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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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III
COUP DE FOUDRE

Daniel était venu à ce bal avec l’idée qu’une chose définitive allait se passer dans sa vie. Il ne se déplaçait d’ailleurs qu’à cette condition.

Ou bien il allait être prié de réciter des vers et les réciterait de telle façon qu’il enfiévrerait la foule.

Ou bien il rencontrerait l’âme sœur, l’élue à qui il appartiendrait pour la vie et qui lui vouerait un grand amour.

A vrai dire, cette femme-là n’était pas une inconnue. Elle était toujours déterminée, mais ce n’était pas toujours la même. Elle changeait selon les circonstances. Il y avait une sorte de roulement sur une liste de trois jeunes personnes.

Ces trois demoiselles étaient Berthe Voraud, une blonde svelte, d’un joli visage un peu boudeur ; Romana Stuttgard, une grande brune ; enfin, la petite Saül, maigre et un peu aigre. Daniel avait joué avec elle étant tout petit, et ça l’inquiétait un peu et le troublait de penser que cette petite fille était devenue une femme.

D’ailleurs il n’avait jamais dit un mot révélateur de ses pensées à aucune de ces trois élues, qui lui composaient une sorte de harem imaginaire. Aucune d’elles ne lui avait fourni la moindre marque d’inclination.

Chacune avait sa spécialité.

C’était avec Berthe Voraud qu’il faisait en Imagination un grand voyage dans les Alpes. Il la sauvait d’un précipice. C’était elle aussi qui l’appelait un soir à son lit de mort. Elle y guérissait ou elle y mourait, suivant les jours. Quand elle y mourait, ce n’était pas sans avoir avoué à Daniel un amour ardent. Il s’en allait ensuite tout seul dans la vie, avec un visage triste à jamais, dédaignant les femmes, toutes les femmes, avides de lui, que son air grave et sa fidélité à la morte attiraient sur son chemin.

La grande jeune fille brune était plus spécialement destinée à des aventures d’Italie, où Daniel, l’épée à la main, châtiait plusieurs cavaliers.

C’était pour lui l’occasion de songer à apprendre l’escrime.

Quant à la laide petite Saül, elle trouvait son emploi dans des épisodes beaucoup moins chastes.

Le mariage sanctifiait toujours ces rapprochements. Car l’idée d’arracher une jeune fille à sa famille terrifiait le fils Henry et les pires libertinages se passaient après la noce.

Ce soir-là, c’était Mlle Voraud qui tenait la corde et qui était vouée au rôle principal et unique, en raison de son actualité.

Daniel sentit en la voyant un grand besoin de la dominer. Elle lui était tellement supérieure ! Elle faisait les honneurs de la maison et parlait aux dames avec tant de naturel ! Elle disait à une dame : « Oh ! madame Hubert ! vous avez été trop charmante pour moi ! Vous êtes trop charmante ! On ne peut arriver à vous aimer assez. »

Cette simple phrase paraissait à Daniel dénoter une intelligence et une aisance infinies. C’était une de ces phrases comme il n’en trouverait jamais. Peut-être après tout aurait-il pu la trouver, mais il ne fût jamais parvenu à la faire sortir de ses lèvres. Comme elle était bien sortie et sans effort, de la petite bouche de Berthe Voraud ! Daniel, lui, ne parlait d’une façon assurée qu’à quelques compagnons d’âge et à sa mère. Quand il s’adressait à d’autres personnes, le son de sa voix l’étonnait.

L’après-midi, il avait eu une conversation imaginaire avec Berthe Voraud. Alors, les phrases venaient toutes seules.

C’était lui qui devait aborder Berthe Voraud en lui disant :

— J’ai pensé à vous constamment depuis que je vous ai vue.

Ces simples mots (prononcés, il est vrai, sur un ton presque tragique), devaient troubler profondément la jeune fille, qui répondait très faiblement :

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime, répondait Daniel.

A ce moment, elle se couvrait de confusion et s’en allait pour cacher son trouble.

Et Daniel n’en était pas fâché, car, poussée à ce diapason, la conversation lui paraissait difficile à soutenir.

Dans ses imaginations, Daniel allait toujours vite en besogne. L’effort lui était insupportable.

Il voulait n’avoir qu’à ouvrir les bras, et que les dames lui tombassent du ciel, toutes préparées.

Des conquérants patients lui paraissaient manquer de gloire.

Comme il pensait à autre chose, il aperçut devant lui Mlle Voraud.

— Monsieur Henry ? Comment va Madame votre mère ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?

Il répondit poliment, mais avec une grande sécheresse, et ne dit rien de ce qu’il avait préparé.

D’ailleurs, Berthe Voraud avait déjà passé à un autre invité, pendant que Daniel Henry, très rouge, regardait devant lui d’un air profond, c’est-à-dire en fermant à demi les yeux, comme s’il était myope.

— Monsieur Henry, vous ne m’avez pas invitée ?

C’était encore Berthe Voraud, qui se présentait inopinément, sans se faire annoncer. Aussi, tant pis pour elle, il ne trouvait pas de phrase aimable pour la recevoir.

— Vous allez me faire danser cette valse ?

— C’est que… je ne valse pas.

— Eh bien ! nous nous promènerons. Offrez-moi votre bras.

Daniel offrit donc son bras à Mlle Voraud et ce simple geste mit en fuite tous les sujets de conversation. Il en attrapa un ou deux au passage, comme on attrape des volailles à tâtons, dans un poulailler obscur. Puis il les essaya mentalement et les laissa aller ; ils étaient vraiment trop misérables.

Alors il fronça le sourcil et prit un air méditatif. Ce qui lui attira cette question providentielle :

— Vous paraissez triste ? Avez-vous des ennuis ?

— Toujours un peu.

— Vous avez pourtant passé brillamment vos examens de droit.

— C’est si facile, répondit-il honnêtement.

— C’est facile pour vous, dit Berthe, parce que vous êtes intelligent et savant.

Cet éloge lui fit perdre l’équilibre. Il rougit et son regard vacilla.

— Et vous étiez au Salon ? dit Berthe.

— J’y suis allé deux fois.

— Vous aimez la peinture ?

— Oui, répondit-il à pile ou face. Beaucoup.

— J’ai failli y avoir mon portrait. C’est d’un jeune homme de grand talent, un prix de Rome, M. Leguénu. Nous l’avons connu à Étretat. C’est un élève de Henner. Malheureusement, le portrait n’a pas été prêt assez tôt.

— Il est ressemblant ?

— Les avis sont partagés. Maman dit que c’est bien moi. Papa prétend qu’il ressemble à ma cousine Blanche. Moi, je trouve que mes yeux, à leur couleur naturelle, ne sont pas aussi bleus.

— Ils sont pourtant bien bleus.

— Non, ils sont gris. Moi, d’ailleurs, j’aime mieux les yeux bruns. Surtout pour un homme. Je trouve qu’un homme doit être intelligent et avoir les yeux bruns.

— Les miens sont jaunes.

— Non, ils sont bruns. Je vais vous faire des compliments : vous avez de beaux yeux.

— Ce sont les yeux de ma mère, dit gravement Daniel.

— Est-ce que vous irez cette année à Étretat ?

— Oui, dit Daniel, surtout si vous y allez.

La conversation l’avait lancé en pleine mer. Il nageait.

— Asseyons-nous un peu, dit Berthe au moment où ils entraient dans un petit salon. Tâchez de venir à Étretat. On s’amusera un peu. On se réunira l’après-midi. Nous jouerons la comédie.

— Et puis je vous verrai.

— Vous tenez tant que ça à me voir ?

Il inclina la tête.

— Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ? Tous les mercredis, à quatre heures, j’ai des amies et des amis. On fait un peu de musique. Venez, n’est-ce pas ? C’est entendu. Vous serez gentil, et vous me ferez plaisir.

Berthe se leva. La valse venait de finir. D’autres danseurs l’attendaient.

Daniel était, d’ailleurs, ravi que l’entretien eût pris fin. C’était assez pour ce jour-là. Il avait besoin de faire l’inventaire des premières conquêtes.

Il sortit du bal peu après. Il rentra à pied. Il donnait de joyeux coups de canne contre les devantures. Il n’hésitait pas à s’attribuer le mérite de la marche rapide des événements et méconnaissait froidement le rôle du hasard.

Il marchait dans la solitude des rues, sans crainte des attaques nocturnes. Et il fallut la persistance d’une ombre sur le trottoir opposé pour le décider à prendre un fiacre.

En arrivant, il donna cent sous au cocher. C’était un petit pot-de-vin pour la Providence, le denier à Dieu de l’aventure.

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