Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXIV
REPAS OFFICIEL
Le jeudi qui suivit fut un grand jour. Pour la première fois, les Voraud venaient dîner chez les Henry.
Mais Daniel n’aimait pas les grands jours. C’était pour lui l’occasion de toutes sortes d’ennuis. D’abord, il craignait que ses parents n’offrissent pas aux Voraud une réception impeccable.
Et puis les invitations n’avaient pas été faites absolument selon ses désirs. On avait bien invité Louise Loison, mais on n’avait rien dit à M. et Mme Loison, avec qui Daniel avait fait connaissance, et qui seraient certainement venus de Paris pour assister à cette fête. Daniel, la veille au soir, avait répété à Berthe, à satiété : « Alors, ça ne fait rien que l’on n’ait pas invité les parents de Louise ? Jurez-moi que ça ne fait rien. » Berthe avait répondu : « Puisque ça vous tracasse tant, il fallait les inviter. » Et Daniel s’était désespéré.
Autre préoccupation au sujet de la grand’mère de Berthe. Elle avait dit qu’elle viendrait. Mais ça n’était pas sûr. Comme elle occupait une des places d’honneur, on n’aurait pas été fâché d’avoir une réponse ferme. Il avait fallu prévoir deux combinaisons de placement des convives pour l’hypothèse où elle viendrait, et pour celle où elle ne viendrait pas.
Daniel, triomphant des résistances de ses parents, avait réussi à faire inviter son ami Julius, et s’en repentait maintenant. Julius allait certainement le faire rire à table, au moyen de certaines plaisanteries chiffrées, qui paraîtraient certainement insolentes aux deux familles.
Daniel passa une partie de la matinée à la cuisine. Il conseilla de mettre autour du filet au madère une garniture qu’il avait beaucoup remarquée chez les Voraud : des champignons et des truffes dans des petits ronds en croûtes de pâté. La cuisinière n’accueillit pas ces conseils avec une déférence parfaite.
— Alors Monsieur se figure donc qu’on ne sait rien faire ici. Si Monsieur savait que j’ai resté six mois dans un restaurant de Neuilly, où que l’on servait des fois jusqu’à deux trois repas de mariage dans la même journée. Le filet au madère avec la garniture que vous dites, il ne faudrait pas que Monsieur croie que c’est un plat bien sorcier. Mais c’est justement pour la raison que Monsieur en a mangé de ce plat chez ces messieurs dames, qu’il ne s’agit pas de leur servir la même chose aujourd’hui et qu’il vaut mieux les sanger de leur ordinaire… Et puis d’abord si Monsieur est tout le temps comme ça sur mon dos, il est bien sûr que je ne ferai rien de bon… Si je ne peux pas cuisiner à mon idée, que Monsieur prenne donc mon tablier et qu’il cuise à ma place.
Cet ultimatum décida Daniel à quitter la cuisine. L’après-midi, pour se débarrasser de lui, on l’envoya acheter des menus chez le papetier de Bernainvilliers. Ce fut une bonne demi-heure de perplexités. Il dédaigna les petits éventails en carton, estima les papillons trop banals. Son goût personnel le portait à choisir des petits bateaux, où l’énoncé des plats s’écrivait sur la grande voile. Sa mère et sa tante Amélie n’allaient-elles pas les trouver trop excentriques ? Il se décida pour des guitares qu’on lui remit en paquet. Mais à peine avait-il fait cent pas dans la rue que, saisi d’un remords, il revint échanger les guitares contre de petits chevalets.
Il alla chercher Julius à la gare, et vit avec satisfaction que son ami avait fait des frais. Il portait une redingote grise et un chapeau haut de forme en bon état. Son col montant surmontait un petit nœud de cravate, qui n’avait que le tort de laisser à découvert une partie du plastron de chemise et particulièrement une boutonnière sans bouton. Mais Daniel trouverait bien un bouton à lui prêter. Il tenait à ce qu’il fût présentable. C’était la première confrontation de son ami et de sa fiancée.
— Tu sais, dit-il à Julien, que nous avons d’excellents renseignements sur la situation de M. Voraud. Tu m’as dit des blagues. Il est très riche.
Julius ne répondit pas là-dessus. Il était probable qu’il ne tenait pas à rouvrir un débat aussi peu intéressant.
— Alors, dit-il, nous allons dîner avec la panthère de Java et la pauvre chèvre malade ?
La panthère noire, c’était l’oncle Henry ; la chèvre malade, c’était la tante Amélie.
— Écoute, dit Daniel. Tu me feras l’amitié de ne pas dire des blagues devant ces gens. Si j’ai envie de rire à table, ça sera très embêtant pour moi.
Cette recommandation était inutile. Julius, railleur impitoyable, avait devant ses victimes habituelles l’air le plus innocent. Et ce n’était pas une fausse attitude. Il ne masquait pas devant les gens, sous un aspect timide, les affûts de sa moquerie ; c’était plutôt qu’il tâchait d’oublier hors de leur présence avec des moqueries rétrospectives les gaucheries de sa timidité.
En rentrant au chalet, Daniel alla jeter un coup d’œil à la table servie et constata qu’elle avait un bon aspect. On avait sorti la belle argenterie, marquée au chiffre des Henry, ainsi que deux surtouts de table, achetés à l’hôtel Drouot. Daniel les trouva très somptueux, trop somptueux même, car leurs écussons portaient une couronne de comte, qui aurait pu difficilement être attribuée aux Henry, même si les initiales qu’elle surmontait eussent été leurs initiales.
Daniel prit sa mère à part.
— Tu as fait chercher du champagne ?
— Mais oui. Tu vois bien qu’on a mis les flûtes.
— C’est du bon champagne ? Combien coûte-t-il ?
— Il est bon… Tu n’as qu’à regarder l’étiquette.
Daniel lut sur l’étiquette les titres nobiliaires les plus pompeux. Il n’en fut pas plus rassuré, car il avait vu, chez l’épicier, du champagne à deux quatre-vingt-cinq qui portait le nom d’un duc.
— J’ai peur, dit-il, qu’il ne soit pas très bon.
— Il est excellent, que je te dis… Et puis, d’ailleurs, le champagne, c’est toujours du champagne… Tous les champagnes se valent. Pour ce qu’on en boit ! On en boit une flûte ou deux en servant la glace.
— Chez M. Voraud, dit faiblement Daniel, il y a des jours où l’on mange au champagne depuis le commencement du repas.
— Chez M. Voraud, c’est chez M. Voraud… D’ailleurs, si tu veux mon opinion, je ne trouve pas que ce soit comme il faut de prendre du champagne en mangeant.
— Tu sais, dit Daniel, que ça ne revient pas plus cher de servir le champagne en mangeant. On en boit beaucoup moins que du vin.
— Il est toujours à croire, ce garçon-là, qu’on veut faire des économies… Est-ce que je ne fais pas les choses convenablement ?
— Oui, maman, je te demande pardon, dit Daniel en l’embrassant.
Cependant, l’heure s’avançait. Ces messieurs, M. Henry et l’oncle, étaient arrivés de Paris. Ils redescendirent de leurs chambres en redingote et en souliers vernis. La tante Amélie, vêtue de faille grise, s’était installée dans le salon. Elle avait dit, à plusieurs reprises, à Mme Henry, qui surveillait les préparatifs du dîner : « Adèle, veux-tu que je t’aide ? » Adèle avait répondu : « Mais non, mais non, repose-toi ! »
Le train avait amené de Paris un frère de M. Henry, un veuf silencieux, et une cousine également veuve, deux personnages dont la vie s’affirmait si peu qu’ils paraissaient veufs l’un de l’autre. Tout le monde était assis dans le salon quand on entendit tinter la porte de la grille. C’étaient les Voraud, qu’on attendait fébrilement depuis vingt minutes. On cessa alors de regarder du côté de la porte vitrée, qui donnait sur le perron, et quand le bruit qu’elle fit en s’ouvrant permit à tout le monde de se retourner, on feignit une petite surprise. Les Voraud arrivaient seuls avec Berthe. Louise Loison avait dû retourner à Paris ce jour-là ; quant à la fragile grand’mère, son transport eût exigé un emballage spécial et de trop grandes précautions. Il y eut un moment de confusion. Puis la famille Henry se précipita sur les Voraud pour les dépouiller de leurs habits, et se disputer leurs chapeaux, leurs manteaux, leurs mantilles et leurs voilettes.
Après une trêve de quelques minutes, on annonça : « Madame est servie », et la mêlée reprit de plus belle pour s’emparer des bras des dames et pénétrer dans la salle à manger.
Une surprise attendait Daniel et les convives. Les serviettes avaient été pliées en éventail et posées sur les verres par l’oncle Émile lui-même, à l’instar des plus élégantes tables d’hôte de France.
Pendant le potage, la conversation fut nulle, et Daniel en souffrit. Placé à côté de Berthe, il avait commencé, selon l’usage, de tendres pressions de genou. Mais cet entretien secret, si charmant qu’il fût, n’apportait aucun appoint d’animation à la conversation générale. Quand on enleva les assiettes, M. Henry, au milieu du silence, demanda à M. Voraud comment avait été la Bourse. M. Voraud répondit : « Bien calme, un peu d’affaires seulement sur l’Extérieur. » Après cette courte phrase d’armes, les deux jouteurs rentrèrent dans leur camp et laissèrent l’arène libre et déserte.
L’oncle Émile ne disait rien. Se ménageait-il ? Fallait-il faire son deuil de ces brillantes ressources de causeur, que Daniel avait d’abord redoutées, et sur lesquelles il comptait maintenant pour sauver la situation. Car tout valait mieux que ce morne silence.
Enfin, en versant à boire à Mme Voraud, M. Henry renversa le sel, et chacun put parler de ses superstitions, et raconter ses histoires de treize à table. Ils étaient lancés. Daniel, rassuré de ce côté, put s’occuper exclusivement de Berthe, et de son ami Julius, qui, assis à la droite de la fiancée, ne lui avait pas encore adressé la parole. S’il disait quelques mots, c’était en s’adressant à Daniel, par-dessus Berthe, comme si la jeune fille n’eût pas existé. Il n’énonçait que des phrases insignifiantes, mais qui n’étaient pas sans le poser un peu, sans attester chez lui quelque supériorité, en consacrant l’infériorité de quelqu’un.
— A propos, disait-il à propos de rien, j’ai rencontré hier Mougard, au Casino. Quel parfait imbécile !
Daniel avait pris dans sa main la main de son amie. Jamais cette main de femme ne lui avait paru si douce à caresser qu’à ce moment, devant un jeune homme de son âge.
Il se pencha vers Berthe, et lui désignant Julius.
— Voilà mon meilleur ami. Il faut que vous l’aimiez. Lui vous aimera beaucoup.
Il se sentait plein d’affection pour eux, et les regardait avec des yeux fondants, attendris par son bonheur.
Du moment que Berthe était son amie, il lui semblait impossible qu’elle ne fût pas l’amie de Julius. Puisqu’ils l’aimaient tous les deux, pourquoi n’auraient-ils pas été d’accord ?
Il ne soupçonnait pas qu’il leur plaisait pour des raisons diverses, et qu’il y avait en lui deux Daniels différents, fabriqué l’un par Berthe, l’autre par Julius.
Il voulait plaire aux gens pour lui-même, intégralement et ne réfléchissait pas que son âme véritable était difficile à connaître et à saisir. N’en changeait-il pas constamment ? Ne choisissait-il pas, à l’usage de chaque interlocuteur, une face spéciale de lui-même, celle qu’il croyait devoir plaire ?
Il ne mentait pas, mais il avait des sincérités sur mesure, des sincérités pour dames, pour messieurs âgés et respectables, pour jeunes hommes indépendants. C’est ainsi par exemple qu’avec Julius, qui n’attachait qu’un prix médiocre à la bravoure, il dévoilait, il étalait tout ce qu’il y avait en lui de pusillanimité, alors que Berthe ne le connaissait que sous l’aspect d’un garçon pas endurant, chaud de la tête, un peu casse-cou.
Il vint s’asseoir après le dîner sur un canapé avec sa fiancée et son ami. Placé entre eux deux, il souriait d’aise, et pensait les unir, n’imaginant pas un instant que peut-être il les séparait. Il ne lui venait pas à l’idée qu’ils fussent jaloux l’un de l’autre et de la domination qu’ils exerçaient sur lui. Pourquoi ne pas se le partager à l’amiable, puisqu’il mettait tant de grâce à se laisser partager par eux. Et même s’il y avait entre eux quelque antipathie, il fallait l’oublier, pour l’aimer plus gentiment et pour qu’il fût plus heureux.
Il fut très longtemps à s’apercevoir que les gens avaient d’autres soucis sur la terre que de s’occuper de son bonheur.