Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
X
LA FÊTE COMMENCE
— Voilà comme je suis, répétait-il en geignant presque. Il m’arrive un bonheur inespéré : Berthe m’aime. On lui dit que je l’aime aussi. On nous laisse ensemble, nous marchons côte à côte pendant dix minutes et je ne trouve rien à lui dire.
Il était seul dans le jardin où la table était déjà mise. M. Voraud, Mme Voraud et la grand’mère n’étaient pas encore descendus dîner. Le Numéro-Deux, avec toute la gravité précoce que donne à un jeune homme de dix-sept ans une vie passée dans l’oisiveté, s’était installé devant le grillage des poules et leur envoyait des petits cailloux sur le dos. Louise et Berthe étaient montées au premier pour enlever leurs chapeaux.
Daniel regarda la maison où il n’était encore jamais entré, la maison où habitait sa bien-aimée, où elle respirait, s’endormait le soir et s’éveillait le matin comme tout le monde. Il s’étonnait et se sentait ravi de retrouver chez cet être exceptionnel des habitudes et des gestes humains.
Alors il se désespéra encore d’avoir été si bête tout à l’heure. Mais, au fond, était-il sûr lui-même que ce désespoir fût sérieux ? Ne se taquinait-il pas un peu pour mieux supporter sa grande joie ? Ne payait-il pas ainsi au destin une petite prime d’assurances pour protéger son bonheur ?
— Monsieur Henry, voulez-vous vous laver les mains ?
C’était Louise Loison, qui l’appelait de la fenêtre du premier. Il regarda ses mains avec hésitation. Elle répéta : « Venez ! »
Il entra par une porte du perron, traversa une antichambre où étaient suspendus des chapeaux de paille rustiques et des casques en toile dont on ne se servait jamais, mais qui attestaient au moins chez les hôtes des velléités d’excursions. Puis il monta au premier étage. L’amie de Berthe attendait sur le seuil d’un cabinet de toilette assez vaste dont la fenêtre donnait sur le jardin. Elle regarda Daniel, avec des yeux souriants derrière son binocle.
— Vous n’êtes pas content ?
— Oh si ! dit-il.
— Il faudra trouver un prétexte pour revenir demain. Vos parents, dit-elle rapidement, vous auront soi-disant chargé de louer une maison dans le pays. D’ailleurs il faut absolument que vous veniez habiter près d’ici. Berthe le veut. Je vais passer six semaines ici. Ce sera très bien.
Il se frottait les doigts très fortement avec la serviette-éponge, afin de ne pas tendre à Berthe, quand elle se présenterait, une main trop fraîche des ablutions récentes.
— Berthe ? dit Louise en entr’ouvrant une porte… Qu’est-ce qu’elle fait donc dans sa chambre ? Venez, ma petite Berthe.
La porte s’ouvrit à peine un peu plus. Et se glissant lentement dans l’entre-bâillement, Berthe entra dans la chambre comme une vision qui sort d’un mur. Sans regarder Daniel elle lui tendit la main. Il lui prit le bout des doigts.
— Embrassez-la, dit Louise Loison.
Il s’approcha d’elle et lui baisa la joue, sans bruit, comme on baise une étoffe sacrée. Très ému, il lui dit : « Je vous aime », d’une voix sourde et rapide, pour se débarrasser d’une formalité.
Il fallait descendre dîner. Ils regardèrent dans le jardin et virent la grand’mère déjà installée à table. Une bonne debout auprès d’elle, arrogamment lui coupait du pain, en tout petits morceaux. M. Voraud, vêtu de molleton gris-clair, se promenait de long en large.
Daniel regarda M. Voraud. Il lui parut toujours élégant, mais il l’étonna moins. Le baiser qu’il avait donné à Berthe l’avait rapproché de toute la famille Voraud.
Seule, Mme Voraud conservait son prestige intellectuel, à cause de sa myopie et du livre, entamé d’un coupe-papier, qu’elle avait toujours sur la table à ouvrage.
Daniel se sentit plus aisé d’allures ; il avait désormais un emploi dans la maison. Il prit place à table entre Mme Voraud et sa fille. M. Voraud se trouvait entre la vieille grand’mère et Louise Loison. Il plaisantait Louise qui, disait-il, était amoureuse d’un prince russe. Daniel chercha un sourire suffisant pour satisfaire M. Voraud, et qui ne choquât pas l’impassibilité de Mme Voraud que n’amusaient guère ces facéties. Le petit garçon de dix ans et sa sœur jumelle s’étaient partagé le Numéro-Deux qu’ils encadraient jalousement au bout de la table. Un frère de Mme Voraud, qui devait être le père des deux enfants, répondait laconiquement au nom d’Achille ; il s’appliquait à boire lentement, par petites gorgées réfléchies, pour ne pas boire trop froid. Daniel qui s’observait pour garder une tenue irréprochable, fut un peu libéré de ce souci par l’attitude du Numéro-Deux. Ce jeune vorace mangeait très vite, et s’essuyait rarement la bouche, si bien que ses lèvres, après l’entrecôte, déposèrent sur les bords de son verre de menus fragments de persil, tandis que l’eau rougie laissait en retour une marque d’étiage sur sa moustache naissante.
Le repas, en somme, se passa très bien. La vieille grand’mère ne fit aucune tentative de conférence sur la généalogie des personnes présentes, le travail intégral de ses maxillaires étant absorbé, et au-delà, par la pénible opération de la mastication. Elle n’avait pas trop des entr’actes, entre chaque plat, pour rattraper les autres convives, et dut même laisser partir, non sans un regard de regret, des portions inachevées, afin de ne pas être laissée en arrière et de ne pas manquer le foie gras. Elle fut moins distancée pour la salade, dont elle se contenta de sucer les feuilles.
Daniel était un peu impressionné par le maître d’hôtel. Chez lui, c’était une bonne qui faisait le service. Comme on lui enleva sa fourchette après le poisson, il crut qu’il en serait de même après chaque plat et, l’entrecôte achevée, laissa sa fourchette sur son assiette. Mais il eut l’ennui de voir que Mme Voraud avait posé la sienne sur la nappe. Pour arriver à remettre sa fourchette sur la nappe, sans que ce geste fût remarqué, il dut le décomposer en plusieurs autres, dont chacun parut être machinal. Il commença donc par poser légèrement la main sur sa fourchette, puis la souleva doucement, comme s’il lui prenait fantaisie de jouer avec elle. Enfin, comme s’il eût été las de ce jeu, il la posa doucement à côté de son assiette.
Au poulet sauté, une nouvelle inquiétude le saisit. Un esprit superficiel, fort des données de l’expérience précédente, eût simplement posé la fourchette sur la nappe. Mais n’était-ce pas marquer ainsi, de façon indiscrète, que l’on attendait un autre plat, alors que le poulet sauté pouvait être le dernier ? Aussi mangea-t-il avec une lenteur extrême le morceau qu’il s’était choisi, afin d’avoir fini après Mme Voraud et de régler sa conduite sur la sienne.
Au dessert, Daniel ne s’était pas encore décidé à dire, selon les instructions de Louise, que ses parents désiraient louer une villa à Bernainvilliers. Il osait à peine parler à M. et Mme Voraud, et on voulait qu’il leur mentît déjà ! Louise, regardant le jeune homme en face, lui dit brusquement :
— Alors, monsieur Henry, vos parents ont l’intention de venir louer ici cet été ?
— Mais ce serait une idée charmante, dit Mme Voraud.
— Il faut les presser un peu, dit Louise. Et savez-vous ce que vous devriez faire ? Vous devriez revenir ces jours-ci dans le pays pour voir des maisons, parce que si vous attendez tard dans la saison, vous ne trouverez plus rien de bien… Ne venez pas vendredi ni samedi, je dois aller à Paris… Tenez ! une idée !… Revenez demain jeudi, nous vous aiderons à chercher.
— C’est ça, revenez demain, dit Berthe doucement, pour ne pas se compromettre.
— Revenez demain, dit avec malice M. Voraud, puisque ça fait tant plaisir à Mlle Loison.
— Vous, taisez-vous, vous êtes un méchant, dit Louise Loison.
Après dîner, elle proposa un petit tour sur la route. Mais M. Voraud, à la consternation d’une partie des assistants, prétendit se joindre au groupe, pour achever sa digestion. La nuit tombait. Louise s’approcha de Daniel et lui dit à la dérobée : « Soyez tranquille. On s’arrangera pour le laisser en route. Et, Berthe et moi, nous vous reconduirons à la gare. » Puis comme elles montaient toutes deux mettre leur chapeau, elle dit à voix très haute : « Monsieur Daniel, venez chercher votre chapeau et vos gants que vous avez laissés à la maison. » Daniel la suivit, un peu inquiet. Il était heureux qu’on l’aidât ainsi dans ses amours, mais il trouvait qu’on l’aidait trop précipitamment et avec trop d’audace.
Ils entrèrent tous les trois dans le cabinet de toilette, où il faisait sombre. Comme Berthe se coiffait devant la glace, Louise entendit M. Voraud qui montait l’escalier pour chercher son pardessus. « Embrassez-la vite », dit-elle à Daniel. Daniel, dans la demi-obscurité et pressé par le danger, appuya sur la joue de Berthe un baiser rapide.
Il n’eut pas le temps d’en éprouver aucune émotion. Mais c’était en somme un baiser de plus ; il y goûta au moins une satisfaction honorifique.