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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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II
QUADRILLE DES LANCIERS

Les Voraud donnaient un bal par saison. M. Voraud, avec sa barbe grise, ses gilets confortables et ses opinions bonapartistes ; Mme Voraud, avec ses cheveux dorés et son habitude des premières, effrayaient beaucoup Daniel Henry. Il n’était guère rassuré, non plus, par leur fille Berthe, qui semblait posséder, autant que ses parents, un sens profond de la vie.

Est-il possible que M. Voraud ait jamais pu être un petit enfant ? Quelle autorité dans son regard, dans ses gilets, dans son col blanc d’une blancheur et d’une raideur inconcevables, arrondi en avant comme une cuvette, et que remplit comme une mousse grise une barbe bien fournie !

Daniel pénètre dans l’antichambre et se demande s’il doit aller présenter ses compliments à la maîtresse de la maison.

Mais il n’a préparé que des phrases bien incomplètes, et puis Mme Voraud se trouve de l’autre côté du salon ; pour traverser ce parquet ciré, au milieu de ce cercle de dames, il faudrait à Daniel l’aplomb d’Axel Paulsen, le roi du Patin, habitué à donner des séances d’adresse sous les regards admiratifs d’une galerie d’amateurs.

Daniel préfère aller serrer la main au jeune Édouard, un neveu de la maison, qui peut avoir dans les douze ans. Car Daniel est un bon jeune homme, qui fait volontiers la causette avec les petits garçons dédaignés. Il demande au jeune Édouard dans quelle classe il est, quelles sont ses places dans les différentes branches, et si son professeur est un chic type.

Puis Daniel aperçut et considéra en silence les deux modèles qu’il s’était proposés, André Bardot et Lucien Bayonne, deux garçons de vingt-cinq ans, qui dansaient avec une aisance incomparable et qui parlaient aux femmes avec une surprenante facilité. Daniel, qui les connaissait depuis longtemps, ne trouvait d’ordinaire d’autre ressource que de leur parler sournoisement de ses études de droit ; car ils n’avaient pas fait leurs humanités.

Leurs habits de soirée étaient sans reproche ; ils dégageaient bien l’encolure. Bayonne avait un collet de velours et un gilet de cachemire blanc. Leurs devants de chemises, qu’on portait alors empesés, semblaient si raides que Daniel n’était pas loin d’y voir un sortilège. Dans le trajet de chez lui au bal, son plastron s’était déjà gondolé.

Alors, délibérément, il lâcha toute prétention au dandysme, et prit un air exagéré de rêveur, détaché des vaines préoccupations de costume, habillé proprement, mais sans élégance voulue.

On ne peut pas faire les deux choses à la fois : penser aux grands problèmes de la vie et de l’univers, et valser.

Il s’installa dans un coin de l’antichambre et attendit des personnes de connaissance. D’ailleurs, dès qu’il en voyait entrer une, il se hâtait de détourner les yeux, et paraissait absorbé dans l’admiration d’un tableau ou d’un objet d’art.

Pourtant il se permit de regarder les Capitan, car il n’avait aucune relation avec eux et n’était pas obligé d’aller leur dire bonjour. Mme Capitan, la femme du coulissier, était une beauté célèbre, une forte brune, aux yeux familiers et indulgents. Daniel avait toujours regardé ces yeux-là avec des yeux troublés, et ne pouvait concevoir qu’Eugène Capitan perdît son temps à aller dans le monde, au lieu de rester chez lui à se livrer aux plaisirs de l’amour, en compagnie d’une si admirable dame. Il avait beau se dire : « Ils viennent de s’embrasser tout à l’heure et c’est pour cela qu’ils sont en retard au bal », il n’admettait pas qu’on pût se rassasier de ces joies-là. Ce jeune homme chaste et extravagant n’admettait que les plaisirs éternels.

Un jeune sous-officier de dragons, préposé à la garde d’une Andromède anémique, s’approche inopinément de Daniel et lui demande :

— Voulez-vous faire un quatrième aux lanciers ?

Daniel accepte. C’est la seule danse où il se risque, une danse calme et compliquée. Il met un certain orgueil à se reconnaître dans les figures. Pour lui, les lanciers sont à la valse ce qu’un jeu savant et méritoire est à un jeu de hasard.

Il se met en quête d’une danseuse et aperçoit une petite femme courte, à la peau rouge, et dont la tête est légèrement enfoncée dans les épaules. Elle n’a pas encore dansé de la soirée. Il l’invite pour prouver son bon cœur.

Puis commence ce jeu de révérences très graves et de passades méthodiques où revivent les élégances cérémonieuses des siècles passés, et qu’exécutent en cadence avec leurs danseuses les trois partenaires de Daniel, une sorte de gnome barbu à binocle, le maréchal des logis de dragons et un gros polytechnicien en sueur.

Le polytechnicien se trompe dans les figures, malgré sa force évidente en mathématiques. Daniel le redresse poliment. Lui-même exécute ces figures avec une nonchalance affectée, l’air du grand penseur dérangé dans ses hautes pensées, et qui est venu donner un coup de main au quadrille pour rendre service.

En entrant au bal, et en apercevant le buffet, Daniel s’était dit : Je vais étonner le monde par ma sobriété. (A ce moment-là, il n’avait encore ni faim ni soif. Et puis il se méfiait du café glacé et du champagne, à cause de ses intestins délicats.)

Le quadrille fini, il conduisit au buffet sa danseuse, persistant dans son rôle de généreux chevalier et lui offrant à l’envi toutes ces consommations gratuites, en se donnant ainsi une contenance pour s’en régaler lui-même. Mais le destin lui était néfaste. Précisément, à l’instant où il se trouve là, arrive Mme Voraud. Daniel se sent rougir, comme si elle devait penser, en le voyant, qu’il n’a pas quitté de toute la soirée la table aux consommations. Pour comble de malheur, il éprouve mille peines à donner la main à cette dame, car il se trouve tenir à la fois un sandwich et un verre de champagne. Il finit par lui tendre des doigts un peu mouillés et reste affligé, pendant une demi-heure, à l’idée que sans doute il lui a taché son gant.

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