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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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IV
DIMANCHE

Le lendemain du bal fut un beau dimanche, endimanché d’un soleil propre.

Daniel, qui s’était couché très tard, se réveilla à dix heures. A huit heures, la femme de chambre était venue ouvrir les volets. De son lit, Daniel se voyait dans la glace de l’armoire. Il s’accouda sur l’oreiller.

Avec sa chemise blanche, entr’ouverte sur sa poitrine, son teint mat et ses cheveux qui se comportaient bien dès qu’il ne s’agissait que d’être mal peignés, Daniel n’eut pas de peine à se trouver beau. Les souvenirs de la veille faisaient de cette beauté une beauté irréfutable. Daniel se classa immédiatement dans la catégorie de ces jeunes hommes à qui la livrée mondaine ne convient pas, parce qu’ils ont quelque chose de sauvage et de fier. Il retroussa sa manche. Son bras lui parut musclé. Sa hanche soulevait le drap d’une courbe cavalière. Il toussa fortement pour vérifier le volume de sa poitrine, et demanda une tasse de café noir.

Ce matin-là, il consacra une heure et demie à sa toilette. A vrai dire, ce laps de temps considérable ne fut pas occupé par des soins corporels ininterrompus, mais surtout par des poses nombreuses devant la glace, tout nu d’abord, puis en chemise, en caleçon, en pantalon. La glace, photographe bon enfant, lui renvoyait inlassablement son image, de face, de trois quarts, de profil, en profil perdu, une demi-douzaine de chaque.

Il fallut aller à table. L’oncle Émile déjeunait là, avec la tante Amélie. Daniel fut interrogé par sa mère sur les toilettes du bal. Mme Henry posait les questions par acquit de conscience, sachant bien qu’il ne regardait pas les robes. Mais elle s’amusait, elle constatait une fois de plus l’insuffisance de ses descriptions, qu’elle arrivait pourtant à compléter par des documents personnels. C’est ainsi qu’au sujet de la robe de Mme Voraud, Daniel ayant dit simplement : « Une robe noire, je crois… ou marron », Mme Henry ajouta tout de suite : « Ce doit être sa robe grenat, soutachée de jais, qu’elle avait au mariage de Sophie Clardon. C’est Mme Mathieu qui la lui a faite. »

On parla du vieux cousin Brocard que l’oncle Émile avait rencontré le matin, et qui se penchait en avant d’une façon vraiment effrayante.

Daniel rencontrait quelquefois le cousin Brocard, mais il l’évitait toujours. Ce vieillard, courbé à angle droit, avait la rage des longues promenades à pied, au cours desquelles il semblait proposer à tout venant une partie de saute-mouton, que personne n’acceptait d’ailleurs, ce jeu étant visiblement déplacé pour un homme de cet âge.

— Tu ferais bien d’aller le voir cet après-midi, ton cousin Brocard, dit Mme Henry.

— Laisse-le donc aller à ses affaires, dit M. Henry.

— Madame l’attend, dit l’oncle Émile.

L’oncle Émile supposait une maîtresse à Daniel, et tout le monde en était tellement persuadé que Daniel lui-même avait fini par y croire. C’était évidemment à cette dame qu’étaient destinés les quarante francs qu’il recevait par semaine. En réalité, ces deux louis s’en allaient en achats de livres, en livraisons, en journaux, en voitures. De temps en temps, une pièce de dix francs était consacrée à quelque hâtive débauche.

Tous les dimanches, Daniel passait l’après-midi au théâtre. Un dimanche non consacré à un plaisir classé, tel que le théâtre où les courses, lui semblait un dimanche perdu. Mais, ce jour-là, Daniel résolut de remonter simplement les Champs-Élysées pour se montrer aux promeneurs. Il pouvait se montrer : il avait désormais un amour en tête, une intrigue.

Sur le boulevard, chaque couple qu’il rencontrait lui évoquait l’image future de Berthe Voraud se promenant à son bras.

« Puis, pensait-il, nous prendrons une voiture de grande remise, et nous irons au Bois. Je rencontrerai des amis de collège, et je leur présenterai ma femme. » Il répéta à voix basse : « Ma femme, ma femme. » Son visage exprimait un tel ravissement qu’un homme qui distribuait des prospectus le regarda avec stupeur, si indifférent qu’il fût d’ordinaire aux attitudes de sa clientèle.

« Ensuite, continua Daniel, nous irons au restaurant, nous passerons la soirée dans un café-concert en plein air. A minuit, notre Victoria nous conduira jusqu’à la porte du Bois. J’étendrai mon bras gauche derrière les épaules de Berthe… »

Il avait traversé la place de la Concorde et se trouvait dans les Champs-Élysées. Les gens du dimanche marchaient avec précaution, comme s’ils avaient eu des jambes neuves. Une dame d’officier montrait à tous les passants son mari à trois galons, dans un costume de grande tenue, qui ne coûtait pas moins de neuf cents francs, les épaulettes de capitaine étant les plus chères de toutes. Trois jeunes filles, deux sœurs et une cousine, la cousine boute-en-train au milieu, pour que chacune des sœurs en eût sa part, brandissaient en marchant leurs ombrelles fermées, et s’amusaient à se moquer du monde.

L’existence de ces gens-là paraissait à Daniel bien vide et bien navrante. Ils allaient rentrer chez eux, retrouver après le dîner cette terrible soirée du dimanche, dont il avait toujours conservé un triste souvenir, parce qu’elle avait longtemps précédé pour lui la rentrée au lycée.

Maintenant, Daniel avait un amour en tête. L’amour, c’est l’essentiel de la vie. Comment en avait-il été si longtemps privé ? Quand il partait en voyage, il regardait toujours les passants avec une pitié heureuse. Il ne pouvait concevoir qu’ils se résignassent à la vie monotone qu’il avait lui-même vécue tant de jours.

— Ah ! Berthe, répétait-il, Berthe…

Au coin de l’avenue Marigny, il se trouva tout à coup en face de Berthe elle-même, accompagnée de deux dames.

— Vous ne voyez pas vos amis. Vous rêviez, dit-elle.

Ils échangèrent quelques phrases rapides et qui se répondaient mal.

— A mercredi, dit-elle en le quittant.

La rencontre de sa bien-aimée lui gâta toute sa journée.

Il voulait bien être heureux, mais suivant le programme qu’il s’était arrêté d’avance. Il ne faisait, d’ailleurs, aucun effort personnel pour que ce programme se réalisât. Il le soumettait au Destin, et le priait de s’y conformer. Il attendait de la Providence, à des moments précis, des cadeaux déterminés. Malheureusement, la Providence, pleine de bonne volonté, mais brouillonne, n’exécutait pas fidèlement ses ordres et lui envoyait comme des tuiles des bonheurs qu’il n’avait pas demandés.

Il se figura qu’au moment de la rencontre de Berthe il parlait tout haut et devait avoir l’air bête. Il fut affolé pendant deux heures, conçut et abandonna les projets les plus téméraires. Il entra dans un bureau de poste, écrivit une lettre qui commençait ainsi : « J’ai dû vous paraître étrange tout à l’heure. C’est que je pensais à vous… » Puis il chiffonna cette lettre, la jeta à terre, sortit du bureau de poste, y revint après un bout de réflexion, chercha dans les papiers qui gisaient à terre la lettre qu’il avait chiffonnée et la déchira en cinquante petits morceaux qu’il jeta dans une bouche d’égout. Ce papier, sans nom et sans signature, ne contenait absolument rien de compromettant.

Vers six heures, son malaise se dissipa peu à peu. Il revint chez lui par des rues que le dimanche faisait presque désertes. Des dîneurs s’installaient aux terrasses des marchands de vins. On criait au loin le résultat des courses. Au quatrième étage d’une maison neuve, une jeune femme blonde, en peignoir clair, attendait quelqu’un. Berthe Voraud, plus tard, blonde aussi, aussi en peignoir clair, l’attendrait à sa fenêtre. Il se sentit comme soulevé d’ivresse et d’impatience. Puis il se dit encore : « Pourvu que je n’aie pas été ridicule tout à l’heure ! »

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