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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XXI
CONSEIL DE FAMILLE

Quand la bonne eut posé le chocolat sur la table de nuit, elle alla à la fenêtre. Le matin, qui attendait derrière les volets, se rua par la brèche ouverte et remplit brutalement la chambre. Daniel, l’œil hagard, au sortir d’une nuit pleine de songes, cherchait ses idées de la veille. Il savait qu’il s’était couché avec un embêtement, et ne le retrouvait plus. Il s’assit sur son séant, allongea et tordit ses bras, comme si les serpents de Laocoon se fussent enroulés autour de son corps, regarda avec effroi sa tasse de chocolat, bâilla à en mourir, puis retomba étendu sur le côté. Au bout d’un instant, il se souvint de son ennui. Les révélations de Julius lui revinrent à l’esprit : M. Voraud qu’il avait cru riche, était dans une position difficile. Ce matin-là, comme la veille, il se hâta de mettre les choses au pis, et s’imagina que son futur beau-père se trouvait à deux doigts de la ruine.

Il aimait mieux se dire : M. Voraud n’a pas le sou, et mettre tout de suite pied à terre dans la pauvreté, que de se balancer dans des régions plus élevées, dans la nacelle mouvante d’une fortune instable. Il était très paresseux ; il avait un besoin continuel de sécurité. Il se résignait d’avance aux pires éventualités, pour s’épargner la fatigue de les craindre.

La résignation n’était d’ailleurs pas la seule vertu chrétienne que lui avait value son besoin de tranquillité. Il était conciliant par peur de la discussion, et longanime par appréhension de la lutte.

La situation de M. Voraud ne l’inquiétait pas. Mais il était moins rassuré sur l’opinion qu’en aurait sa famille. Quand M. Henry allait-il être mis au courant ? Or, il se trouva que ça ne tarda guère.

L’oncle Émile et la tante Amélie revenaient ce jour-là de la station thermale où ils étaient allés passer un mois. A trois heures, accompagnée de Daniel, Mme Henry alla chercher sa sœur à la gare. L’oncle et la tante étaient arrivés à midi cinquante à la gare de l’Est, avaient déjeuné près de la gare du Nord, puis la tante était partie à deux heures pour Bernainvilliers, l’oncle restant à Paris pour ses affaires jusqu’à l’heure du dîner. Tous ces détails, un peu secs par eux-mêmes, furent donnés par la faible Amélie avec une voix plaintive, comme si c’eût été le récit de la plus touchante aventure.

Elle avait depuis vingt ans une mine effroyable ; elle souffrait, suivant une sorte de roulement, de crampes d’estomac, de névralgies, de bronchites et de courbatures. Ces accidents avaient fini par laisser tout le monde absolument froid. Elle avait épuisé depuis longtemps la somme de commisération à laquelle elle avait droit dans la famille.

Quand, à dîner, elle se levait de table pour aller se trouver mal dans la chambre à côté, tous les convives prenaient un air apitoyé. Émile disait : Il vaut mieux la laisser ! Et ils continuaient leur repas.

En revenant de la gare, elle racontait à sa sœur et à Daniel les derniers incidents du voyage, les subterfuges employés par Émile pour se procurer un compartiment réservé. Il s’était donné comme un ami intime de M. Colombel, administrateur de la Compagnie. Elle souriait douloureusement en racontant ces farces, et appuyait deux doigts sur sa tempe fragile.

Elle dit ensuite les connaissances qu’elle avait faites là-bas, la femme d’un commandant, et deux jeunes orphelines, dont la plus jeune chantait d’une façon admirable. Émile avait joué à l’écarté presque tous les jours avec un juge.

— J’aurais voulu que tu voies, dit-elle à Daniel, comme c’était un homme spirituel ! un vrai savant ! Tu aurais été dans ton élément.

Vers sept heures, l’oncle Émile rentra dîner avec M. Henry. Il était, plus que jamais, vif et noir. Il représentait dans la famille le type du viveur, car il avait eu pour maîtresses avant son mariage des femmes connues, notamment une forte blonde, actrice, disait-on, une élégante. Il revenait des eaux avec un binocle à verres fumés, un vêtement gris fripé et une canne de montagne, achetée trente-cinq sous à un homme du pays, qui avait commencé par lui en demander huit francs.

Daniel remarqua que personne ne lui parlait de son mariage et que son père paraissait soucieux.

Après le café, comme l’oncle Émile, avec des gestes sûrs que son neveu lui enviait toujours, procédait à la confection d’une cigarette, Daniel se leva, et prit son chapeau.

— Où vas-tu si pressé ? dit l’oncle Émile.

— Mais, dit Daniel, je vais… je vais là-bas.

Il y eut un silence.

— Je trouve, dit M. Henry, que tu as tort d’y aller si souvent et que tu t’engages trop.

— Comment ? dit Daniel. Mais… je suis fiancé, ajouta-t-il d’une voix faible. J’ai donné une bague.

M. Henry se tourna vers l’oncle Émile.

— Je crois qu’il vaut mieux lui dire tout ce que tu m’as raconté. C’est lui que ça intéresse le plus, en définitive. Du moment qu’il se juge assez grand pour se marier, il est assez raisonnable pour qu’on ne lui cache rien.

Daniel regarda l’oncle Émile.

— Eh bien ! dit l’oncle, eh bien ! j’ai communiqué à ton père des renseignements sur le père de la jeune fille en question… Oui… oui… Enfin, vous avez tous cru sa position plus brillante qu’elle n’est en réalité. Pour tout dire, il est lancé dans des affaires… dans des affaires difficiles. Et il n’a pas du tout, mais pas du tout, la fortune que son train de maison pourrait laisser supposer.

Daniel se leva sans mot dire.

— Où vas-tu ? dit Mme Henry.

Il répondit d’une voix ferme :

— Je vais chez Mlle Voraud.

Il trouvait cette sortie très belle, mais il était un peu gêné à l’idée de quitter ses parents fâchés. Il chercha sa canne dans la chambre à côté, dont la porte était ouverte, et prolongea ses recherches, pour que quelqu’un se décidât à dire quelque chose.

— Je vois, je vois, dit enfin M. Henry. Monsieur est un grand seigneur. Il est au-dessus de ces questions-là. D’ailleurs, est-ce qu’il a besoin de discuter avec nous ? Nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas.

Daniel répondit d’une voix altérée :

— Je ne discute pas. J’aime cette jeune fille. Ce n’est pas à cause de sa fortune que j’ai voulu l’épouser.

— Il ne s’agit pas de sa fortune, dit M. Henry. J’aimerais mieux cent fois que ce soit une fille pauvre, qui aurait toujours été pauvre. Quoique vraiment ce n’est pas tout à fait ça que j’avais rêvé pour toi. Mais ce n’est pas la même chose d’épouser une fille sans fortune que d’épouser la fille d’un homme comme M. Voraud, qui peut se trouver ruiné d’un instant à l’autre, et qui peut te ruiner avec lui… sans compter qu’elle a été élevée avec des goûts dispendieux, habituée au luxe et à la toilette… Même quand je croyais que M. Voraud avait une grosse fortune, je t’avoue que cette éducation-là me déplaisait un peu.

Daniel ne répondait toujours rien. Il alla gravement embrasser sa mère, et se dirigea vers la porte.

— Je sais bien, dit M. Henry, que ce que je dis ou rien, c’est la même chose. Tu es bien pris… Ah ! ils savaient ce qu’ils faisaient, quand ils t’attiraient chez eux tout l’été.

Cette imputation suffoqua Daniel et lui donna la dose d’irritation suffisante pour opérer une sortie énergique. Il était bien certain que son père se trompait, et que les Voraud n’avaient eu aucune arrière-pensée en le laissant venir chez eux. L’attitude de Mme Voraud en était la preuve. D’ailleurs, l’hypothèse d’un tel complot, eût-elle été vraisemblable, était insoutenable pour son amour-propre. Il ne s’y arrêta pas. Cette parole de M. Henry eut simplement pour effet de diminuer la confiance qu’il avait dans ses parents, qui s’étaient mis aussi manifestement dans l’erreur.

Il prit, pour aller chez M. Voraud, un petit chemin à travers champs. Il n’y passait jamais à la nuit tombée. Mais, ce jour-là, une attaque nocturne lui aurait, pensait-il, fait plaisir. Il brandissait sa canne avec vigueur. Il n’y avait, d’ailleurs, pas d’exemple qu’une attaque nocturne se fût produite dans ce pays des plus tranquilles.

Il entra chez les Voraud, qui prenaient le café dans la salle à manger vitrée. Il poussa la porte avec assurance, ne tremblant plus, comme jadis, à l’idée d’être un intrus. Il serra fortement les mains de Mme Voraud, avec la rudesse et la supériorité d’un bienfaiteur.

Louise Loison, Berthe et lui firent un petit tour dans le jardin. Parfois le souvenir de ses parents, qu’il avait quittés si brusquement, lui revenait à l’esprit. Alors il prenait Berthe dans ses bras, et l’étreignait ardemment. Fallait-il qu’il l’aimât assez, pour se brouiller ainsi avec sa famille !… Il se demandait avec angoisse s’il l’aimait véritablement… Il l’embrassait plus ardemment encore. Et il se disait que même s’il ne l’eût pas autant aimée, il lui eût été impossible, de par des lois inéluctables de délicatesse, de rompre avec Berthe pour une question d’argent.

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