Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XIII
MAISON A LOUER
Daniel, pendant que le train l’emmenait à Bernainvilliers, éprouva vraiment une grande joie à la pensée de revoir Berthe. Il avait besoin d’elle maintenant, besoin de la voir, de l’entendre parler. Il eut, en pensant à sa voix, une espèce de vertige, provoqué peut-être en partie par les émanations de charbon qui s’échappaient de la locomotive.
Un instant, il pensa aussi à André Bardot. Était-ce vrai qu’elle avait flirté pendant un an avec André ? D’après Julius, André prétendait être aimé d’elle. Non, il n’était pas possible qu’elle eût aimé quelqu’un avant Daniel.
Le bonheur de Daniel était encore trop violent, pas assez paisible, pour être troublé par de tels soupçons. Son besoin de tranquillité le poussait à écarter de son esprit les dangers réels. Il ne commençait à être inquiet que lorsqu’il avait touché la quiétude. Alors il voyait autour de lui des périls imaginaires qui menaçaient la cassette de son bonheur parfait.
Il était, ce jour-là, tout à la joie d’aller vers la fiancée de son choix. Ce n’était plus la force expansive de la vapeur d’eau, mais l’amour de Daniel qui animait la locomotive et entraînait entre deux interminables talus les quatorze wagons du direct no 124. Et, vraiment, avec une telle force motrice, le matériel de la Compagnie était inexcusable de ne pas rendre davantage.
Quand le train arriva en gare de la seule localité intéressante du territoire français et du monde, Daniel regarda la barrière. Les deux jeunes filles n’y étaient pas. Louise Loison lui avait pourtant bien répété qu’elles seraient à la gare à l’arrivée du train. Il descendit du wagon, sortit de la gare. Personne sur la place. Est-ce qu’il ne s’était pas trompé de train ? Louise avait pourtant bien parlé du train de trois heures. Mais c’était peut-être le train qui arrivait à trois heures, et non celui qui partait de Paris à cette heure-là. Pourquoi ne s’était-on pas expliqué mieux ? gémit Daniel. C’est toujours comme ça. On se quitte hâtivement, on se donne des explications sommaires, et l’on s’aperçoit qu’elles ne suffisent pas, quand on a perdu contact. Les femmes sont énervantes avec leur légèreté. L’attente est insupportable. Il leur montrerait qu’il n’était pas content… Mais il les aperçut au bout de la rue, et courut, épanoui, à leur rencontre.
Il serra la main de Berthe pendant une demi-minute. Il avait toujours peur de ne pas en donner assez.
— Eh bien ! dit Louise Loison, avez-vous décidé vos parents à louer ici ?
— A peu près, dit Daniel.
— Commençons notre tournée, dit Louise. Le plus raisonnable serait peut-être d’aller chez Beau, à l’agence de locations.
C’était tout à côté, en face la gare. Ils entrèrent dans une petite boutique où était installé un bureau. Ils virent là une dame maigre, ornée d’un pince-nez, et dont les coins de bouche tombaient un peu. Pour corriger l’expression revêche, et bien nuisible au commerce des locations, que cette conformation donnait à son visage, Mme Beau avait adopté un continuel sourire affable.
— Dans quel prix voulez-vous mettre ? dit-elle.
Daniel ne répondit rien tout d’abord. Il ne s’était muni chez lui d’aucune indication, et il n’y avait pas d’homme moins renseigné que lui sur les prix des villas, chalets, et, d’ailleurs, sur les prix de quoi que ce fût. Il ne savait pas quand on devait marchander, se hâtait le plus souvent d’en finir, et était tracassé, une fois le marché conclu, par la crainte de s’être fait voler.
Ne sachant que dire à Mme Beau, il se raccrocha éperdument à la vérité, et renonça à l’air assuré et important qu’il avait pris en entrant dans l’agence.
Il répondit donc humblement : « Ce n’est pas moi qui dois louer. Ce sont mes parents. Je voudrais voir ce qu’il y a de bien. J’indiquerai les adresses à mes parents, qui viendront louer définitivement. »
— Vous savez au moins combien il vous faut de chambres ?
— C’est selon, dit Daniel. Il se pourrait que mon oncle Émile et ma tante Amélie viennent habiter avec nous. Alors il nous faudra quatre chambres.
— Beau ? cria Mme Beau.
Une porte s’ouvrit au fond et Beau parut. Il n’était ni beau, ni laid. Ce n’était donc pas sur son propre visage qu’il fallait chercher l’origine de son nom patronymique, qu’il ne méritait ni par acclamation, ni par ironique antiphrase.
— Avons nous les clefs du chalet Pilou ? dit Mme Beau.
— Mais non, dit Beau. Puisqu’il est occupé. Mme Pilou est revenue d’hier.
— Je vais y conduire ces messieurs et dames.
— Prends toujours les clefs de la villa Mauvesin, puisque c’est sur le chemin. Tu auras meilleur temps de les y mener d’abord. Ils pourront comparer avec le chalet Pilou.
Ils passèrent devant la villa des Marguerites, dont le nom printanier et les balcons en bois séduisaient beaucoup les âmes juvéniles. Mais elle était humide, paraît-il, mal meublée, et la propriétaire était folle. Puis, ils visitèrent la villa Mauvesin, que les propriétaires habitaient toute l’année et louaient pendant trois mois d’été. Le jardin ne manquait pas d’ombrage. La maison, toute blanche, avait un aspect un peu triste. « Vous allez voir comme c’est bien meublé », dit Mme Beau. Elle ouvrit le vestibule, poussa les volets du salon obscur. Il était encombré de photographies. Les locataires étaient introduits du jour au lendemain au milieu des souvenirs tout chauds d’une famille, comme dans un lit dont on n’a pas changé les draps. Ces gens-là vous louaient pour une saison leur idéal d’art, avec les gravures qu’ils avaient choisies pour les panneaux, le culte de leurs parents morts, et même celui de leurs animaux défunts : un épagneul empaillé et mal épousseté était couché en rond au pied d’une console, dans la posture qu’il affectionnait tant.
Ils sonnèrent ensuite au chalet Pilou. Et ce fut Mme Pilou elle-même qui vint leur ouvrir, Mme Pilou, la miniaturiste, avec sa haute stature, ses cheveux coupés courts, et qui, malgré ses allures et son détachement d’artiste, passait pour être inexorablement rapia dans l’inventaire de la vaisselle. Le chalet Pilou, en briques, leur parut confortable et convenablement meublé. Le salon était constitué par l’atelier de la propriétaire. La salle à manger était claire. Il y avait une bonne place à l’ombre, pour déjeuner dans le jardin, et c’est l’agrément de la campagne. La cuisine était vaste, avec l’eau de la ville. Les chambres du haut étaient plaisantes, bien qu’il y eût un peu trop de rideaux autour des lits. Enfin, Daniel, en examinant à la dérobée les cabinets, vit, non sans plaisir, qu’ils étaient tapissés avec des dessins de journaux amusants.
Le chalet Pilou faisait bien l’affaire. Ils redescendirent tous en conférence dans le salon du bas. Sur la cheminée, Uranie, la muse bien connue de l’astronomie, siégeait de profil sur un fauteuil doré qui marquait l’heure, appuyait sa main sur une sphère étoilée, et feignait de lire sans relâche, pour n’avoir pas l’air de voler son titre, une belle édition sur bronze d’un traité de cosmographie.
Daniel sentit le besoin d’étonner les jeunes filles par son habileté commerciale et, devant Pilou, se mit à dénigrer la maison d’une façon telle, que le parti pris s’y voyait de vingt lieues à la ronde. « Enfin, acheva-t-il, je dirai à ma mère de venir visiter la villa. Mais je crains bien qu’elle ne lui plaise pas. »
Comme il était cinq heures à peine, et qu’ils ne voulaient pas rentrer si tôt, ils allèrent encore visiter une autre maison sur la route de Beauvais. Daniel, le choix de la villa étant à peu près arrêté, n’avait plus qu’à penser à sa bien-aimée. Louise Loison et Mme Beau marchaient devant. Il resta un peu en arrière avec Berthe.
Il lui dit : « Vous êtes contente que je vienne habiter ici ? » Elle répondit : « Oui, très contente. »
Il était, lui aussi, bien heureux. Il aurait voulu l’embrasser, la serrer très longtemps dans ses bras. Ils arrivèrent devant la maison de la route de Beauvais. Louise Loison, toujours avisée, jeta un regard dégoûté sur le rez-de-chaussée et dit à Daniel : « Je vais toujours voir les chambres du haut avec Mme Beau. Je vous appellerai, si ça en vaut la peine. »
Il resta donc seul avec Berthe dans le salon à moitié obscur. Il s’approcha d’elle et lui prit la main, sa main nue qui tremblait un peu. Berthe le regarda, les lèvres entr’ouvertes et sans haleine. La pendule de marbre et de cuivre vibra, sous son globe, de cinq petits coups glacés. Berthe avait les yeux défaillants, les lèvres tendres et douloureuses. L’amour qu’il avait pour elle, l’amour qu’elle avait pour lui, se cherchèrent et se joignirent enfin sur leurs bouches unies.
Ce baiser, enivrant pendant plusieurs secondes, dura très longtemps. Berthe s’abandonnait, comme épuisée, et Daniel, par politesse, ne voulait pas s’en aller le premier. Il prit enfin le prétexte d’un léger bruit à l’étage au-dessus pour relever la tête.
Quand ils furent de nouveau sur la route, ils quittèrent Mme Beau. On lui promit une prompte réponse pour le chalet Pilou. Puis, ils rentrèrent chez Mme Voraud, à qui Daniel présenta les compliments de sa mère.
« C’est bientôt l’heure de mon train, dit Daniel à Berthe, comme ils se promenaient dans une allée. — Mais vous restez dîner, dit-elle impérieusement. — Madame votre mère ne m’a rien dit. — Moi, je vous le dis, répondit-elle. Attendez. »
Elle s’en alla près de sa mère et se mit à causer à voix basse avec elle. Daniel était très gêné, parce que les négociations se prolongeaient, et qu’il y avait probablement du tirage. A la fin, Mme Voraud, tout en continuant de sourire de loin au jeune homme, fit à Berthe un petit signe d’acquiescement lassé. Berthe revint à Daniel : « Vous restez dîner. » Il s’inclina. Sa fierté n’était plus en jeu. L’amour a droit à tous les sacrifices. C’est du moins ce qui est entendu avec les dames, qui sont, en somme, les juges naturels de notre dignité.
Le dîner fut sensiblement moins somptueux que celui de la veille. Le domestique servit à table, en simple gilet de livrée. La grand’mère était en petite tenue de molleton brun. Il n’y avait qu’un poulet, des petits pois et le bœuf de la soupe. Mme Voraud s’excusa de leurs goûts grossiers. « On sert le bouilli, parce que mon mari s’en régale. » Elle n’ajouta pas que ça faisait un plat de plus.
Un plumcake de renfort, le seul entremets qu’on pût trouver dans le pays, arriva un peu tard, apporté par le groom, au moment où tout le monde allait se rattraper sur le fromage.