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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XX
UN AMI VÉRITABLE

Un des premiers jours de septembre, Daniel apprit par un tiers que son ami Julius était revenu d’Allemagne, où il était allé passer trois mois chez un industriel de Francfort.

Pendant ces trois mois de séparation, les deux amis ne s’étaient point écrit. Ils ne correspondaient que pour les besoins de leur commerce intellectuel, qui n’avait pas marché très fort, pendant le cours de l’été.

Ils étaient liés l’un à l’autre beaucoup moins par des sentiments que par des intérêts moraux. Ils apportaient dans leurs relations un égoïsme très franc. Si l’un d’eux était venu à mourir, l’autre aurait moins vivement souffert de cette grande perte que de la mort d’un parent ou d’une maîtresse : peut-être parce qu’aucune convenance mondaine précise ne l’eût obligé à souffrir.

Ils éprouvaient un grand bien-être à causer ensemble, une vive allégresse à se retrouver. Mais, ils pouvaient rester séparés six mois sans désirer se revoir. Parfois Daniel voulait raconter une histoire à Julius. Mais l’encrier n’était pas à sa portée ; il renonçait à écrire à son ami, alors qu’il n’aurait pu se dispenser de souhaiter la fête d’un oncle complètement indifférent. Cette amitié, qui ne comportait aucune obligation, avait un grand charme pour ces âmes paresseuses.

Un attrait encore venait de ce que Julius était un jeune homme un peu sauvage, très franc, sans condescendance, et dont la conquête n’était jamais définitive. Daniel savait bien que Julius l’estimait, mais il sentait aussi qu’il ne l’estimait pas aveuglément. Un ami sympathique est celui qui vous exalte. Mais l’ami le plus cher est celui que l’on surprend toujours.

Après une séparation, chacun d’eux se réjouissait, en pensant qu’il allait étonner l’autre par tout ce qu’il avait acquis en son absence. Mais l’autre mettait une grande résistance à se laisser étonner.

Daniel avait télégraphié à son ami de se trouver à deux heures à la terrasse d’un café du faubourg Montmartre. Il aperçut le maigre Julius à son poste, devant un petit verre de cognac, qu’il s’était dépêché de boire, pour en être débarrassé. Il avait les jambes croisées, le coude appuyé sur le marbre de la table et sollicitait l’un après l’autre, du pouce et de l’index, les poils de sa faible moustache. Il portait, ce jour-là, une cravate horriblement neuve, un plastron de soie orangée, qui faisait un effet étrange avec sa jaquette étroite et son pantalon fatigué. Selon son habitude, il parlait à un interlocuteur invisible avec une certaine animation.

Daniel fut heureux de revoir cette bonne figure.

Comme ils ne s’étaient pas vus depuis trois mois, ils échangèrent, par exception, quelques formules de bienvenue.

— Bonjour, dit Julius, tu vas bien ?

— Et toi ? dit Daniel. Comment va-t-on chez toi ?

— Tu t’en fous, dit Julius.

Daniel s’assit et demanda : « Tu connais la nouvelle ? »

— Tu vas te marier, dit paisiblement Julius. Quand est-ce que tu te maries ?

— D’ici trois mois.

— Et à part ça, dit Julius, as-tu fait des femmes pendant les vacances ?

— Non, dit Daniel. Je ne pense pas à ça.

Il arrivait ce qu’il avait craint : cette aventure capitale de sa vie ne faisait aucun effet sur Julius. Si bien qu’influencé lui-même par cette indifférence, il lui semblait que tous les graves événements de l’été avaient considérablement perdu de leur importance. Autant pour les relever dans son propre esprit que pour produire une impression sur son ami, il se mit à faire l’article pour son bonheur.

— Tu ne peux pas t’imaginer comme c’est chic, une jeune fille. C’est quelque chose dont tu ne te doutes pas… Elle m’aime beaucoup… Et, à propos, tout ce que tu m’avais raconté au sujet d’elle et d’André Bardot, c’est faux, c’est complètement faux…

Julius ne répondait pas. Daniel résolut alors de lui parler de la fortune de Berthe. Lui-même n’y avait jamais beaucoup songé. Mais devant ce Julius impassible, il fallait, pour arriver à produire un effet, faire flèche de tout bois. Il ajouta donc :

— Et ce qui n’est pas mal non plus, c’est que le père Voraud est riche.

— Non, dit tranquillement Julius.

— Comment ? non !

— Non. Je sais qu’il n’est pas riche. Et non seulement il n’est pas riche, mais il est très embarrassé dans ses affaires. Et veux-tu que je te dise ? Papa, qui est en relations avec les clients de Voraud, sait à quoi s’en tenir sur sa fortune. Il a même dit aujourd’hui, à déjeuner, qu’il fallait vraiment que ton père ne connaisse pas la situation de Voraud, pour avoir donné son consentement à ce mariage.

— Mais qu’est-ce qu’elle a de grave, cette situation ?

— Elle est très embarrassée, dit Julius. Voraud est dans des affaires difficiles et, l’année dernière, on a dit qu’il allait suspendre ses paiements.

— Et puis après ? Je m’en fiche, dit Daniel, dont le visage n’exprimait d’ailleurs pas une parfaite insouciance.

— Tu ne t’en ficheras pas toujours, dit Julius. Si ton beau-père saute, ce sera sérieusement, et tu seras obligé de payer pour lui.

— Tu es bête à la fin, dit Daniel. Tu parles de tout ça et tu ne connais rien aux affaires.

— Avec ça que tu y connais grand’chose, dit Julius.

Daniel, très assombri, ne disait rien.

— Tu ne me demandes pas, dit Julius, si j’ai fait des femmes pendant les vacances.

— As-tu fait des femmes pendant les vacances ? dit Daniel docile, et tristement.

— Veux-tu avoir l’obligeance de ne pas faire une gueule comme ça ? dit Julius, et de m’écouter avec plus d’intérêt ! Tu n’es qu’un veau, et tu n’avais qu’à t’informer de ce que je viens de t’apprendre aujourd’hui.

— Ça n’aurait pas changé mes projets, dit Daniel avec énergie. Berthe m’aime, et je l’aime. Je l’épouserai malgré tout… Mais je suis embêté à cause de mes parents. On va leur dire tôt ou tard ce que tu m’as dit aujourd’hui. Alors, ça fera des histoires terribles… Ah ! je suis embêté, je suis embêté.

— Tu es surtout embêtant, dit Julius. Si j’avais su, je ne serais pas venu aujourd’hui. Je voulais aller à Saint-Ouen. Le coiffeur m’avait donné deux tuyaux. C’est toi qui m’as fait manquer ça.

— Je me demande, dit Daniel, si je ne ferais pas bien de parler à papa tout de suite, et de lui dire avec des ménagements, tout doucement, que les affaires de M. Voraud ne sont pas aussi bonnes qu’il croyait. Afin qu’il ne reçoive pas un coup quand on lui racontera ce que tu m’as raconté.

— Ce serait idiot, dit Julius. Il est très peu probable que quelqu’un ait l’idée d’aller lui raconter ça. Ça ne regarde pas les gens. Et puis on suppose qu’il a pris ses renseignements.

— Oui, dit Daniel. Mais est-ce que ce n’est pas une responsabilité pour moi de savoir ça et de ne pas le lui dire ?

— Mais non, répondit arbitrairement Julius. D’abord, ce que je t’ai dit n’est peut-être pas exact. Il y a toujours des mauvais bruits qui courent sur les gens d’affaires. On disait des mauvaises choses sur Voraud il y a un an. Mais peut-être qu’il s’est remis à flot depuis.

— Bon, dit Daniel, tu dis ça pour me rassurer et parce que ça t’embête que je fasse une tête. Tant pis pour toi, si je fais une tête. Il ne fallait pas me raconter ça… D’ailleurs, tu as bien fait et je te remercie, dit-il après un silence.

Après un nouveau silence, il ajouta :

— Ah ! je voudrais, je voudrais que papa apprenne la nouvelle tout de suite, afin que je sois débarrassé de ce souci-là. Je vais être embêté tant qu’il ne le saura pas… Je ne pourrai pas lui dire ça moi-même. Et puis il me semble que ce ne serait pas bien, à cause de Berthe… Parce qu’après, s’il fait des difficultés, et s’il empêche le mariage, ce serait ma faute, à moi… Écoute, mon vieux, je te quitte.

— Où vas-tu ?

— J’ai des courses à faire.

— Quand est-ce qu’on te verra ?

— Je t’écrirai.

— Tu n’es qu’une brute, dit Julius en lui tendant une main molle, de te faire du mauvais sang pour une chose qui n’est pas sûre, et qui n’a, en tous cas, rien d’imminent.

Daniel s’en alla, n’importe où. Il s’arrêtait de temps en temps devant des magasins vagues, à des étalages de mercerie que personne ne regardait jamais ; si bien qu’une vieille dame en noir se détacha du fond sombre de sa boutique, et vint à la porte, l’air étonné et soupçonneux.

Il se dit qu’il ferait peut-être bien d’aller voir M. Voraud et d’avoir un entretien avec lui. Et tout en sachant parfaitement qu’il n’aurait jamais cette audace, il se dirigea néanmoins du côté du boulevard Haussmann. Il passa devant les bureaux de la banque Voraud, et considéra ses dix belles fenêtres, qui pouvaient être aussi bien les fenêtres d’un banquier solide que celles d’un spéculateur trop audacieux.

Daniel se vit réduit à souhaiter un coup de fortune subit qui ferait de lui le sauveur de M. Voraud et rétablirait la situation. Peu rassuré là-dessus, car les données lui manquaient, même pour n’y édifier que des songes, il se dirigea vers le magasin de M. Henry, sans but précis, pour voir son père, et dans l’espérance d’une aide du hasard.

En embrassant son père, il prit une mine des plus soucieuses, pour essayer vaguement de lui faire deviner quelque chose.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien. Très mal à la tête. Je rentre à la campagne.

Il reprit le chemin de la gare du Nord.

Ah ! ce n’était plus le premier voyage vers Bernainvilliers, le voyage charmant et plein d’espérance, où il ne doutait que de son bonheur, où il regardait comme une belle chimère la possibilité d’être aimé de Berthe et d’être agréé par M. Voraud. Il avait pris, précisément, le train de quatre heures et se souvint que Berthe lui avait dit la veille qu’elle serait à la gare à l’arrivée de ce train-là. Il l’aperçut à la barrière, très jolie dans sa robe claire, dans la robe claire qu’elle avait déjà le jour où il était venu pour la première fois. Encore la même robe, pensa-t-il malgré lui. Il s’en voulut d’avoir pensé cela. La locomotive avait entraîné le train jusqu’à la pompe, assez loin de la sortie des voyageurs. Et, tout en revenant vers la barrière, Daniel se disait que ses remarques étaient absurdes, que M. Voraud dépensait assez d’argent et menait assez grand train pour payer à sa fille autant de robes qu’elle voulait, et que d’ailleurs Berthe en avait plusieurs autres, qu’il lui avait vues d’autres jours. Mais quand il fut près d’elle il ne put s’empêcher de regarder cette robe et de s’apercevoir qu’aux coudes l’étoffe était un peu fatiguée. Et il vit que le chapeau de paille, où s’enfonçait une grande épingle, était piqué, du côté où sortait l’épingle, de petits trous trop nombreux. Il s’en voulut encore d’avoir remarqué cela et fut pris brusquement d’un grand élan d’amour et de pitié, comme si sa fiancée avait été très misérable. Il était à un âge où l’on aime mieux changer carrément d’idéal que d’avoir un idéal diminué. Il s’exagéra avec délices la détresse de cette jolie personne, et serra tendrement le bras mince de Berthe contre le sien. C’était une nouvelle occasion de s’exalter. Il en profita. Il se vit sauvant héroïquement de la ruine, celle à qui il avait donné son cœur.

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