Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXII
UNE DÉMARCHE
C’était vraiment très grave d’avoir osé tenir tête à ses parents ! En rentrant au chalet Pilou, vers onze heure du soir, Daniel pensait trouver tout le monde encore sur pied, en désarroi, et attendant l’enfant prodigue pour une explication plus complète. Il ralentit le pas, malgré lui, quand, du tournant de la route, il aperçut le deuxième bec de gaz, qui marquait dans la nuit la place du chalet Pilou.
Mais, en arrivant devant la grille, il vit que la maison était sombre. Ainsi, ils s’étaient tous couchés ! Aucune lumière ne survivait aux fenêtres, qui révélât une veille anxieuse. Il se demanda un instant si sa rébellion avait toute l’importance qu’il avait supposée. Il n’était pas exactement fixé sur la gravité de ses actes. Qu’est-ce qui est une faute ? Qu’est-ce qui n’est qu’une simple incartade, que les parents répriment pour la forme tout en en souriant entre eux et en se disant : C’est de son âge ! Il se rappela une petite intrigue qu’il avait eue avec une bonne, à l’âge de quinze ans.
C’était une petite brune, frisée sur le front, et qui avait dû aller assez longtemps à l’école, car elle écrivait les dépenses sans faute d’orthographe et d’une écriture penchée. Un soir, sans qu’on pût savoir comment ça lui avait pris, elle avait embrassé Daniel sur la joue, rapidement, et s’était sauvée. Le jeune garçon, un peu étonné, lui avait rendu ce baiser, huit jours après. Et depuis, il l’avait embrassée sur la joue, dans le cou, de temps en temps.
Cette aventure, pendant les six mois qu’elle dura, l’avait beaucoup tourmenté. Dès qu’on parlait de la bonne à table, pour les détails de service les plus insignifiants, Daniel devenait tout rouge, et le nez dans son assiette, ressemblait subitement à un myope qui mange dans un restaurant douteux.
Et voilà que deux mois après le départ de la bonne, l’oncle Émile avait dit, en examinant la remplaçante : Tu aimais mieux la petite brunette, n’est-ce pas, Daniel ? Daniel en avait ressenti un coup au cœur. Puis il s’était aperçu que son oncle n’avait dit cela que pour rire un peu ; il avait alors amèrement regretté de n’être pas allé plus avant dans ses affaires avec la petite bonne, puisque autour de lui on parlait de la chose avec une tolérance aussi légère.
Mais ces précédents ne le rassuraient jamais, car chaque aventure nouvelle lui paraissait excéder les bornes de l’indulgence paternelle. Et, cette fois-ci, cette opposition déterminée aux volontés de ses parents était d’une gravité vraiment exceptionnelle.
Cependant, le lendemain, le fils rebelle crut bon d’aller embrasser, pour ne pas se poser en ennemi, sa mère, son père, sa tante et son oncle Émile, dont la moustache, le matin, sentait toujours un peu le café. C’est ainsi qu’il les embrassait matin et soir, et chaque fois qu’il les rencontrait sur son chemin. Au déjeuner ni au dîner, on ne fit aucune allusion et ce fut ainsi les jours qui suivirent. Après le repas, Daniel montait dans sa chambre ou passait dans une autre pièce. Il était bien entendu qu’il allait chez les Voraud, mais il ne voulait pas effectuer de sortie directe.
Pendant huit jours, ses parents continuèrent à ne rien dire. Parfois M. Henry descendait du train avec M. Voraud. Ils causaient poliment de toutes sortes de choses ; mais évidemment il n’était pas question du mariage. D’ailleurs, avant ces dernières histoires ils n’en parlaient pas davantage, puisque ce mariage ne devait se faire qu’un an plus tard et qu’on avait dit plusieurs fois qu’on avait bien le temps d’en parler.
Les Henry, qui passaient généralement deux ou trois soirées par semaine au chalet Voraud, ne s’y rendirent pas pendant ces huit jours-là. La tante Amélie était de retour, et sa santé chancelante était une excuse permanente et vraiment très commode à toutes les défections. Il y a des familles où l’on semble entretenir soigneusement des parents malades pour refuser les invitations à dîner.
Mais ce qui sembla plus grave à Daniel, c’est que ses parents n’invitèrent pas les Voraud. Il paraissait naturel qu’un dîner de famille fût organisé pour présenter à l’oncle et à la tante leur future nièce. Daniel, inquiet, se figura que les Voraud avaient remarqué cette abstention. Il épia certains signes de gêne et de rancune. Il lui suffisait d’être à l’affût de ces marques de froideur pour en trouver toujours. Il en arriva très rapidement à juger que la situation était insoutenable.
Un soir, il rentra chez lui fort surexcité. Dans son insomnie, il vit toute la famille Voraud gravement affectée par l’attitude de M. et Mme Henry. Il prit une résolution, pour s’endormir. Il décida qu’il irait parler à M. Voraud. Ah ! se disait-il avec impatience, je voudrais être à demain. Pourvu que demain ne soit pas trop tard !
Il fallait expliquer à M. Voraud la bouderie des Henry, et ajouter que, lui, Daniel, méprisait les questions d’argent et resterait à jamais fidèle à son amour ainsi qu’à la parole donnée. Il hésitait d’autant moins à faire cette démarche qu’il était à peu près sûr de la réponse de M. Voraud. Cette réponse serait : « Vous êtes un noble jeune homme » ou quelque chose d’approchant.
Le lendemain le trouva encore dans les mêmes dispositions. Il était, d’ailleurs, trop faible pour revenir sur une résolution dangereuse et avait trop peur d’être lâche pour se permettre une reculade. A trois heures, il descendit du train à la gare du Nord et se rendit aux bureaux de son futur beau-père.
Malgré les renseignements inquiétants qu’il avait maintenant sur la maison Voraud, l’austérité des grillages l’intimida, ainsi que l’activité indifférente des employés et la tranquille rudesse des garçons en uniforme, qui venaient verser de l’argent ou toucher des chèques. De l’or et des billets, sans ostentation, entraient ou sortaient des guichets.
On introduisit Daniel dans une petite chambre d’attente, claire et sans meubles. M. Voraud, très pressé, sortit d’une pièce à côté : « Bonjour, mon ami. Je ne vous reçois pas dans mon cabinet. J’ai quelqu’un. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? »
Ils étaient tous deux debout près de la fenêtre, au grand jour. M. Voraud avait posé sa main sur l’épaule du jeune homme. Il baissait sa tête robuste, tortillait sa moustache et pensait à autre chose.
— Voilà, dit Daniel. Je tenais à vous voir. Car je pensais que vous aviez cru remarquer chez mes parents une certaine froideur.
— Une certaine froideur ? dit M. Voraud en relevant la tête, un peu étonné. Pourquoi ça ?
— Voilà, dit Daniel, voilà. On a dit, c’est-à-dire on a raconté à mon père des choses… que vos affaires n’allaient pas comme vous vouliez.
M. Voraud releva la tête et regarda Daniel fixement. Daniel continua, très vite :
— Alors papa m’a dit cela, et nous avons eu une scène. Je lui ai répondu que je n’épousais pas votre fille pour de l’argent, que je l’aimais. Je suis venu pour vous dire que les questions d’intérêt n’existent pas pour moi, et que l’attitude de ma famille ne modifiera jamais mes projets.
— Qu’est-ce que ça signifie ? dit sévèrement M. Voraud. Où voulez-vous en venir ? Enfin, répondez : Quel est le sens de cette démarche ? Est-ce vos parents qui vous ont envoyé ? Je n’aime pas les faux-fuyants, ni l’équivoque, cher monsieur.
— Ce n’est pas mes parents, dit faiblement Daniel. C’est moi qui suis venu de mon gré. Je n’ai consulté personne. J’ai fait cette démarche à l’insu de tout le monde. J’ai voulu vous éclairer sur mes sentiments.
— Je n’aime pas beaucoup ça, continua M. Voraud, sans l’écouter. J’irai voir monsieur votre père, et je lui demanderai des explications là-dessus. Je m’étonne qu’il ne soit pas venu me trouver lui-même, au lieu de vous envoyer. Il sait où je demeure.
— Mais, je vous donne ma parole que ce n’est pas papa qui m’a envoyé.
— Je le verrai à ce sujet… Je ne vous reconduis pas, dit-il en serrant hâtivement la main de Daniel ; j’ai du monde dans mon cabinet. Au revoir !
— Au revoir, monsieur, dit Daniel. Mais je voudrais que vous ne vous trompiez pas sur le sens de ma démarche.
— Oui, c’est bon, c’est bon. Au revoir.
Daniel traversa la salle et descendit l’escalier sans penser à rien. Puis, dans la rue, il se mit à marcher très vite, et la tête droite, comme le personnage biblique à qui le Seigneur avait défendu de se retourner pour regarder derrière lui le feu du ciel et ses ravages.
Mais il consentait rarement à s’avouer qu’il avait fait une fausse démarche. Il convint donc avec lui-même, quand il ralentit son allure, qu’il valait bien mieux que les choses se fussent passées de cette façon, et qu’ainsi son père et M. Voraud auraient une explication nette.