Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
V
DANS LES AFFAIRES
Le dimanche soir, Daniel, encore fatigué du bal de la veille, s’était couché de bonne heure. Le lendemain, il se rendit au magasin de son père, rue Lafayette : « Henry fils aîné, laines et tissus. »
Le père de Daniel était connu généralement sous le nom de Henry-tissus, pour le distinguer de son cousin, Henry-pétrole.
Daniel préparait ses examens de doctorat en droit ; mais son père exigeait qu’il s’occupât de la maison, pour apprendre les affaires.
Il l’emmena même une fois à Lille chez les fabricants. Daniel, dans des bureaux où il tombait de sommeil parce qu’il y faisait trop chaud, fit semblant de suivre les conversations instructives au point de vue commercial de son père et de ces messieurs qui étaient, selon M. Henry, « les plus gros bonnets de l’industrie du Nord ».
A Paris, Daniel était installé dans un petit bureau, au fond du magasin, à côté du bureau du comptable.
On lui apportait tous les deux ou trois jours une lettre à écrire.
Il la recommençait plusieurs fois.
Il déchirait les morceaux des essais défectueux, et les jetait au panier à papier, afin qu’on ne s’aperçût pas qu’il avait recommencé si souvent et qu’on ne lui reprochât pas d’avoir gâché tant de feuilles à en-tête.
D’ailleurs, le dernier essai que, de guerre lasse, il jugeait bon, était encore, de la part de M. Henry, l’objet des plus graves critiques.
Tantôt il avait écrit la lettre en trop petits caractères, et l’avait commencée trop haut, de sorte qu’il restait trop de blanc en bas. Ça n’avait pas d’œil.
Ou bien il calculait mal la longueur du texte : il y en avait trop. Par manie il s’entêtait à ne pas retourner la page, et serrait outrageusement les lignes du bas. Il ne restait qu’une place infime pour la signature et pour un post-scriptum éventuel.
La copie des lettres au copie-lettres était une autre source d’ennuis.
Il ne séchait pas assez les feuillets, ou ne les mouillait pas suffisamment ; tantôt l’encre bavait, tantôt ça ne marquait pas.
Il prenait l’encre fixe pour l’encre communicative, et inversement.
M. Henry jugeait aussi sévèrement la rédaction des lettres que leur exécution matérielle. Il n’aimait pas les expressions peu usitées et goûtait beaucoup l’harmonie de certaines phrases, telles que : « Nous avons en main votre honorée du 17 », ou : « Je vous confirme par la présente notre entretien de ce jour. »
Daniel, parfois, allait faire des courses. On lui confiait de préférence une mission qui n’intéressait qu’indirectement les opérations principales de la maison : on l’envoyait chez le papetier pour discuter un compte de fournitures de bureau.
Il s’acquittait très mal de ces minimes affaires, qu’il terminait aux conditions les plus désavantageuses pour les intérêts de Henry fils aîné.
Il commençait par demander au marchand de réduire le montant de sa facture.
Le marchand répondait : Impossible.
Daniel était heureux de cette réponse catégorique, qui le dispensait, selon lui, d’insister. Il se bornait à ajouter : « Alors, vous ne pouvez pas faire de réduction ? »
Il s’attendait sans doute à ce que le marchand répondît : « Si, réflexion faite, je peux. » Le marchand préférait répéter que c’était impossible, et qu’il regrettait.
Daniel se contentait de ces regrets. L’important pour lui n’était pas de réussir, mais d’affirmer à son père qu’il avait tout fait pour mener ses négociations à bonne fin.
Il se disait aussi qu’il ne s’agissait en définitive que d’une petite somme. Il avait à sa disposition une certaine théorie sur les sacrifices modiques, qu’il est quelquefois plus habile de consentir, quitte à se rattraper sur les affaires plus importantes. Il ne se rattrapait d’ailleurs jamais.
Il ne quittait pas le marchand récalcitrant sans lui dire : « Ces messieurs ne sont pas satisfaits. »
Il n’était pas arrivé à son but, mais il avait eu, selon lui, le rôle le plus digne. Il comptait toujours beaucoup sur les remords qu’il pensait inspirer à autrui. Il s’exagéra longtemps le retentissement que ses propres ennuis avaient dans l’âme de son prochain.
C’était une vieille habitude d’enfant gâté. Dès son plus jeune âge, quand ses parents l’avaient grondé, il les punissait en boudant, et se privait de dessert pour les apitoyer.
Il ne faudrait pas conclure de tout cela que Daniel ne se croyait pas fait pour les affaires.
Il rêvait fréquemment d’être un grand homme d’affaires, afin de stupéfier son entourage par son habileté.
Il achèterait, dans des conditions prodigieuses de bon marché, pour un million de francs d’étoffes, qu’il revendrait ensuite trois millions à l’Amérique du Nord.
Ce n’était pas pour gagner deux millions, car il n’avait pas besoin de tant d’argent et n’aurait su qu’en faire. C’était simplement pour voir la tête de son père, de son oncle Émile et du comptable, M. Fentin.
La grande préoccupation de Daniel est la conquête intellectuelle de M. Fentin.
Daniel rassemble chaque matin, dans les journaux, toutes les anecdotes qui lui paraissent susceptibles d’intéresser M. Fentin. Mais le diable est qu’il n’est jamais sûr d’obtenir le rire ou l’étonnement du comptable.
M. Fentin fait généralement un signe de tête qui a l’air de signifier qu’il connaît l’anecdote, à moins qu’il ne dise : « Les journaux ne savent plus qu’inventer », et des réflexions du même genre qui ne sont jamais très agréables pour un narrateur.
M. Fentin ne méprise pas le fils de son patron. Mais il ne lui a jamais laissé sentir qu’il l’estimait, et qu’il lui assignait une certaine valeur intellectuelle.
Daniel cherche avidement à connaître les opinions de M. Fentin pour les adopter d’enthousiasme. Par malheur, les opinions de M. Fentin ne sont jamais saisissables, et il suffit que Daniel abonde dans un sens pour que M. Fentin se transporte rapidement, avec armes et bagages, dans une autre opinion.
D’ailleurs, l’approbation de M. Fentin, si elle se produit, n’est jamais explicite. Quand il ne fait pas d’objection, il prend un air indifférent. Si l’on est tombé dans son opinion, qui est la bonne, c’est évidemment un pur hasard. Il ne fait rien pour vous y laisser, rien pour vous en chasser.
Quand M. Fentin a des écritures pressées, Daniel se relègue dans le petit bureau voisin, qui est son domaine. Le peu de jour que donne la petite cour est encore atténué par des vitres dépolies ; pourtant la lumière solaire ne coûte rien ; mais c’est sans doute par une habitude d’économie.
Daniel, quand il n’a pas de lettres à écrire, doit classer de vieilles factures, dont il inscrit les noms sur un répertoire. Ce travail, si inutile qu’on ne le contrôle jamais, lui paraît fastidieux. Il n’a pas de journaux ni de livres à sa disposition, car M. Henry trouve avec raison que, de huit heures à dix heures du matin, c’est bien assez de temps pour lire les journaux.
Daniel est installé devant l’ancienne table-bureau de son père, celle qu’on a changée pour une neuve quand on a déménagé de la rue du Mail à la rue Lafayette.
Ce bureau, très large, est recouvert d’une vieille basane rembourrée de crin. Il y a dans la basane un accroc à angle droit, et la principale occupation de Daniel est d’introduire dans l’accroc le manche d’un porte-plume, grâce auquel il repousse le crin, le plus loin possible.
L’encrier est constitué par un lion en cuivre dont on pique, pour prendre de l’encre, le dos généreux. Un presse-papier, en cristal demi-sphérique, ne presse aucun papier : il est tapissé à sa base, dans un désordre qui veut être chatoyant, d’affreux petits morceaux de verres multicolores. Il n’y a pas eu de poudre à sécher depuis 1875 dans la boîte à poudre, et le rouleau à buvard, appareil cependant plus moderne, s’est dépouillé de la dernière feuille de papier buvard qui constituait sa raison d’être.
C’est au milieu de ces objets que Daniel passe deux heures, chaque matin, et trois heures, chaque après-midi, afin d’apprendre les affaires.