Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXVIII
L’ATTACHEMENT
Quand Daniel se rendit à la maison Voraud, pour déjeuner chez sa fiancée, il marchait avec une certaine hâte, étant très pressé de pardonner.
Il avait dormi profondément depuis la veille. A huit heures, il avait chassé d’un grognement la femme de chambre qui venait ouvrir les volets. Elle était revenue vers dix heures sur les injonctions de Mme Henry, qui n’admettait pas qu’on dormît toute la matinée. Une clarté barbare avait envahi la chambre. Il ne restait plus à Daniel que la cloison de ses paupières pour protéger la paix obscure de son âme contre l’invasion du jour. Et ce n’était plus la nuit que voyaient ses yeux fermés, mais une sorte d’ombre rose fatigante. Il se retourna vers la ruelle et remonta son drap sur ses yeux.
Cependant toutes sortes d’obligations s’éveillaient en lui. Il fallait se lever, se laver, s’habiller, aller chez Berthe, parler. Rien que pour se lever, il faudrait quitter ses draps, mettre les jambes à l’air, chercher en gémissant sous le lit la pantoufle qui disparaît toujours. Et toutes les formalités du lavabo ! Il se rendormit lâchement pendant deux minutes, et rêva qu’il se levait. Oh ! quel ennui que ce soit le matin et que la nuit clémente ne soit pas encore de retour !
Et, à peine levé, sans qu’il s’en aperçût, il fut tout de suite consolé de ne plus dormir. Il n’eut plus que le besoin de sortir, d’aller se promener.
Depuis la grille, il aperçut dans la salle à manger des Voraud, Berthe, Mme Voraud et Louise Loison. La vieille grand’mère avait quitté Bernainvilliers depuis la veille. Elle était retournée à Paris, chez un oncle de Berthe, qui, pour trois mois maintenant, en avait le dépôt ; Daniel fut très content de voir Louise Loison. Il était embarrassé pour entamer la conversation avec Berthe. Louise serait l’intermédiaire indiqué.
Mais sa joie d’apporter le pardon à sa bien-aimée tomba un peu quand il fut près d’elle. Tant d’événements étaient survenus depuis la veille, et Berthe avait passé, dans ses réflexions, sous tant de points de vue divers, qu’elle lui semblait revenue d’un long voyage. Il l’avait vue tellement changée dans son âme qu’il fut blessé de lui retrouver le même visage. Il l’en accusa comme d’une hypocrisie.
Elle portait toujours, avec son petit col blanc, la robe de drap gris uni qu’il aimait tant, qui la gardait jadis à lui comme un bien exclusif ; cette robe l’irritait maintenant, elle lui semblait un voile de mensonge jeté sur un corps profané. Car Julius, certainement, n’avait pu tout lui dire. Rien de ce qu’on appelle décisif ne s’était, sans doute, passé entre André et Berthe. Mais que s’était-il passé ? Daniel savait jusqu’à quelles licences peut aller l’impatience d’un amoureux.
Ne s’était-il pas promis d’être magnanime, ou insouciant ? Mais il ne pouvait dominer son irritation. Il voulait se venger de Berthe, lui faire de la peine. Il lui rendit son baiser, cependant. Il ne fallait pas avoir l’air si fâché devant sa mère.
— Vous rentrez toujours à Paris après-demain ? dit Mme Voraud, quand on se fut mis, tous les quatre, à table.
— Oui, madame, après-demain, répondit Daniel avec beaucoup de déférence. Il lui plaisait d’exagérer ses prévenances, afin de montrer à Berthe qu’il avait beaucoup de respect pour cette mère dont elle n’était pas digne. A vrai dire, toutes ces intentions se lisaient difficilement dans le ton de ses paroles, mais il se figurait qu’on les devinait. La plupart des malentendus dont il souffrait venaient ainsi de ce qu’il se figurait être deviné.
Il se trouva que le déjeuner était très bon et qu’il avait beaucoup d’appétit. Il sentit grandir en lui un besoin d’optimisme. Il écarta les soucis qui gênaient sa digestion. Pourquoi supposer des choses que l’on ne lui avait pas dites et que personne, sans doute, ne lui dirait jamais ?
Avant qu’on servît le café, il se leva de table et dit en prenant un grand air de mystère, qu’il exagérait pour masquer son embarras : « J’aurais une communication…, très importante… à faire à Mlle Loison. »
Ils allèrent tous deux dans le petit salon, pendant que Berthe restait à table avec sa mère. Berthe, quand Daniel s’était levé, lui avait jeté un regard inquiet, vite détourné ; elle avait semblé pâle et sérieuse, et c’est en remuant à peine les lèvres qu’elle avait répondu à une question de sa mère. Daniel en eut une grande pitié et résolut de hâter les confidences, pour que Louise pût aller la rassurer plus vite.
Ils restèrent, Louise Loison et lui, debout près d’une des hautes fenêtres :
— Je commence par vous dire que je n’en veux pas à Berthe et que je lui pardonne tout ce que j’ai appris.
— Vous allez encore me rapporter des histoires absurdes, dit Louise avec une promptitude maladroite, et qui montrait bien que Berthe l’avait mise au courant des soupçons de Daniel.
— Non, Louise, dit Daniel un peu agacé… Je vous en prie… Ne niez pas… Ce sont des choses certaines.
Et il lui raconta les confidences de Julius, surtout préoccupé de trouver des mobiles généreux aux indiscrétions de son ami, parce qu’il croyait voir, chaque fois qu’il prononçait son nom, une expression de blâme dans les yeux de la jeune fille…
— Et vous croyez cela ?
— Oui, oui, dit Daniel, je crois cela. Mais puisque je vous dis que ça ne fait rien, et que je pardonne tout… Berthe ne m’a pas toujours connu. Si elle a aimé quelqu’un avant de me connaître, je n’ai pas le droit de le lui reprocher. Je voudrais que vous lui disiez vous-même… parce que ça me gêne de lui en parler… que vous lui disiez qu’elle se tranquillise et que je lui pardonne tout.
— Je veux bien le lui dire. Mais je vous assure que vous n’avez rien à lui pardonner.
Ils rentrèrent dans la salle à manger et reprirent place autour de la table. Louise, le visage grave, répondait d’un air distrait à Mme Voraud tout en coupant méticuleusement du bout d’un couteau à dessert les pelures de pomme qui restaient dans son assiette. Berthe eut le bon esprit de se lever la première, et d’aller attendre son amie, dans le salon à côté.
Quand Louise l’eut suivie, ce fut le tour de Daniel de soutenir la conversation de Mme Voraud et de lui répondre, complètement au hasard, sur divers projets de voyage et d’installation. Si Mme Voraud avait eu quelque chose à lui demander, le moment eût été bien choisi, car il répondait : oui, avec empressement, et écartait tout sujet de discussion. Quelques instants après, Louise rentra auprès d’eux et Daniel se leva pour aller rejoindre Berthe.
Il eut un serrement de cœur en voyant le salon vide. Il ouvrit la porte de la lingerie. Berthe était sur un fauteuil. Elle avait les yeux dans un mouchoir minuscule, où elle pleurait, comme une pauvre petite fille, toutes les larmes de son corps. Il eut tout de suite l’impression d’une maladresse irrémédiable, d’avoir joué de ses mains brutales avec un jouet trop délicat. Il se mit à pleurer plus fort qu’elle, en marchant avec agitation, à pleurer sans retenue, si bien que sa douleur fuyait peu à peu dans ses sanglots. Mme Voraud accourut au bruit et vit leurs vilaines figures.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi pleure-t-elle ? demanda-t-elle à Daniel avec sévérité, et comme si lui-même n’eût pas été en train de pleurer aussi.
Mais il repartait en sanglots plus violents. Berthe se calma la première, et dit en s’essuyant les yeux :
— Va-t-en, maman. Ça ne te regarde pas.
Mme Voraud ne s’en alla pas et dit encore à Daniel :
— Je veux savoir pourquoi ma fille pleure…
Ce qui fit reprendre à Berthe tout son sang-froid. Elle dit à sa mère d’un ton décidé :
— Il ne te le dira pas. C’est notre affaire.
Daniel alla l’embrasser pour cette bonne parole. Elle se pencha sur son épaule. Il embrassa son charmant visage, mouillé de larmes, et aussi ses yeux plus tendres. Il l’embrassa avec ardeur, sans faire attention à Mme Voraud.
— Vous savez peut-être pourquoi elle pleure ? demanda Mme Voraud à Louise Loison, qui, après avoir essayé de la retenir dans la salle à manger, était venue, elle aussi, dans la lingerie.
Louise Loison répondit à cette question par tous les signes en usage dans les différentes écoles de mimes pour exprimer la plus complète ignorance.
— Enfin !… je ne sais pas deviner les énigmes, dit Mme Voraud, en se contentant, faute de mieux, de ce faible mot de sortie.
Louise Loison la suivit, pensant que les choses s’arrangeraient mieux si Berthe et Daniel restaient seuls ensemble.
Daniel s’était assis sur le fauteuil. Il avait pris Berthe sur ses genoux. C’était ainsi, dit une voix maligne, qu’elle venait jadis s’asseoir sur les genoux d’André. Mais ça lui était bien égal. Une large affection, qu’il n’avait encore jamais éprouvée, anéantissait toutes ses hésitations et tous ses scrupules. Cette petite-là, qu’il avait sur ses genoux, entre ses bras, il sentait bien qu’il ne se détacherait jamais d’elle.
Il ne voudrait jamais qu’elle eût de la peine. Sa douleur n’était pas la même que les autres douleurs. C’était une douleur insupportable. Jamais il ne la quitterait en fermant une porte, avec l’idée qu’elle était à pleurer derrière. Ce n’était pas adroit d’être ainsi pitoyable. Il l’eût dominée sans doute, s’il eût paru plus fort. Mais, au risque de la perdre, il se retournait toujours, pour regarder son visage, et pour s’assurer qu’il n’était pas désolé.
Dire qu’il l’avait connue, par hasard, il n’y avait pas un an de cela ! Il avait pensé souvent : je me suis engagé dans cet amour comme un promeneur sans but entre dans un chemin. C’est vrai qu’une fois sur le chemin, je n’ai pu retourner sur mes pas ; mais, quand j’ai pris cette route, aucune nécessité ne m’avait poussé aux épaules. Et cette Berthe que je ne connaissais pas, il y a un an, elle est maintenant dans toute ma vie. C’est Berthe.
La première fois qu’ils s’étaient parlé, au bal des Voraud, elle lui était apparue comme une jeune fille parfaite, comme celle qui le comprendrait. Et elle n’avait jamais rien compris de lui. Il avait pensé qu’elle aimerait de lui tous ses goûts, toutes ses ferveurs, toutes ses amitiés, l’affection qu’il avait pour ses parents, sa sympathie profonde pour Julius. Et elle n’acceptait presque rien de tout cela.
Il avait cru qu’elle n’avait jamais aimé que lui, et il était prouvé qu’elle en avait aimé un autre.
Ainsi, rien ne subsistait de ce qui l’avait attiré vers elle, et elle le retenait cependant.
Il était rare qu’il fût réellement heureux de l’embrasser. Il était las de ses baisers identiques. Mais il éprouvait une joie certaine à la tenir enfermée dans ses bras, et à se dire que plus rien jamais ne le séparerait d’elle.
Et quand Berthe lui demanda : « Alors vous m’aimez toujours ? » il ne put lui répondre : oui, tellement il le pensait.
Son mariage, qui lui avait toujours paru un événement irréalisable, lui semblait impossible à rompre maintenant. Il n’osa pas trop se rassurer cependant, car il savait que le Destin n’aime pas qu’on ait des certitudes. Il décida qu’il parlerait dès le même soir à M. Voraud, pour avancer la date et laisser moins de champ aux malices de l’Imprévu.
— Comme on a été mauvais pour maman ! dit tout à coup Berthe, en riant… Il faut aller la voir.
Il la serra encore d’une longue étreinte, puis tous deux revinrent dans la salle à manger où Mme Voraud, un pince-nez aux yeux, travaillait à une tapisserie.
— C’est calmé ? dit-elle.
— Oui, maman, dit Berthe en l’embrassant… Embrassez-la, dit-elle à Daniel.
Daniel, sans élan, mais avec beaucoup d’émotion, posa au hasard un petit baiser rapide sur de la peau de front, sur du sourcil et un morceau de binocle.