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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XIX
FLEURS ET PRÉSENTS

Louise Loison quitta Daniel en lui disant encore :

— Vos parents à tous deux ne vous laisseront pas fiancés pendant un an. Ce serait absurde… Vous allez venir voir Berthe après déjeuner ?

— Je pense bien !

— Est-ce que vous avez songé à lui apporter un bouquet ? Apportez-lui un bouquet. Ce sera très gentil.

Daniel se mit à la recherche de sa mère pour lui demander de l’argent, de l’argent à lui. Depuis qu’il était à la campagne, il ne touchait qu’un louis par semaine sur les deux louis de ses appointements de fils de famille. Mme Henry avait donc mis de côté près de trois cents francs dans une petite boîte en acajou. C’était Daniel lui-même qui, pour faire le jeune homme économe, avait proposé cette combinaison. Il la regrettait d’ailleurs, car Mme Henry lui donnait aussi difficilement de cet argent à lui que si c’eût été de l’argent à elle.

Elle était partie faire son marché avec la cuisinière. Daniel la trouva dans la grande rue, devant l’étal de la poissonnerie. Elle examinait d’un air dégoûté un petit brochet qu’elle se proposait d’acquérir pour le repas du soir.

— Maman, je voudrais que tu me remettes vingt francs sur l’argent que tu me dois. C’est pour acheter un bouquet à… C’est pour lui acheter un bouquet…

— Tu es fou ? Il n’y a encore rien d’officiel entre toi et cette jeune fille. Est-ce que tu vas maintenant commencer à lui donner des bouquets ?

— Maman, je t’assure que ça me fait plaisir de lui apporter un bouquet aujourd’hui. Et d’ailleurs, ajouta-t-il avec une politesse un peu froide, sois assez gentille pour me remettre les vingt francs que je te demande, puisque cet argent est à moi.

— A toi ! à toi !… Je vais te donner dix francs. Si tu veux un bouquet, tu en trouveras de magnifiques à dix francs chez le pépiniériste. Tu lui en demanderais un de vingt francs qu’il ne pourrait pas te le donner plus beau… Tiens, voilà dix francs… Mais attends-moi. Nous allons passer ensemble chez le pépiniériste, puisque c’est notre chemin.

Quand elle eut négocié l’achat du petit brochet, Mme Henry laissa à la cuisinière le soin d’acheter toute seule un bouquet de persil, qui complétait le ravitaillement et ne pouvait pas, en raison de sa faible valeur marchande, être l’objet de prévarications trop graves.

— Je trouve, dit-elle à Daniel, que ton père et toi vous êtes aussi fous l’un que l’autre. Maintenant, je me demande quand tu vas finir ton doctorat. Tu ne faisais pas grand’chose. Avec ces idées de mariage que tu as maintenant dans la tête, tu ne travailleras plus du tout. Mais, je te préviens que, moi, je ne donnerai jamais mon consentement avant que tu aies une position. Donc, mon ami, tâche d’en chercher une, si tu tiens à te marier.

— Sois tranquille, dit virilement Daniel, j’aurai une position avant six mois.

Son visage eut cette expression énergique qu’il avait toujours, lorsqu’il s’agissait de prendre une résolution et qu’il n’était pas nécessaire qu’elle fût immédiate. Il se mit gravement à rêver à des positions superbes. Un riche Américain, encore inconnu, le prenait en amitié et le choisissait pour son homme de confiance, aux appointements de quatre-vingt mille francs par an. Il montrait alors dans la Banque de soudaines capacités, si bien qu’au bout d’un an il était associé avec son patron.

Ses affaires allaient si bien, au moment où il arriva chez le pépiniériste, qu’il eût refusé l’offre sérieuse d’une place à cinq cents francs par mois. Et pourtant, c’eût été là une position fort convenable pour un jeune homme de son âge. Mais Daniel n’avait que faire des positions simplement suffisantes. Élevé à une école héroïque, il lui fallait des coups de maître pour ses coups d’essai. Toute idée d’apprentissage lui était odieuse.

Après avoir longtemps souhaité d’être un enfant prodige, il voulait être un jeune homme phénomène. Il n’aimait entreprendre que ce qui semblait manifestement au-dessus de ses forces, afin que la victoire fût plus glorieuse (et peut être aussi la défaite plus excusable).

Quand il jouait aux cartes, le soir, en famille, il perdait généralement, parce qu’il ne lui suffisait pas de gagner : il voulait gagner avec des jeux magnifiques.

Mme Henry, pour la première fois, parla du mariage de son fils : ce fut pour faire espérer nombre de commandes prochaines au pépiniériste, qu’elle décida, grâce à ces promesses, à leur laisser à sept francs une gerbe de roses blanches. Daniel vint la prendre après déjeuner pour l’apporter avec lui chez Berthe Voraud. Il se dirigea vers la maison de sa bien-aimée avec d’autant plus de hâte de lui remettre ces fleurs, si doucement symboliques, que les larges feuilles de papier blanc, lâchées par leurs épingles, commençaient à se déployer inconsidérément et à se froisser.

Mme Voraud n’était pas sur le perron. Mais elle allait descendre.

« Il faut que vous disiez quelque chose d’aimable à maman, dit Berthe. Elle a été très bonne, hier soir. Elle m’a demandé si je vous aimais. Je me suis mise à pleurer et je lui ai dit que oui. Elle m’a dit alors une chose qui m’a fait bien plaisir : c’est qu’elle vous trouvait très gentil. »

Il fut décidé que Daniel serrerait très longuement la main de Mme Voraud et qu’il lui dirait : « Merci, madame. » Ce programme fut exécuté en conscience ; Daniel broya dans un étau les doigts fins et les bagues de Mme Voraud ; ce qui lui arracha un petit cri. Daniel fut si confus qu’il sentit qu’il s’excuserait maladroitement et ne s’excusa pas.

Il fut très heureux pendant quelques jours. Le grade de fiancé a été assez longtemps glorifié par la chromolithographie, pour donner au moins une semaine de joie attendrie et vaniteuse au nouveau promu.

Un après-midi, Louise prit Daniel à part, et lui dit :

— Berthe voudrait vous demander quelque chose ; mais c’est une imbécile, elle n’ose pas. Je lui ai bien dit qu’elle n’avait pas besoin de se gêner avec vous. Elle voudrait que vous lui donniez tout de suite sa bague de fiançailles. Vous comprenez : c’est très agréable pour une jeune fille de montrer qu’elle est fiancée. Quand on va chez le pâtissier, et qu’on se dégante pour prendre un gâteau, les demoiselles de magasin disent entre elles : « Voilà une jeune fille qui est fiancée. » Parce que les jeunes filles qui ne sont pas fiancées ne portent généralement pas de bagues en brillants.

— Mais oui, dit Daniel, mais oui. Berthe est une méchante de ne m’avoir pas dit ça plus tôt. Ou plutôt c’est moi qui ai tort de n’y avoir pas songé… Je croyais qu’on ne donnait la bague qu’après la fête des fiançailles.

— Oui, dit Louise, c’est l’usage. Mais Berthe est une enfant. Elle voudrait avoir sa bague tout de suite.

Daniel, un peu gêné pour parler de la chose à ses parents, imagina de leur proposer une combinaison. Il abandonnerait ses trois cents francs d’économie et s’engagerait à se contenter de vingt francs pendant encore trente-cinq semaines, pour arriver à un total de mille francs, nécessaire, selon lui, à l’achat d’une jolie bague.

Mais son père était de bonne humeur, et il ne rencontra pas les résistances qu’il craignait. M. Henry refusa même noblement son concours.

— Ça n’est pas, ajouta-t-il, à trois jours près. Maman va chercher une occasion. Et quand elle aura trouvé quelque chose de joli, elle l’achètera. Qu’elle y mette le prix qu’il faudra.

Et il fit un geste large, comme pour ouvrir à la prodigalité de Mme Henry un crédit illimité.

Le surlendemain, Mme Henry rapporta de Paris un écrin de velours bleu.

— J’ai fait une vraie folie, dit-elle à Daniel. Tu vas m’en dire des nouvelles.

Elle ouvrit l’écrin. Daniel aperçut un brillant assez petit. Il le considéra en silence.

— Elle est très belle, alors ? demanda-t-il.

— Tu ne la vois donc pas ?

— Oui, elle est belle… Mais je trouve que le diamant n’est pas très gros.

— C’est une bague de jeune fille, dit Mme Henry. Le diamant n’est pas un bouchon de carafe. Mais regarde-moi un peu cette eau et cet éclat ! Tu la lui porteras, demain, après déjeuner. Le brillant est assez blanc pour que tu puisses le montrer le jour.

Le lendemain, Daniel, en se rendant chez les Voraud, ne marchait pas trop vite. Il présenta ses compliments, parla de diverses choses. Puis il se décida à sortir l’écrin de sa poche et à le tendre à sa fiancée.

— Ah ! j’espère, dit-elle… Elle est vraiment très jolie… Maman, regarde la jolie bague que Daniel m’a apportée.

— Très jolie, dit Mme Voraud après un instant d’examen.

— Je trouvais que le diamant n’était pas gros, dit Daniel, attendant que l’on se récriât sur son éclat.

Mais ce fut une autre qualité compensatrice que lui trouva Mme Voraud : « Il est très bien taillé », dit-elle.

Berthe mit la bague à son doigt. Ils allèrent faire un tour dans le jardin. Daniel ne parlait pas.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda la jeune fille.

— Je suis ennuyé à cause de la bague, dit Daniel. Vous ne la trouvez pas belle.

— Qu’est-ce que vous racontez là ? Je la trouve très belle, et je suis enchantée.

— Non, dit Daniel, non, vous n’êtes pas enchantée. Vous vous réjouissiez parce que vous pensiez que j’allais vous apporter une jolie bague, et voilà que je vous en apporte une qui ne vous plaît pas du tout !

— Je vous promets que je la trouve très belle.

— Jurez-le-moi.

— Je vous ferai tous les serments que vous voudrez.

— Mais vous ne les faites pas. Et vous ne les feriez que pour me faire plaisir. Sincèrement, ma petite Berthe aimée, dites-moi que vous vous attendiez à une plus jolie bague ?

— Celle-ci est exquise. Elle ne peut pas être plus jolie. Et d’ailleurs, ça n’a aucune importance. Quand nous serons mariés, vous m’en donnerez de bien plus belles. Embrassez-moi.

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