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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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VIII
GRANDE BANLIEUE

Daniel, le lendemain matin, reçut une enveloppe de papier bleu. Elle recouvrait une carte de correspondance, où l’on avait écrit ceci, d’une écriture un peu jeune, qui voulait être grande et pointue :

« Cher monsieur Daniel,

» Nous sommes, depuis deux jours, à la campagne, où nous allons passer deux semaines, pour profiter du beau temps. C’est donc à Bernainvilliers (gare du Nord), qu’il faut venir nous voir aujourd’hui. Venez vers quatre heures. Il y a des trains à toutes les heures dix. Seulement, nous vous garderons à dîner. Vous êtes prévenu, et nous n’admettrons aucune excuse.

» Je vous serre la main,

» Berthe Voraud. »

Daniel, en complet gris, arriva à la gare à trois heures moins le quart. Il avait acheté un chapeau de paille et une paire de gants. Il pensa qu’il n’aurait pas trop de tout le trajet pour faire arriver chacun de ses doigts jusqu’au bout de chacun des doigts de gant.

Comme il était installé dans un compartiment de première, il aperçut M. Voraud, le père de Berthe, qui cherchait une place. Daniel, sans savoir pourquoi, fit semblant de ne pas le voir. M. Voraud, dont la barbe grise avait plus d’importance que jamais, alla plus loin, à l’extrémité du train, Daniel, craignant qu’il ne revînt de son côté, descendit du wagon, pour flâner devant l’étalage des journaux et des livres, où un employé de la gare, pendant l’absence momentanée de la marchande, surveillait d’un œil insensible les plus récentes floraisons de la littérature française. En tournant les yeux, Daniel aperçut M. Voraud installé dans un compartiment, et qui lisait son journal. Il admira à la dérobée sa rude élégance.

Il se demanda s’il devait lui dire bonjour, puisqu’il allait chez lui et qu’il serait bien obligé de lui parler à un moment donné ? Et puis M. Voraud pouvait l’avoir vu. Il s’approcha du compartiment, où le banquier continuait sa lecture, « Bonjour, monsieur, » dit-il à voix très basse. M. Voraud ne leva pas le nez. Il était peut-être encore temps de chercher une autre place… Daniel s’éloigna, puis revint délibérément et dit à voix plus haute :

— Monsieur, comment allez-vous ?

— Ah ! ah !… monsieur… dit M. Voraud, le fils Henry, je crois ? C’est bien vous, jeune homme, qui nous faites l’amitié de venir dîner ce soir ?

— Oui, oui, monsieur, dit Daniel.

— Montez donc, dit M. Voraud. Et il lui fit place en retirant sa jambe.

— Comment va le papa ? Toujours content de ses bronzes d’art ?

— Tissus… rectifia doucement Daniel. Papa est dans les tissus. C’est notre cousin, Frédéric Henry, qui est dans les bronzes d’art.

— Comment ? Alors vous n’êtes pas le fils de Mme Frédéric Henry, que j’ai connue demoiselle, et dont le père, M. Hermann, était en Californie ?

— Non, non, monsieur, répond Daniel modestement, pour ne pas paraître beaucoup plus renseigné que M. Voraud sur ce détail de son état civil.

— Attendez donc, dit M. Voraud. C’est moi qui confonds, oui, c’est moi, concède-t-il avec bonne grâce. C’est bien votre papa qui vient de s’installer rue Lafayette, après avoir été longtemps rue du Mail ?

— Exactement, dit Daniel, enchanté, et qui paraît admirer la perspicacité de M. Voraud.

— Voilà trente-cinq ans que je connais votre père.

— Il vous connaît bien aussi, dit Daniel.

— C’est un travailleur et un homme vraiment intelligent, dit M. Voraud, qui semble à cet instant étendre sa bienveillance à toute une classe de négociants moins élégants que lui-même. Est-ce que vous êtes dans ses affaires ?

— Oui, dit Daniel… Mais je prépare en même temps mon doctorat. (Il y avait un instant qu’il cherchait le joint pour glisser ce renseignement.)

— Ah ! vous faites votre droit ! dit M. Voraud. C’est une bonne chose.

— Je viens de terminer ma licence, dit Daniel, qui préjuge chez M. Voraud un certain dédain des professions libérales, et s’empresse d’ajouter : Mais je n’ai pas l’intention de faire ma carrière d’avocat.

— Pourquoi ça ? dit M. Voraud. C’est un beau métier. Et je suis sûr que le papa serait content de vous voir réussir là-dedans.

Puis, reprenant son journal plié en quatre, il s’arc-boute solidement dans son coin pour en continuer la lecture. Daniel, qui n’avait pas de journal, prit dans la poche intérieure de son veston des cartes et des lettres, entre lesquelles il fit mine de chercher un papier de quelque importance.

Il remit ensuite ses papiers dans sa poche, avec un geste discret qui semblait dire : A demain les affaires sérieuses. Puis, passant son bras dans l’appuie-bras qui pendait à la portière, il regarda le paysage d’un regard pas trop intéressé, du regard d’un homme qui ne méprise pas, évidemment, la nature, mais qui a d’autres choses à faire que de la contempler.

De temps en temps, M. Voraud changeait le pliage de son quotidien, et cette opération méthodique paraissait aussi essentielle, pour le moins, que la lecture de cette feuille.

La première page achevée, il ouvrit le journal tout grand devant lui, en faisant avec ses lèvres un bruit de tambours voilés et de vagues instruments guerriers, que justifiait mal l’examen du Bulletin des Halles.

Sa lecture terminée, il regarda le paysage. Daniel comprit que c’était son tour de distraire M. Voraud et se décida à entamer la conversation. Cependant il hésitait entre trois amorçages : 1o Les wagons neufs sont tout de même bien mieux suspendus que les anciens ; 2o Ils essayent maintenant sur l’Orléans une locomotive qui fait cent vingt à l’heure ; 3o Est-ce que vous allez depuis longtemps à Bernainvilliers ?

Mais M. Voraud avait fermé les yeux. Il les rouvrit quelques instants après pour un regard plaintif que son intelligence, sur le point de succomber contre le sommeil, jetait à toute la nature, ainsi qu’un cerf expirant.

Daniel mit un certain orgueil à faire celui qui ne dort pas et qui redouble de vigilance pour surveiller le défilé des poteaux télégraphiques. On passa devant un passage à niveau où attendaient deux bœufs, nés pour faire antichambre. Puis le train, après une sorte de crachement sauvage, s’arrêta dans une petite gare, où cette entrée bruyante ne produisit pas la moindre sensation. Seuls, auprès du dernier wagon, un employé du train et un employé de la gare échangèrent des présents d’amitié. L’homme d’équipe remit un sac et une bourriche, et l’homme du train lui passa en retour une petite voiture d’enfant.

M. Voraud dormait toujours. Daniel l’examina. C’était un homme bien mis. Son veston et son pantalon, de la couleur d’un tapis-paillasson, étaient d’une étoffe sobre et particulière. Il avait mis un gilet blanc et des guêtres blanches. Le bout de ses souliers était presque carré, et Daniel, considérant ses propres bottines, maudit l’abjection de Schaffler, cordonnier, rue d’Hauteville, qui s’attardait encore aux bouts pointus.

A une secousse du wagon, M. Voraud ouvrit les yeux. Un bâillement de lion à jeun creusa un trou énorme dans la touffe grise de sa moustache et de sa barbe. Il regarda Daniel avec des yeux sévères, bâilla encore, et dit :

— J’ai bien dormi… Hé mais ! nous arrivons ! ajouta-t-il en se penchant à la portière.

Le train passa sous un pont et entra dans la gare de Bernainvilliers. C’était une villégiature assez courue, et bien que la saison fût à ses débuts, une dizaine de personnes descendirent du train.

Mais Daniel avait éprouvé une vive émotion. Ses yeux avaient battu. De l’autre côté de la barrière, il avait aperçu Berthe Voraud.

La jeune fille était coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe claire que Daniel ne détailla pas. Le train était allé assez loin, jusqu’à une potence où la locomotive devait faire de l’eau. En revenant à la sortie des voyageurs, Daniel pensait à l’apparition rapide de Berthe, et, pour la première fois depuis les révélations, se sentit jaloux d’André Bardot. Il résolut de tirer l’affaire au clair, de savoir où ça en était, et, jusqu’à plus ample informé, de garder avec la jeune fille un ton très froid. Et il ne jouit pas, comme il l’aurait pu, de son clair sourire accueillant.

Elle lui tendit la main et embrassa M. Voraud dans sa barbe imposante. Daniel s’étonna de cette familiarité entre deux êtres si loin de lui ; il les envia tous les deux, M. Voraud d’être embrassé par Berthe, et Berthe de si bien connaître M. Voraud.

De l’autre côté de la route, une petite voiture à deux roues attendait attelée d’un poney, à qui on avait mis un petit bonnet d’âne, peut-être simplement pour le préserver des mouches. Pendant que Berthe conférait avec son père et lui demandait s’il avait rapporté des fruits pour le dîner, Daniel, d’un air capable, s’avança près du cheval qu’il effleura d’une caresse aux naseaux. Mais le petit cheval lui mordit fortement le bout du doigt.

Berthe Voraud monta sur le siège avec son père. Daniel et le groom s’installèrent sur le siège de derrière du dos-à-dos. Daniel était bien résolu à ne pas parler au groom. Cependant, en considérant son doigt mordu, il remarqua sous l’ongle une tache bleue. Désireux d’être rassuré, il dit au groom avec détachement :

— Je crois que votre sacré petit cheval m’a mordu.

— C’est qu’il est traître, dit le groom. Montrez voir.

Daniel montra son doigt.

— C’est rien de ça, dit le groom.

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