient connue à Vichy, et qui était noble.
Depuis qu’on était revenu de la campagne, le temps avait marché avec une rapidité inconcevable. Deux mois s’étaient écoulés sans qu’on s’en aperçût. Puis on avait dit tout à coup : mais c’est mardi en quinze ! Et on n’avait même plus eu le temps de compter les jours. On était arrivé sans pouvoir s’arrêter jusqu’au jeudi du contrat. Puis on s’était retrouvé d’un bond au mariage civil, à la mairie de la rue Drouot. Berthe avait une robe de satin gris broché, et, pour la première fois, un chapeau à brides. Ses amies, et de vieux oncles, étaient venus lui dire, après les paroles sacramentelles du maire : Embrasse-moi, madame. Cette plaisanterie rituelle n’avait pas déridé le garçon de mairie, un homme à boutons de métal, dont la vie normale se mêlait chaque jour à la vie exceptionnelle de gens heureux qu’il ne connaissait pas.
Puis, le lendemain, après les fleurs, la musique et l’ahurissement du mariage religieux, le lunch, chez les Voraud, avait donné lieu à mille salutations, force présentations, Daniel gardant l’attitude du jeune homme qu’on envie, obligé d’être amoureux et d’être heureux pour ne pas contrarier tous ces gens qui s’étaient dérangés, et qui avaient imaginé à son propos une légende d’amour qu’il n’eût point osé démentir.
Vers six heures et demie du soir, on leur avait servi à tous deux un petit dîner substantiel. Puis, ils étaient partis avec mystère, guettés malicieusement dans l’antichambre par les petits garçons de quatorze ans. Le coupé au mois de M. Voraud les avait conduits rue Caumartin.
L’oncle Émile, l’après-midi, n’avait pas manqué de prendre Daniel à part, pour lui recommander de ne pas brutaliser Berthe. Il avait employé des expressions anatomiques avec une gravité indécente. Il avait ajouté que la nuit de noces laisse une impression définitive dans l’âme d’une jeune femme, et que c’est bien souvent de ce moment-là que dépend le bonheur de toute une vie.
Personne ne se trouva pour dire à Daniel que c’était lui-même surtout qu’il ne fallait pas fatiguer et qu’il importait de ne pas courir constamment au-devant de la satiété.
Quand il était entré dans le lit nuptial, Berthe et lui avaient eu une seconde de joie véritable, un frémissement de bonheur, à s’enlacer, à se sentir si près l’un de l’autre, à mêler la chaleur de leurs corps. Puis Daniel avait gâté cet instant par une hâte maladroite. Il craignait toujours de ne pas paraître assez pressé.
Berthe s’endormit vers minuit. Daniel tâcha de rester éveillé, parce qu’il avait peur de ronfler. Jusqu’au petit jour, il dormit en croyant qu’il ne dormait pas, par petits sommes entrecoupés. Berthe ne remuait pas. Daniel s’était blotti sur le devant du lit par crainte de la réveiller. Il était triste. Il lui avait toujours semblé que la nuit de noces devait se passer dans une sorte d’ivresse paradisiaque. Et voilà que l’on dormait ! C’était une nuit de noces manquée.
Puis il s’endormit sérieusement, et se réveilla vers dix heures du matin. Il chercha où il était. La ligne de lumière verticale qu’il voyait tous les matins entre les rideaux de la fenêtre, n’était pas à sa place familière. Il regarda les meubles avec stupeur. Il se souvint qu’il était marié.
Au dehors, un jour d’hiver, humble et résigné, attendait patiemment qu’on ouvrît la fenêtre. Ce n’était pas la fougue envahissante des matins d’été. Daniel se retourna et aperçut le dos de Berthe, qui dormait toujours sans bouger.
Il s’était beaucoup fatigué la veille au soir, et n’avait pas assez d’énergie pour être heureux. Mais il avait besoin de bonheur et chercha avidement des raisons d’être content de son sort. La meilleure qu’il trouva fut qu’il n’aurait rien à faire pendant quinze jours, et que personne ne lui dirait de travailler.
Que de fois ils avaient parlé, Berthe et lui, de ces deux semaines de bonheur, où ils vivraient isolés dans leur amour, sans voir personne, Berthe avec Daniel, Daniel avec Berthe ! C’était leur sujet de conversation favori, et qu’ils retrouvaient toujours, quand les autres venaient à manquer.
Ils s’étaient couchés la veille avec l’idée qu’ils ne se lèveraient que le surlendemain. Daniel pensait maintenant qu’il vaudrait mieux sortir l’après-midi pour faire un tour ensemble sur le boulevard, et aller le soir au théâtre.
Il se leva doucement, et gagna le cabinet de toilette. Il se rafraîchit le visage avec de l’eau froide et de l’eau de Cologne, et revint se coucher. Il éprouva une sensation agréable en se retrouvant dans le lit chaud ; mais il s’était un peu refroidi dans le cabinet de toilette ; Berthe grogna doucement en dormant, et le repoussa d’un petit coup de pied, le premier coup de pied conjugal.
Il attendit quelques instants, le temps de se réchauffer. Puis il s’approcha d’elle et, une fois de plus, la prit dans ses bras. Dès qu’il sentait son amour renaître, il se hâtait naïvement de l’épuiser.
Quelques instants plus tard, Jacqueline, la femme de chambre de Mme Voraud, qu’on leur avait prêtée pour quelques jours, frappa à la porte : « Entrez ! » dit fièrement Berthe. Tous deux couchés côte à côte la regardèrent en riant. Elle leur dit : « Bonjour, monsieur madame », et demanda s’ils voulaient déjeuner. Elle avait été chercher deux œufs et deux côtelettes. Fallait-il servir le déjeuner sur une petite table dans le cabinet de toilette ? Mais ils étaient trop impatients de déjeuner seul à seul dans leur salle à manger. Berthe, après une toilette rapide et provisoire, mit un peignoir blanc et tous deux s’installèrent en face l’un de l’autre, de chaque côté de la grande table carrée. Le feu était allumé depuis peu, et il faisait un froid de loup. Ils durent aller chercher tout ce qu’ils possédaient de manteaux et de fourrures. Sur la nappe neuve, brillante, coupée de raides cassures, il y avait un huilier et une salière. Le morceau de gruyère les fit rire, tant il était petit.
Après déjeuner, Berthe rentra dans son cabinet de toilette, et Daniel, sans en avoir l’air, alla se rendormir sur le lit.
Vers deux heures, un coup de sonnette l’effraya. Il se réveilla tout honteux, comme s’il eût été en faute. On vit apparaître Mme Voraud, qui prit son air le plus naturel pour leur dire bonjour. Daniel ne s’attendait pas à la voir si tôt. On avait dû comploter cette visite à son insu. Mais il n’en fut pas mécontent. Quand Mme Voraud, au bout d’une heure, fit mine de s’en aller, on la retint énergiquement de part et d’autre.
— Restez donc, madame, dit Daniel, il faut que j’aille chercher des places au théâtre. Vous resterez avec Berthe pendant ce temps-là.
Il s’en alla à pied au Palais-Royal. Il cherchait les glaces des devantures, et s’y regardait dans son pardessus neuf, en pensant : Je suis marié.
Il avait dit qu’il serait absent une demi-heure. Et il s’aperçut qu’il était parti depuis quarante minutes. Consterné, il prit une voiture pour rentrer rue Caumartin. Qu’allait-il dire Berthe ? Le lendemain de son mariage, s’en aller comme ça, et lui manquer de parole !
Il la trouva causant paisiblement avec sa mère.
— Vous avez pris les places ? dit-elle.
— Oui, une baignoire.
— Pourquoi n’avez-vous pas pris deux places ? C’est bien suffisant.
— J’ai pris une baignoire pour être seuls ensemble. Et puis je croyais que vous ne vouliez pas être vue…
Mme Voraud se leva pour les laisser seuls. Ils n’osèrent plus la retenir. Mais au moment où elle mettait son chapeau, Berthe prit Daniel à part :
— Puisqu’on a quatre places, si on emmenait maman et papa ?
Daniel se donna l’air d’hésiter :
— Si vous voulez.
— Maman dit Berthe, veux-tu venir avec nous au Palais-Royal ?
Mme Voraud répondit :
— Non, mes enfants, vous êtes bien gentils. Je ne veux pas vous gêner…
— Tu ne nous gênes pas, dit Berthe.
— Allez-y seuls, dit Mme Voraud… Mais savez-vous ce que vous devriez faire pour faire plaisir à papa ? Venez dîner chez nous, au lieu d’aller au restaurant vous abîmer l’estomac.
— Il n’y a personne chez nous ? dit Berthe.
— Il n’y a que papa et moi. Nous étions tout tristes de déjeuner seuls à midi.
Berthe regarda Daniel.
— Qu’est-ce que vous en dites ?
Daniel l’attira à lui et l’embrassa tendrement, comme s’il eût été prêt aux plus grands sacrifices.
— Tout ce que tu voudras.
— Eh bien, c’est entendu ? dit Mme Voraud. Je rentre chez moi pour dire que vous dînez. N’arrivez pas trop tard si vous voulez arriver de bonne heure au théâtre.
A peine avait-elle refermé la porte, que Daniel et Berthe s’embrassèrent fougueusement, comme s’ils s’abandonnaient à une ardeur longtemps contenue.
Il l’entraîna doucement dans le cabinet de toilette et l’assit sur ses genoux.
— Tu m’aimes ?
— Je t’aime, dit-elle.
— Je suis sorti trois quarts d’heure, dit-il. Et j’ai trouvé le temps terriblement long après toi. Nous ne nous quitterons plus jamais.
— Jamais, jamais, dit Berthe…
— Je resterai toujours, toujours avec toi ?
— Tu resteras, toujours, toujours avec moi… Laissez-moi m’habiller, fit-elle. Il ne faut pas arriver trop tard chez maman.
Quand ils arrivèrent chez, Mme Voraud il semblait qu’ils revenaient d’un long voyage. Berthe dit à la femme de chambre : Bonjour, Louise. Et la femme de chambre répondit : Bonjour, mademoiselle. Cette méprise fit beaucoup rire la nouvelle mariée. Elle la raconta à Daniel, qui n’eut pas de peine à en rire beaucoup, lui aussi.
Daniel se sentait plus heureux. Il regardait Berthe et pensait qu’il était chez les Voraud et qu’elle était sa femme. Ils allèrent dans la chambre de Berthe. Ils aperçurent son lit de jeune fille, et firent une folie que Daniel jugea exceptionnellement perverse et qui eut pour résultat de lui faire perdre encore une fois sa bonne humeur.
Après le dîner, on parla à nouveau des deux places libres dans la baignoire et M. Voraud se laissa tenter.
On jouait un vaudeville en trois actes, le Porte-Allumettes. Daniel ne prit aucun plaisir au premier acte ; préoccupé de savoir si Berthe s’amusait. A l’entr’acte, il se pencha vers elle :
— Vous ne vous amusez pas, fit-il tristement.
— Si, répondit-elle avec bienveillance.
Il se pencha plus près d’elle :
— Tu m’aimes toujours ?
— Oui, dit-elle.
Il l’emmena au foyer, en lui donnant le bras, et lui nomma sur le grand panneau peint les anciens acteurs du Palais-Royal, dont les noms sont d’ailleurs écrits en toutes lettres.
Berthe, parmi les spectateurs, aperçut un drôle de couple : une petite femme en cheveux, en robe jaune, et un grand monsieur, dans une redingote un peu surannée. Daniel parut les trouver excessivement amusants. Chaque fois qu’il passait auprès du couple, il se penchait contre Berthe et feignait d’éclater, si bien qu’à la fin elle ne rit plus du tout.
Après le théâtre, M. et Mme Voraud résistèrent à l’offre du souper.
— Non, non, dit tranquillement M. Voraud, amusez-vous, les jeunes ! Les vieux préfèrent rentrer se coucher.
Daniel conduisit Berthe dans un restaurant du boulevard, très élégant. Ils étaient seuls dans une salle. Berthe disait : J’aurais préféré un endroit où il y a du monde… Daniel, désespéré, s’écria : Oh ! si j’avais su… je croyais au contraire que vous ne vouliez pas qu’on vous voie ! Berthe dit : Nous pourrions nous en aller et souper ailleurs. — C’est bien difficile, dit Daniel. De quoi aurions-nous l’air ?
Berthe ne voulut ni manger ni boire. Daniel finit par lui faire prendre un petit verre d’anisette. Il se força à manger de la viande froide, pour ne pas être venu là sans rien prendre.
Daniel parla de la pièce du Palais-Royal, puis de certains incidents du mariage. Mais toutes les conversations s’éteignaient après deux ou trois répliques. Berthe finit par lui dire : Si on rentrait, je tombe de sommeil !
Dans la voiture, il la prit dans ses bras. Il mit ses lèvres sur les siennes, et, dans cette attitude de recueillement, chacun d’eux songea à ses affaires. Daniel était très fatigué et se demandait s’il lui serait possible de s’endormir tout de suite, une fois arrivé. Il se déshabilla et se coucha le premier pour chauffer le lit. Elle était très longue à se déshabiller. Quand elle vint le rejoindre, il la prit dans ses bras.
— Oh ! dit-elle, laissez-moi dormir. J’ai trop sommeil.
Il lui tourna brusquement le dos, comme s’il était très fâché.
— Qu’est-ce que vous avez ? dit-elle alarmée. Daniel ! vous n’allez pas faire le méchant ?
— Vous ne m’aimez plus ? dit-il.
Très énervé, il se mit à pleurer silencieusement.
Elle lui passa la main sur la figure, et sentit ses larmes.
— Oh ! mon chéri, pourquoi est-ce que vous pleurez ?
Et elle se mit à pleurer aussi.
Alors il la prit dans ses bras. Après une étreinte frénétique et qui lui sembla très longue, il l’embrassa tendrement sur les yeux, l’installa du côté de la ruelle. Lui-même vint s’allonger sur le devant du lit.
Moins d’une minute après, le couple dormait d’un sommeil profond.