Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXVI
L’ENQUÊTE
Quand il arriva chez elle le lendemain, après le déjeuner, elle avait repris son sang-froid. Il n’osa pas revenir sur la conversation de la veille, mais il dit qu’il était triste, que la vie l’affligeait. Elle lui répondait : Vous êtes fou… ou : Vous savez bien que je vous aime. Et, quand ils furent seuls, il ne refusa pas quoi qu’il s’en fût promis, les lèvres qu’elle lui tendait.
Il avait mal dormi la nuit précédente, et, dans la matinée, il avait pris la résolution d’aller trouver André Bardot et d’avoir avec lui une explication. Il lui parlerait sans se fâcher, mais nettement. Cette démarche lui paraissait très simple, car, selon son habitude, il avait imaginé les demandes et les réponses de ce décisif entretien.
Il avait décidé de ne pas parler de ce projet à Berthe Voraud. Mais il lui était difficile de retenir un secret. Le besoin de parler le harcelait, et il trouvait toujours une bonne raison pour lui céder et rompre le silence.
Il s’était aussi juré de ne pas ennuyer Berthe, ayant pour elle une grande pitié. Mais c’était là une de ces promesses magnanimes, qu’il n’avait jamais la fermeté détenir.
— J’ai l’intention, dit-il tout à coup, d’aller trouver André Bardot.
Elle se tut pendant un instant, puis elle dit : « Allez le trouver », s’étant fait sans doute ce raisonnement puéril qu’elle semblerait suspecte en lui déconseillant cette visite.
Il répondit du ton le plus naturel :
« Oui, j’irai. »
Puis ils se turent tous deux un temps assez long. Assise près de la fenêtre, elle penchait sur un ouvrage de tapisserie sa tête charmante et impénétrable. Daniel se dit qu’il fallait ne pas avoir l’air fâché et prononcer une phrase quelconque. Il regarda un portrait au mur, et s’écria : Comme ce portrait de votre grand-père ressemble à M. Voraud !
Elle ne répondit rien. Souffrait-elle au fond d’elle-même ? Il en ressentit à la fois un déchirement et un plaisir. Il craignait de la voir souffrir, mais il ne détestait pas le goût de sa souffrance.
— Il ne faudrait pas, dit-il, que vous preniez contre vous ce que je vous ai dit tout à l’heure, relativement à ma visite à ce jeune homme.
— Je ne le prends pas contre moi.
— Je le pense bien… Si je vais le voir, ce n’est pas du tout pour contrôler ce que vous m’avez dit… Je vais seulement lui demander une explication au sujet de certains racontars que, selon certaines personnes, il aurait faits sur votre compte.
— Allez le voir, dit-elle encore.
— Je n’irai le voir que si vous m’en priez, ma petite Berthe. Vous savez bien que je vous aime et que je vous obéis toujours.
— Si vous avez le moindre soupçon, il faut aller le voir. Seulement, si vous voulez mon avis, je trouve cette démarche ridicule. De quoi ça aura-t-il l’air ?
— Je n’irai pas le voir.
Il venait de se résoudre à un moyen terme ; il interrogerait Julius, qu’il n’avait jamais osé questionner à fond. Mais il ne parla pas de cette démarche à Berthe, qui n’aimait pas Julius et n’eût pas toléré qu’on le mêlât à cette affaire.
Un télégramme avertit Julius de se trouver le même soir, à la terrasse de la Paix.
Il prit le train pour Paris après avoir dîné à la hâte. Il se trouva seul dans un compartiment avec une dame, qui lui fit l’effet d’une demi-mondaine très élégante. Elle portait un corsage et une ombrelle en dentelle assortie et tenait à la main un petit sac en maroquin jaune clair. Daniel s’assit à l’autre bout du compartiment, sur la banquette d’en face, et regarda cette dame fixement.
Il avait conçu ou plutôt rêvé un plan de campagne : engager la conversation avec elle, lui proposer de la reconduire chez elle, passer la nuit en sa compagnie, puis se lier d’une façon suivie. Il se voyait son amant attitré, la conduisant au théâtre, où Berthe, à qui on les désignerait de loin, serait navrée de désespoir.
Mais il se dit : A quoi bon ? Berthe m’aime. Il ne s’agit pas de la dépiter et de me faire aimer d’elle. Ce n’est pas la question. Ce qu’il y a de grave, c’est ce quelque chose qu’il y a dans le passé et que rien, rien ne peut effacer.
Le train arrivait en vue de La Chapelle et sifflait sans relâche, comme un cheval hennit en rentrant à l’écurie. Il passa entre des bâtiments interminables, des fils télégraphiques, de longues suites de wagons désœuvrés, et d’innombrables signaux, qui n’avaient jamais semblé aussi prodigieusement inutiles. La dame avait tiré une glace de sa poche et se tamponnait doucement le nez avec un petit mouchoir. Quand le train entra en gare, Daniel sauta sur le quai, puis attendit sa compagne de voyage, afin de lui offrir un semblant d’aide pour descendre. Ne sachant par quel bout la prendre, il lui toucha vaguement le bras. Elle remercia d’un signe de tête et se dirigea rapidement vers la sortie. Il pensa à la suivre jusqu’à sa voiture, afin de ne pas perdre toute trace ; mais il aperçut au bout du quai un jeune homme de haute taille, à qui elle tendit la main ; puis tous deux s’en allèrent ensemble, en causant. Daniel renonça donc à elle et la remit mentalement aux soins de cet inconnu.
Julius était installé à la terrasse du café, à côté d’un de leurs vagues camarades communs, un étudiant en médecine d’une trentaine d’années, borgne d’un œil et triste de l’autre et qui parlait sans relâche, d’un ton las et assuré. Il était prolixe en anecdotes sur le monde médical, sur les nouvelles découvertes et sur toutes choses. Il parlait aussi, avec moins de précision, de ses examens, dont on n’entrevoyait jamais la fin. Daniel, impressionné par sa morne supériorité, avait en lui beaucoup de confiance, et l’avait maintes fois consulté, au sujet de toutes sortes de symptômes.
Daniel fut content de le trouver là, pour ne pas être obligé de parler tout de suite à Julius. Le jeune homme borgne leur raconta des histoires d’une femme hystérique, qu’il avait connue à la Maternité. Puis il dit qu’il n’avait pas été aux courses depuis trois semaines. Il leur dit encore pourquoi il ne retournerait plus dans un café du boulevard Saint-Michel. A la fin il se leva, pour rentrer travailler.
Daniel n’entama pas tout de suite la conversation qu’il avait projetée. Julius et lui examinèrent un maigre vieillard aux longs cheveux bouclés, qui se promenait de table en table à pas traînants et montrait des petits miroirs qu’il approchait de sa bouche ouverte, et où d’un dernier souffle de vie il faisait apparaître l’image d’une femme nue, d’une très pauvre obscénité. Un autre individu, arbitrairement coiffé d’un fez, déroulait sans espoir un tapis à fleurs jaunes.
— Tu ne m’as pas dit ce que tu pensais de Berthe Voraud ? dit tout à coup Daniel, d’un air détaché.
— Pas mal, dit Julius.
— Je voulais te parler… continua Daniel. Tu m’as raconté dans le temps une histoire à propos d’elle et de Bardot. J’ai de bonnes raisons de croire que ce n’est pas vrai. Mais je ne serais pas fâché de savoir de qui tu tiens ça.
— Je te l’ai déjà dit, répondit Julius. Je le sais de Bardot lui-même.
— C’est un blagueur, dit Daniel, et un mufle, s’il a vraiment raconté ça.
— Il l’a vraiment raconté, dit paisiblement Julius. Et il me le raconte environ quatre fois par semaine. Il me rase assez avec ça.
— Qu’est-ce qu’il te dit ?
— Oh ! je n’y fais pas attention.
— Écoute, mon petit Julius, c’est toi qui es un mufle de ne pas me parler plus sérieusement de cette chose qui est très grave. Fais-moi le plaisir de laisser ces allumettes tranquilles. Et il enleva le porte-allumettes où Julius venait de frotter la dixième allumette pour s’amuser à écrire sur la table avec des bouts de bois carbonisés.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Je veux que tu me racontes exactement tout ce que Bardot t’a dit.
— Il serait content s’il t’entendait. Car c’est évidemment pour que je te le rapporte qu’il vient m’embêter avec ça tous les deux soirs. D’abord il y a une chose que tu peux savoir, parce que c’est connu, c’est qu’il a été pour ainsi dire fiancé avec Berthe Voraud. Le mariage s’est rompu, à ce qu’il prétend, parce que le père Bardot n’a pas voulu qu’il l’épouse. Mais je crois que c’est le contraire et que c’est Voraud qui n’a pas voulu lui donner sa fille ; il n’a aucune position.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté d’autre ? dit Daniel.
— Il m’a dit toutes sortes de choses sur Berthe, sur la façon dont ils s’étaient connus. C’est Louise Loison qui les a présentés… Et puis il m’a dit ce qu’ils faisaient ensemble.
— Elle a été sa maîtresse ? dit Daniel d’un ton calme.
— Non, dit Julien.
— Comment le sais-tu ?
— Il me l’aurait dit.
— On ne dit pas ces choses-là, dit Daniel.
— Si. On les dit. Lui, en tout cas, me l’aurait dit. Il aurait trop tenu à ce que tu le saches, pour t’empêcher de faire le mariage. S’il avait été en droit de raconter quelque chose de ce genre, il n’aurait pas hésité.
— Tu me jures que c’est bien ta pensée ?
— Je te le jure, dit Julius docilement. Elle n’a pas été sa maîtresse… Il m’a raconté comment il l’embrassait. Elle venait s’asseoir sur ses genoux.
Daniel regardait dans le vague, devant lui. Si bien qu’un homme qui vendait pour quarante francs une montre et sa chaîne, se crut gratifié d’une attention spéciale et dépensa en pure perte un assez long exposé.
— Qu’est-ce que tu me conseilles ? dit Daniel.
— Ne l’épouse pas, dit Julius. Tu n’es pas forcé de l’épouser.
Deux interminables armées de passants, sur le trottoir, l’armée montante et l’armée descendante, se croisaient à la débandade. Un vieux monsieur en chaussons marchait à pas méticuleux, avec des pieds informes. Un homme en jaquette, sans linge apparent, glissait une canne sournoise sous les tables et piquait des bouts de cigarettes, qu’il empochait avec flegme et beaucoup de douceur.
— Viens-tu au Moulin ? dit Julien.
— Je veux bien, dit Daniel.
Ils montèrent bras dessus bras dessous la rue Blanche. Daniel ne sentait pas encore son mal. Il avait plutôt quelques satisfactions, la petite joie perverse d’être en présence d’une catastrophe. Et puis, il n’était pas fâché de tenir un grief certain et sérieux, avec lequel il pourrait confondre Berthe. Et puis, c’était aussi l’occasion, toujours tentante, de s’en aller, de n’être plus fiancé, c’était une libération, une porte ouverte.
Mais au Moulin, sous le vaste hall de plaisir, le décor changea. Il vit avec tristesse la vie qu’il allait reprendre. C’était là-dessus que donnait la porte ouverte ! Il avait le droit de sortir, mais vers quelle existence vide et sans amour !
Il quitterait donc une femme qui l’aimait, et pour quoi la quitterait-il ? Un orage avait bouleversé son logis. Un pan de mur était tombé, qu’on ne pourrait plus reconstruire. Ne valait-il pas mieux s’en accommoder, et se dire même que c’était mieux ainsi, qu’on vivrait une vie aisée et plus large, moins emprisonnée dans l’austérité ?
Berthe lui avait menti. Pour s’épargner la honte d’un pardon, d’une grâce à octroyer, il préférait amnistier d’une façon générale toutes les pauvres petites créatures d’amour. Il ne fallait pas les prendre au tragique. Il résolut de se livrer dès le soir même à la débauche, pour se persuader que la vie n’était qu’une chose frivole.
— Est-ce que la Prune vient toujours ici ? demanda-t-il à Julius.
— Je pense. Je l’ai encore vue la semaine dernière.
— Si seulement elle pouvait venir ce soir ! Je n’aurai pas cette veine.
Il eut cette veine presque au même instant. Il aperçut la Prune assise à une table. Mais il ne l’aborda pas. Il ne l’avait jamais vue aussi courte. Comme ses yeux étaient à fleur de tête ! Et sur ses noirs cheveux luisants, quel petit chapeau de velours grenat, ridicule !
— Je m’en vais, dit Daniel. Je vais prendre le train de minuit.
Il monta dans un long train morne, presque vide. Il ne choisit pas un compartiment de milieu. Ça lui était bien égal de dérailler, ce soir-là.
Cinq mois auparavant, quand il était revenu pour la seconde fois à Bernainvilliers, il faisait un temps ensoleillé. La Providence mettait sur sa route une jeune fille très belle et très riche, qui n’avait jamais aimé que lui. Ce jour-là, il s’était pris à mépriser le bonheur, qu’il trouvait trop rapide et trop facile.