Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XII
EN FAMILLE
En se réveillant le lendemain dans sa chambre, Daniel ne se rappela pas tout de suite s’il était heureux ou malheureux.
Trois petits ennuis, trois efforts à faire, l’attristaient. Il aurait à demander de l’argent à sa mère, puis à couper au magasin sans se faire attraper par son père, puis à trouver un moyen de décider ses parents à louer à Bernainvilliers.
Tous ces tracas, décemment, ne devaient pas contrebalancer sa grande joie d’être aimé de Berthe : il se répéta avec énergie qu’il fallait être heureux.
Il lui restait sur sa semaine vingt-quatre francs. Il avait besoin de s’acheter une chemise neuve. Celle qu’il avait portée la veille n’était pas assez fraîche, et celles de l’armoire avaient toutes des manchettes et cols éraillés. Mme Henry y veillait avec vigilance. Son désespoir était que la blanchisseuse les abimât aussi vite. C’était à croire que les blanchisseuses étaient de connivence avec les chemisiers. Mme Henry, pour remédier à ce désastre, espaçait le plus qu’elle pouvait les commandes de chemises neuves. La sollicitude qu’elle avait pour son fils n’allait pas toujours jusqu’à la coquetterie maternelle. Et son désir de le voir bien tenu ne l’emportait pas sur un souci bien naturel de faire durer le linge le plus longtemps possible.
La chemise coûterait bien dix francs. Le voyage en coûtait sept. Daniel ne pouvait pas s’en aller à Bernainvilliers avec sept francs seulement. Il résolut de demander vingt francs à sa mère ; puis, après réflexion, cinquante francs. Il se dit enfin qu’il faudrait au moins cent francs afin de parer à l’imprévu. Comme il allait passer une bonne journée, il sentait le besoin, en bon sybarite, d’être complètement tranquille et d’avoir sur soi de quoi faire face aux éventualités les plus chimériques.
Mais cent francs, c’était une telle somme, qu’il n’eut pas le courage de la demander et qu’il ne demanda rien du tout. Il préféra aller acheter une chemise à crédit chez son chemisier.
Malheureusement, M. Malus, en fait de chemise toute faite, n’avait que de la chemise sans col. Daniel aurait voulu une chemise avec un col droit et très haut. « Attendez, dit M. Malus, attendez donc… J’ai là quelque chose qui serait peut-être susceptible de faire votre affaire. Une chemise qui m’a été laissée pour compte parce qu’elle était trop étroite. »
Daniel passa dans l’arrière-boutique pour essayer cette chemise. Le col était décidément trop juste. M. Malus parvint à le boutonner, mais Daniel suffoquait… « Attendez donc, dit encore le chemisier. J’ai là quelque chose d’autre. Seulement, c’est un col rabattu. Voici, par le fait, la saison chaude. Vous n’aurez donc pas à vous en repentir. Et c’est une chemise toute en toile, une chemise de dix-huit francs, que je vous laisserai à dix francs. »
Il alla chercher une chemise qui, certainement, avait été faite pour un homme de deux mètres de haut. Daniel était obligé de remuer le cou comme une autruche, afin de prendre successivement contact avec tous les points de la circonférence du col. La jupe lui tombait aux talons. Malgré un pliage minutieux, c’est à peine s’il put fermer son pantalon sur cet amas de linge. On lui fit un point à chaque manche pour les raccourcir et il fallut de grands efforts pour faire passer ses manchettes dans les manches de la jaquette. Le poignet de Daniel jouait là-dedans comme dans les manchettes classiques de l’amant d’Amanda ; on lui voyait le bras jusqu’au coude.
Il profita de ce qu’il était chez le chemisier pour acheter une garniture en nacre pour son devant de chemise. Entre autres modifications qu’avait produites dans son âme l’aveu d’amour de Mlle Voraud, figurait désormais le besoin impérieux d’avoir toutes les boutonnières de son plastron garnies de boutons.
Tout ceci se passait à neuf heures et demie du matin. Daniel se fit envoyer la chemise géante à son domicile et se rendit auprès de son père. M. Henry, dans son bureau, causait avec l’oncle Émile, qui passait par là ce matin. En apercevant Daniel, M. Henry dit à l’oncle :
— Permets que je te présente le haut patron, le commanditaire de la maison, M. Daniel Henry. Monsieur vient de temps en temps au magasin, pour voir si nous travaillons bien, et si tout va suivant son idée. Voulez-vous nous faire l’honneur de vous asseoir, monsieur le comte. On va vous montrer les livres de la maison. Par quoi voulez-vous que l’on commence ?
Allons ! il n’était pas de trop méchante humeur. Daniel, qui ne l’avait pas encore vu le matin, l’embrassa sur le front. Puis il s’en alla du côté de son bureau. En traversant le bureau du comptable, il vit que M. Fentin n’était pas là. « Daniel ! cria M. Henry. »
Il revint près de son père. « Comme M. Fentin ne vient pas ces jours-ci, — oui, il a une angine — je vais te donner du travail pour cet après-midi. Tu vas me faire trois copies de ces listes d’échantillons et tu me les enverras aux clients dont je te dirai les noms. »
— C’est que… papa…
— Qu’est-ce qu’il fait, papa ?
— C’est que… papa… j’ai absolument promis à M. Voraud d’aller aujourd’hui à Bernainvilliers.
— Comment ? Mais tu en sors, de Bernainvilliers. Qu’est-ce que tu as maintenant avec ces gens-là ?
Daniel rougit. Puis un gracieux petit mensonge lui surgit dans l’esprit, à point nommé.
— M. Voraud a beaucoup insisté pour que je vienne aujourd’hui, parce qu’il doit me présenter à un de ses amis, un professeur, qui me recommandera, au moment des examens.
— C’est tout de même curieux que je ne peux compter sur ce jeune homme pour aucune chose dont j’ai besoin, dit M. Henry. Quand est-ce que tu vas un peu songer à te rendre utile à ton père ?
— Si tu veux, je viendrai demain de bonne heure, et je copierai ces listes.
— Demain, monsieur ? Non. L’année prochaine. Je vous assure que ça sera grandement temps. Je regrette infiniment, monsieur. On fera son possible pour s’organiser en se passant de vos estimables services.
Il s’inclina profondément. Puis il se mit à signer des papiers. Daniel s’esquiva en douceur, en marchant de côté pour ne pas élargir l’entre-bâillement de la porte. Il gagna son petit bureau. Il s’installa sur son fauteuil, devant le vieux bureau recouvert de moleskine usée, puis, après avoir bâillé deux ou trois fois, il expédia quelques affaires courantes, telles que l’enfoncement du crin sous la moleskine, au moyen d’un porte-plume introduit dans un accroc, ou bien l’agrandissement d’une tache d’encre sur le mufle en cuivre du lion de l’encrier.
Il prit une feuille de papier à en-tête, où il écrivit : J’aime Berthe, en anglaise cursive, puis en imitation de ronde.
Il déchira cette feuille compromettante et en prit une autre sur laquelle il écrivit : « M. et Mme Henry ont l’honneur de vous faire part du mariage de M. Daniel Henry, avec Mlle Berthe Voraud. » Il ajouta, à côté de son nom : « Docteur en droit. » Puis il biffa cette indication, parce que ç’aurait été trop long d’attendre son doctorat.
— Daniel ! On rentre déjeuner !
Daniel froisse précipitamment son projet de faire-part et le jette dans le panier à papier.
Il retrouve son père au milieu du magasin. M. Henry demande à un employé : Est-ce qu’on est venu de chez Harduin ?
— Non, monsieur, pas encore.
— Non !… non !… Et alors vous allez attendre tranquillement, en vous croisant les bras ? Quand est-ce donc que vous aurez pour deux sous d’initiative ? Vous allez me faire le plaisir de vous y rendre tout de suite. Vous déjeunerez quand vous pourrez. Et si vous n’avez pas le temps, vous déjeunerez par cœur. Ça sera une leçon pour vous pour avoir un peu de tête… et d’initiative, ajoute encore M. Henry, très content d’avoir trouvé ce mot.
— Bon ! pense Daniel. Je ne suis pas le seul à être engueulé.
Ils sortent tous deux dans la rue Lafayette. Daniel, qui est un peu plus grand que son père, se voûte légèrement pour ne pas le dépasser.
— Hé bien ! tu ne nous racontes rien de ta visite à Bernainvilliers ? dit, quand on s’est mis à table, Mme Henry. Est-ce qu’ils sont bien installés ?
— Magnifiquement, dit Daniel.
— Il paraît qu’il s’y trouve bien, dit M. Henry, puisqu’il retourne encore aujourd’hui.
— Je te promets, maman, que c’est un autre pays que le Vésinet.
— Ça doit être plus campagne, dit Mme Henry.
— Et si tu voyais la différence des villas ? Il y a des jardins très grands, et des arbres, au moins ! Et c’est beaucoup moins cher comme location qu’au Vésinet. Voilà ce qui s’appelle une villégiature !
— Tu ne veux pourtant pas, dit Mme Henry que nous quittions le Vésinet, où nous allons depuis dix-huit ans ?
— Laisse-le donc parler, dit M. Henry. Lui, tu comprends, ça lui sera complètement égal, si je fais chaque jour une heure en plus de chemin de fer pour aller au magasin.
— Tu exagères, papa. Ça ne fait jamais une heure en plus. Combien mets-tu pour aller au Vésinet ? Trente-cinq minutes. Sais-tu combien mettent les express pour aller à Bernainvilliers ? Trois quarts d’heure. Et la gare du Nord est bien plus avantageuse pour toi que la gare Saint-Lazare. C’est à cinq minutes du magasin.
Il s’avance un peu en évaluant le trajet de Paris à Bernainvilliers à trois quarts d’heure. Tous les trains mettent un peu plus d’une heure, à l’exception d’un seul, qui fait la distance en quarante-neuf minutes, un train de luxe qui vient de Lille deux fois par semaine, et passe à quatre heures du matin à Bernainvilliers, où, dit la note W de l’indicateur, il descend des voyageurs sans en prendre.
Cependant, Daniel s’enhardit, car la résistance est plus faible qu’il n’aurait cru.
— Mme Voraud m’a dit qu’elle serait enchantée que vous veniez.
— Est-ce que ce sont des gens à fréquenter pour nous ? dit M. Henry. Ils sont trop huppés.
— M. Voraud, dit Daniel, m’a répété je ne sais combien de fois qu’il avait beaucoup de sympathie pour toi et que tu étais un négociant de premier ordre.
— Je n’ai rien à dire contre lui, affirme énergiquement M. Voraud. C’est un homme tout ce qu’il y a d’intelligent.
— Enfin, dit Daniel, qu’est-ce que je risque de visiter cet après-midi quelques villas, puisque je vais là-bas ? Je verrai ce qu’il y a de bien, et vous n’aurez plus qu’à choisir.
Ils ne répondent rien. Mme Henry ne s’engage pas sans la parole de M. Henry, et M. Henry ne s’engage pas inutilement. Mais Daniel sent que l’affaire est en bonne voie.