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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XIV
ON S’INSTALLE

On avait bien recommandé à Daniel, chez les Voraud, d’amener Mme Henry le plus tôt possible, pour louer. Il était bien entendu qu’elle resterait dîner. Daniel qui connaissait sa mère, affirma qu’elle ne voudrait pas rentrer trop tard à Paris. Il fut donc convenu, en tout cas, que les Henry dîneraient chez les Voraud le jour de l’emménagement.

Mme Beau avait parlé de 1,800 francs pour le chalet Pilou, mais il était probable que la propriétaire ferait une concession. Quand Mme Henry, accompagnée de Daniel, arriva pour louer, le dimanche suivant, elle demanda à Mme Pilou, après avoir examiné la maison : « Voyons, quel est votre tout dernier prix ? » Mme Pilou regarda délibérément Mme Henry et dit : « Le tout dernier prix ? ce sera 1,600 francs, madame. » Mme Henry eut alors un air complètement désabusé, et salua Mme Pilou comme si elle se disposait à la quitter pour la vie. Daniel crut l’affaire enterrée et tomba dans un sombre désespoir. Mme Pilou au moment où Mme Henry descendait le perron, dit d’une voix tranquille et les yeux baissés : « Voyons, madame, il n’y a donc pas moyen de s’arranger ? — Pas dans ces prix-là, en tous cas, dit Mme Henry. — Quel prix voulez-vous donc mettre ? — Nous sommes trop loin de compte, dit Mme Henry, mon mari m’a défendu de passer mille francs. » Ce fut le tour de Mme Pilou de prendre une physionomie glaciale, et de nouveau recommença la cérémonie des adieux éternels.

Comme Mme Henry passait la grille, Mme Pilou répéta : « Enfin, madame, vous réfléchirez. — C’est tout réfléchi, dit Mme Henry. — Vous n’êtes pas très raisonnable. — Qu’est-ce que vous voulez, dit Mme Henry, quand on ne peut pas dépasser un chiffre ? — Parce que, poursuivit Mme Pilou, j’aurais pu, de mon côté, faire une petite concession, vous laisser la maison à 1,400… »

Elles finirent par tomber d’accord à 1,250, après plusieurs séparations définitives, Mme Pilou faisant promettre à Mme Henry de ne pas dire le prix dans le pays, et Mme Henry affirmant qu’elle ne révélerait pas le chiffre exact à son mari, et qu’elle paierait les 250 francs supplémentaires sur ses économies.

On alla ensuite faire une visite à Mme Voraud qui, ce dimanche-là, recevait une nombreuse compagnie. Daniel pénétra gravement dans le jardin, avec Mme Henry et, modèle de piété filiale, ne lâcha le bras de sa mère qu’après avoir été saluer cinq à six groupes, et lorsqu’il l’eut assise sur un fauteuil d’osier, avec autant de précautions que si elle eût été âgée de quatre-vingt-cinq ans et complètement infirme.

Berthe était entourée de plusieurs amies que Daniel ne connaissait pas encore, et dont trois au moins, à en juger par le regard obstiné qu’elles attachèrent sur le jeune homme, avaient déjà été mises au courant du secret de son cœur.

Daniel, de retour à Paris avec sa mère, passa la soirée en famille. La sœur de Mme Henry, la tante Amélie, dînait là, avec l’oncle Émile. C’était un ménage sans enfants. L’oncle Émile avait quarante-huit ans. Il était petit, noir, remuant.

M. Henry aimait à raconter à son fils les débuts de son existence, et qu’à douze ans il avait fini l’école et gagnait sa vie dans la confection, à Nancy. Mais l’oncle Émile le battait encore sur ce terrain. A neuf ans et demi, il était allé tout seul à pied, de Sarreguemines au Havre, affirmait-il avec un léger accent alsacien qui n’était pas sans justifier ses assertions, au moins en ce qui concernait le point de départ de ce fameux voyage.

Tels étaient les exemples que l’on soumettait quotidiennement aux méditations de l’étudiant improductif. D’autre part, au café Drum, où l’oncle Émile faisait son piquet, il parlait volontiers de son neveu Daniel, « un sujet numéro un ».

Il était bien juste que Daniel usurpât un peu de prestige aux yeux de son père et de son oncle, car ceux-ci l’avaient assez ébloui, pendant les huit premières années de sa vie. A cette époque primitive, où la force physique était à ses yeux la plus glorieuse, il considérait son papa, qui le portait si facilement sur ses épaules, comme l’homme le plus fort du monde, et l’oncle Émile, qui soulevait une chaise avec le petit doigt, comme le deuxième plus fort.

Plus tard, l’oncle Émile l’étonna surtout parce qu’il sifflait bien, parce qu’il fredonnait tous les airs de café-concert, et parce qu’il était capable de parler très longtemps, avec un petit bout de cigarette collé à sa lèvre inférieure. L’oncle Émile passait pour un brillant causeur. Nul n’employait plus à propos des locutions comme : « Ça fait la rue Michel », ou : « Le malin de la rue de la Plume. » Et c’est lui qui, deux mois à peine après qu’elle eut été lancée, apporta dans la famille Henry la plaisanterie : « On dirait du veau », qui y fut conservée très longtemps après qu’elle fut tombée, partout ailleurs, en désuétude.

Le départ pour Bernainvilliers avait été fixé au mercredi suivant. L’oncle Émile et la tante Amélie ne viendraient qu’une semaine après. On commanda, pour le mardi, une voiture de déménagement. Bien que le chalet Pilou fût meublé, Mme Henry emportait un certain nombre de meubles, sans lesquels elle ne se déplaçait pas. Car un vieux ménage n’est pas comme ces jeunes ménages, qui manquent de tout et ne sont pas organisés. Le ménage Henry s’était, en vieillissant, embarrassé d’habitudes impérieuses et encombré d’objets nécessaires.

Le mardi à onze heures, deux déménageurs, qui ressemblaient à des voleurs d’enfants, firent leur apparition dans l’appartement de la rue Lafayette. Le plus rassurant avait une veste de forçat et un bonnet rouge. La voiture partit le soir pour Bernainvilliers (48 kilomètres) où elle devait arriver le lendemain dans l’après-midi. La famille coucha, ce soir-là, sur ce qui restait de matelas. Les deux bonnes, Henriette et Lina, partirent le mercredi matin, de bonne heure, non sans être remontées deux fois pour prendre des objets oubliés, les clefs des malles, qu’elles cherchaient avec des cris effarés et des rires inutiles.

Le thème des opérations portait que le père de Daniel n’arriverait que vers six heures, après la fermeture du magasin. Daniel et sa mère trouvèrent, à trois heures, à la gare de Bernainvilliers, Berthe Voraud et Louise Loison, venues donner un coup de main à l’emménagement ; soi-disant, confia Louise à l’oreille de Daniel. La vérité vraie était que ça les amusait beaucoup d’aider Mme Henry.

Quand ils furent au tournant de la route, ils aperçurent à la hauteur du chalet Pilou la voiture de déménagement, et un canapé de salon, tout dépaysé, au milieu de la grande route. C’était un petit canapé, qu’on emmenait à chaque villégiature, parce que M. Henry l’avait choisi pour y faire sa sieste. Recouvert à neuf, habitué à vivre au milieu du luxe, sous un lustre de verre et à côté d’un piano, il devait subir, chaque année, dans la voiture, le compagnonnage de la planche à repasser et des ustensiles de cuisine.

Ils virent les voleurs d’enfants, courbés l’un sous un sommier, l’autre sous un panier de linge. On eût dit maintenant des cambrioleurs repentis, rapportant tristement leur butin dans la villa mise au pillage.

Daniel se trouva seul avec Berthe, plusieurs fois, pendant l’emménagement, une fois à la cuisine, une fois dans l’escalier, une autre fois au deuxième étage dans une chambre mansardée. Il ne l’embrassait plus que sur les lèvres. Parfois, cependant, comme il avait le souffle court et comme, ainsi que beaucoup de jeunes gens, il ne savait pas respirer en embrassant les dames, il relevait la tête dans un transport d’extase, et posait ensuite les lèvres sur le cou de sa bien-aimée, très doucement, pour reprendre haleine.

On rentra chez les Voraud vers sept heures, pour dîner. La présentation de M. Henry à la grand’mère de Berthe fut le signal d’une débauche d’érudition sur les alliances de la famille Henry avec d’autres familles que connaissait la famille Voraud.

En se mettant à table, Daniel s’aperçut, non sans une certaine inquiétude, que son père était, ce jour-là, en humeur de causer. Aussi engagea-t-il une conversation particulière, animée, avec Louise Loison, afin qu’il n’eût pas l’air de donner aux discours paternels l’ombre d’une approbation. Il se rassura cependant au milieu du dîner, quand il vit que M. Voraud riait franchement aux plaisanteries de M. Henry.

Vers neuf heures et demie, on parla de rentrer se coucher. Mais M. Henry pressé par le train, n’avait pas pris à Paris de journal du soir. M. Voraud lui proposa de l’accompagner jusqu’à la gare. La marchande était fermée à cette heure, mais sûrement l’employé aurait la clef des journaux. Mme Henry, très fatiguée, rentra directement avec Daniel.

Daniel avait dit à Berthe : « Je vais parler à maman de mes projets. » Il se donna un peu de répit, jusqu’au bec de gaz qui marquait le tournant de la route. Arrivé là, il décida qu’il parlerait certainement quand il arriverait à l’autre réverbère. Ce réverbère atteint, il estima que rien ne pressait et qu’il valait même mieux attendre une autre occasion. Il savourait à peine la joie de cet ajournement qu’une voix intérieure le rudoya : « Quand parleras-tu si tu n’oses pas maintenant ? » Il dit alors à sa mère, et le cœur battant un peu :

— Ça serait drôle tout de même si je me mariais avec la petite Voraud.

Mme Henry eut un petit rire, sans grande portée.

— Ça m’irait assez de l’épouser, dit Daniel d’un air dégagé ; elle est assez gentille.

— Il faudrait d’abord qu’elle veuille de toi.

Le cœur de Daniel battit plus fort.

— Je crois qu’elle voudrait bien de moi.

— Elle te l’a dit ? demanda Mme Henry, non sans curiosité.

— Oui, dit Daniel… Mais ne le dis à personne, pas même à papa.

On était arrivé à la grille du chalet Pilou.

— Hé ! dit Mme Henry, tu vas bien ! Pense donc un peu à finir ton doctorat, ajouta-t-elle.

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