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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XI
LE RETOUR

Louise Loison prit le bras de Daniel pour détourner les soupçons. Elle avait ainsi des accès de prudence, parmi des imprudences folles. M. Voraud marchait à gauche de Daniel et s’appuyait sur le bras de sa fille. Tous quatre gagnèrent ainsi, sur le même rang, la grande route, où le clair de lune méticuleux alignait les ombres des arbres, en raies obliques et sensiblement parallèles. Une horloge sonna neuf coups, si lents et si graves, que chacun des promeneurs, en les comptant dans son for intérieur, fut un peu déçu qu’il n’y en eût pas douze.

Daniel, comme personne ne parlait, se dévoua et sortit bravement du silence. Il lisait tous les matins les journaux de sport et savait que M. Voraud suivait les courses ; il demanda au banquier si la réunion du dimanche avait été intéressante. La journée se trouvait avoir été mauvaise pour M. Voraud, qui avait « passé à travers » des six courses. Il émit néanmoins, sur la valeur des chevaux de l’année, une opinion assez optimiste. Daniel l’écoutait avec attention.

M. Voraud s’arrêta un instant pour endosser le pardessus qu’il avait pris sur son bras. Louise Loison pinça le bras de Daniel : « Croyez-vous qu’il est raseur et assommant avec ses courses ? » dit-elle tout bas. Daniel hésita, et répondit : « Oui, un peu. »

Louise, à chaque instant, lui pinçait ainsi le bras, pour souligner certaines paroles du banquier. Ça ne se voyait pas et Daniel n’en était pas trop gêné. Mais elle coupait parfois brutalement la parole à M. Voraud pour adresser une question au jeune homme sur n’importe quel sujet. Daniel lui répondait alors brièvement, et se tournait vers M. Voraud, en redoublant l’expression d’intérêt que marquait son visage. Fallait-il être mal élevé avec ce monsieur, parce qu’on faisait la cour à sa fille ?

Louise Loison n’avait pas de ces scrupules. Semblable à beaucoup de dames, elle n’usait de tact que pour les êtres aimés : elle traitait les gêneurs sans merci, sans la moindre nuance d’égards, et joignait férocement l’impolitesse à la trahison. Il est vrai que les dames n’ont pas à rendre compte de leurs grossièretés et qu’en ces occasions elles peuvent mieux que nous se passer de délicatesse.

Que cette condescendance eût ou non à son origine un sentiment de crainte, Daniel ne maudissait pas la présence du banquier : il souhaitait même que la conversation se prolongeât, et que M. Voraud les accompagnât jusqu’à la gare, d’autant qu’il désirait ne plus se trouver seul, ce jour-là, avec Louise Loison et sa bien-aimée. Il n’avait rien à dire à Berthe. Il pourrait bien l’embrasser encore une fois, mais quoi ? Toujours sur la joue ? On l’accuserait sans doute de se répéter et de manquer d’audace. D’autre part, entre le baiser commun, sur la joue, et le baiser sur les lèvres, il y avait, évidemment, une étape trop importante, qui ne pouvait être franchie aussi rapidement.

On repassa devant la maison pour que Daniel fît ses adieux. Louise profita de ce qu’on se retrouvait en présence de Mme Voraud pour rappeler à Daniel qu’il devait revenir le lendemain. M. Voraud proposa de les accompagner à la gare. « Nous irons bien toutes seules ! » dit Louise. « Non, dit Mme Voraud. Pour aller, ce sera bien, puisque M. Daniel sera avec vous. Mais je ne veux pas que vous reveniez toutes seules sur la grande route. » Daniel s’était mis à l’écart. Il n’osait pas ne pas insister pour que M. Voraud se joignît à eux et n’osait pas, en insistant, s’attirer les reproches de Louise Loison.

Comme ils arrivaient au bas de la petite montée tournante qui conduisait au côté du départ, ils entendirent un coup de sifflet.

— Ça doit être 9 h. 52. Voici votre train, dit M. Voraud. Il faut vous dépêcher.

Daniel s’apprêta à prendre rapidement congé, ravi que la tendre formalité des adieux fût écourtée. Il avait hâte de quitter ces gens, pour qui il dépensait tant d’amour, tant d’amitié et tant d’estime.

Pendant que M. Voraud attendait au bas de la montée, les deux jeunes filles accompagnèrent Daniel en courant jusqu’à la gare, où un cadran lumineux leur apprit impassiblement qu’il était dix heures moins vingt. M. Voraud s’était trompé. Il y avait encore un bon quart d’heure à attendre.

— Il faudrait peut-être que j’aille prévenir monsieur votre père, dit Daniel à Berthe. S’il ne vous voit pas redescendre tout de suite, il ne va pas savoir ce que cela veut dire.

— Laissez donc, dit Louise. Est-ce qu’il n’est pas bien en bas ? S’il s’impatiente, il saura nous retrouver.

Il y avait dans la salle d’attente un voyageur entouré de sacs et de valises, et dont la présence obligeait les amoureux à une certaine tenue. Ils s’assirent avec Louise sur le solide canapé de velours vert qui formait avec quatre fauteuils l’austère ameublement de la salle des premières. Louise dicta à Daniel ses instructions pour le lendemain : « Vous arriverez à trois heures. Nous vous attendrons à la gare. Vous ne viendrez pas tout de suite à la maison, parce qu’on trouverait moyen de nous coller un chaperon. Nous irons tous les trois visiter des maisons à louer. Tâchez d’ici demain de décider vos parents à venir habiter le pays. »

Daniel avait pris la main de Berthe. C’était la seule marque de tendresse que lui permettait la présence du voyageur importun. Mais il goûtait assez ces manifestations contenues.

Il regarda Berthe, et lui demanda : « M’aimez-vous ? » Elle ne baissa pas les yeux, et lui répondit : « Je vous aime ». Ce fut à partir de ce jour-là le mot d’ordre qu’ils échangèrent, à chacune de leurs rencontres, ainsi que deux factionnaires bien stylés.

Cependant, neuf heures cinquante-deux entrait en gare. Daniel, après avoir secoué énergiquement la main de Louise et serré la main de Berthe d’une longue étreinte, monta dans un compartiment vide. Quand le train se mit en marche, il tendit son bras hors de la portière comme un signe sémaphorique, et bien que la nuit fût sombre, il agita son chapeau pendant plus de trois cents mètres, par mesure de précaution.

Il s’assit ensuite dans un coin du compartiment. La situation avait changé depuis l’aller. Il regarda fièrement le coin d’en face, où aurait pu être M. Voraud.

Daniel avait passé brusquement de la catégorie des déshérités d’amour dans le clan des privilégiés qui plaisent aux dames. L’humanité, pour lui, se partageait strictement en ces deux catégories. Il n’eût pas admis que la faveur d’être distingué par une belle pût être le prix d’une honnête application. C’était un don du ciel : on était aimé, ou l’on n’était pas aimé. Il était aimé.

Il situait généralement ses rêves de gloire à la gare du Vésinet, l’été, à l’arrivée du train de sept heures. C’est là que les dames et les jeunes filles en villégiature venaient attendre, qui un père dans les rubans, qui un frère dans les blés, qui un époux dans les pierres précieuses. Daniel avait toujours passé inaperçu dans cette foule. Il se voyait maintenant traversant les groupes, avec le prestige de l’homme aimé, un monocle à l’œil et une cigarette aux doigts. Il ne portait pas de monocle et ne fumait pas ; il méprisait avec ses amis les poseurs qui se collent un verre dans l’œil et trouvait que c’était élégant de ne pas fumer ; mais la cigarette et le monocle n’en demeuraient pas moins des attributs indispensables pour la belle attitude de maîtrise et de désinvolture qu’il souhaitait dans la vie.

A l’arrivée du train, il se demanda où il irait passer la soirée. Il lui fallait une distraction qui lui changeât les idées ; il était las de son bonheur, comme d’un bel habit neuf, qu’il est si agréable de remplacer, une fois l’effet produit, par l’habit précédent, fatigué et commode, et dont les tares et les plis ne vous font plus horreur, du moment qu’ils ne vous sont plus imposés par la nécessité.

Sa première idée fut d’aller retrouver son ami Julius, et de lui raconter sa journée. Mais il ne le rencontra ni à la brasserie du faubourg Montmartre, où il allait tous les soirs, ni au Moulin-Rouge.

Il ne pouvait vraiment pas aller se coucher aussi simplement, après une journée si importante.

C’est alors qu’après avoir donné à son cocher l’indication d’une rue, il lui dit un numéro qui n’était pas exactement celui où il voulait aller. Quand la voiture s’arrêta, il demeura un instant sur le trottoir, et feignit de chercher des lettres dans ses poches, pour laisser au cocher le temps de s’éloigner. Puis il remonta à pied jusqu’à une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par une boutique de teinturerie et par l’entrée d’un couloir obscur. Daniel accéléra le pas et tourna brusquement dans le couloir. Comme il montait l’escalier, il aperçut à une dizaine de marches au-dessus de lui, un soldat du génie qui sonnait timidement à une porte, où Daniel avait déjà lu plusieurs fois cette carte de visite : « Mme Léontine, modiste. »

Daniel attendit que la porte se fût ouverte et refermée sur le soldat du génie. Puis, un instant après, il alla sonner à son tour.

Pendant les dix minutes qu’il passa dans cette maison, Daniel ne prononça pas un mot. Il était parfaitement capable, dans des réunions d’amis, de s’exprimer avec abondance sur des sujets littéraires, philosophiques ou obscènes. C’est qu’il y avait en lui deux personnages distincts : le monsieur qui parlait, et le faible jeune homme que l’engrenage des circonstances entraînait à agir. Faute d’avoir reçu une éducation commune, ces deux personnages ne travaillaient jamais ensemble. Le monsieur qui parlait était un brillant soliste. Il tenait à dire des choses sincères et définitives. Mais il était tout à fait nul comme accompagnateur et ne savait pas plaquer des accords sans prétention sur des sujets inopinés.

Étendu sur un divan de reps, Daniel regardait aller et venir dans la chambre une personne assez corpulente, que, sans l’extrême simplicité de son costume, on eût prise pour une diligente femme de ménage, tant elle mettait de sûreté et de promptitude à remuer des brocs et des seaux. « Ce n’est pas tout ça, pensait le jeune homme. Il va falloir retourner demain à Bernainvilliers. Voilà deux jours que je ne suis pas allé au magasin de papa. Et comment vais-je décider mes parents à aller louer là-bas ? »

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