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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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IX
LE DOUBLE AVEU

M. Voraud, largement installé sur le siège, conduisait le petit cheval avec une main de fer, gantée de peau de chien. Berthe, assise à son côté, tenait haut son ombrelle, tandis que de sa main gauche, elle maintenait le bord léger d’un vaste chapeau, que la brise menaçait un peu. Daniel, placé avec le groom sur le siège de derrière, se trouvait dos à dos avec M. Voraud, et s’était assis sur le côté pour apercevoir la jeune fille.

Comme la route montait assez raide, M. Voraud mit son cheval au pas, et dit au groom sans tourner la tête :

— Il saigne toujours, près du garrot. Es-tu allé chez le maréchal ?

— J’y suis été, dit le groom. Il a dit comme ça que c’était un bouton de chaleur et qu’il va falloir y mettre soir et matin des compresses d’eau blanche.

Daniel prit un air extrêmement intéressé. Il chercha des choses nouvelles, ou même banales, à dire sur les compresses d’eau blanche et les boutons de chaleur ; mais il n’en trouva point. La voiture repartait à une allure plus vive. Le groom maintenant taquinait ses dents de sagesse, les doigts enfoncés dans la bouche à une profondeur extraordinaire. Ensuite, il se croisa les bras, inclina la tête sur le côté, et regarda avec accablement la route qui filait sous eux.

La grande préoccupation de Daniel était qu’il faudrait, à l’arrivée, sauter à terre assez vite pour aider Mlle Voraud à descendre. Le moment fatal approchait. La voiture, après avoir longé un grand mur, parvint jusqu’à une grille, et Daniel aperçut sur un vaste perron, devant une vague maison blanche, des personnes qui se levèrent à l’approche des arrivants. M. Voraud, avec plus de maîtrise que jamais, guida le petit cheval autour d’une pelouse et arrêta l’attelage devant le perron. Daniel sauta comme par miracle à bas de la voiture, vint tendre avec grâce sa main droite à Berthe Voraud et lui paralysa solidement la main gauche. La jeune fille faillit se tordre le pied, se retint à la manche de Daniel qui dit précipitamment : Pardon ! pardon ! laissa tomber sa canne et toussa avec énergie, pour tout remettre en ordre.

Cependant Mme Voraud, avec ses cheveux d’argent doré, et son face à main d’écaille blonde, s’avançait à petits pas vers Daniel, à qui elle offrait un regard sucré et sa main délicate. Le jeune homme fut conduit ensuite au haut du perron, et présenté à une grand’mère en soie noire, que l’on avait installée dans un grand fauteuil d’osier avec tous ses bijoux. Elle était couverte de chaînes d’or, comme une vieille dame en esclavage. Daniel, avec respect, dut toucher sa main, que sillonnaient de grosses veines de vieillard.

Il y avait là des personnes que Daniel connaissait un peu, Louise Loison, une jeune fille savante, pourvue d’un lorgnon et de nombreux cheveux noirs, et qui portait, en supplément, sur la joue, un grain de beauté fourni d’une touffe de poils, modeste échantillon de ce qu’aurait pu être sa barbe, si la barbe eût figuré parmi les attributs de son sexe. Cette jeune fille regardait Daniel avec insistance, mais trop fixement. Daniel fut d’ailleurs heureux qu’on l’eût invitée, car elle lui paraissait devoir goûter l’intelligence pure.

Il vit aussi un grand jeune homme blond, de dix-sept ans, qui, avec sa tête en avant, ses bras ballants et sa bouche ouverte, avait toujours l’air d’être dans un rassemblement. Ses parents habitaient le pays. On l’appelait le Numéro-Deux, parce qu’il était le second d’une famille de six garçons. On ne voyait jamais ses frères, qui poursuivaient leurs études. Quant à lui, on ne lui connaissait aucune occupation. D’une voix rauque, il proposa une partie de croquet.

Mme Voraud était montée au premier étage avec M. Voraud. Berthe et son amie, dans une allée, entamaient d’urgentes et longues confidences. Le Numéro-Deux avait emmené en corvée jusqu’à un terrain plat un petit garçon de dix ans et une petite fille du même âge, les avait armés de maillets, et leur faisait planter des arceaux. Daniel resta sur le perron avec la vieille dame aux bijoux. Elle n’avait plus qu’une quantité négligeable de dents, et l’on craignait à chaque instant, quand elle parlait, de voir ses joues se prendre dans ses gencives. Elle n’en parla pas moins au jeune homme avec abondance, lui lança au visage force compliments accompagnés de fines gouttelettes, et s’étonna de le retrouver si grand et si beau garçon. Il lui semblait que c’était la veille qu’elle l’avait vu arriver aux Champs-Élysées, en robe blanche et en ceinture bleue, avec sa jolie maman.

Daniel trouva, en somme, cette vieille dame très agréable, et quand il rejoignit les jeunes filles pour aller au croquet, il crut émettre une opinion conforme à l’avis général en affirmant à Berthe que sa grand’mère était tout à fait charmante. Mais les deux jeunes filles se mirent à rire et Louise Loison, sans que Berthe parût la contredire, affirma que la vieille dame était très méchante et « vraiment rasoir ». Daniel fit : « Oui… oui… Enfin, elle a une mémoire extraordinaire. » A quoi Louise répondit qu’elle inventait de vieux souvenirs, tout ce qui lui passait par la tête.

On commença la partie de croquet. Daniel n’était pas plus maladroit qu’un autre à ce jeu. Il « croqua » des boules d’assez loin et passa très bien la « sonnette », c’est-à-dire le double arceau du milieu, d’ailleurs dépourvu de sonnette. Mais il provoqua de vives récriminations chez les deux enfants de dix ans par la façon déloyale dont il favorisa la boule orange, celle de Mlle Voraud, qu’il envoyait toujours « en position » devant l’arceau qu’elle avait à traverser.

Cependant il s’impatientait. Ses affaires n’avançaient pas. Il ne trouvait pas, dans le voisinage de Berthe la félicité qu’il avait tant attendue pendant quatre jours. La partie de croquet terminée, comme il était à peine cinq heures et demie, Mlle Loison proposa une promenade dans le pays.

Ils sortirent donc du jardin et s’en allèrent tous les six sur une route neuve, bordée de petits arbres secs et de tas de cailloux. Et l’on passait de temps en temps devant une petite maison fraîchement bâtie, limitée d’un côté par un mur blanc sans fenêtres, la petite tranche de propriété à laquelle de vieux employés avaient droit à la fin de leur vie ; c’est dans ce jardin sans verdure que l’été leur jetait un soleil aveuglant, en compensation de l’ombre excessive où s’était écoulée leur jeunesse.

Daniel, un peu agacé, et qui ne trouvait rien à dire à Berthe, préféra rester en arrière avec Louise Loison, qui lui parlait littérature. Et pour répondre au démon intérieur qui lui reprochait de perdre son temps et de ne pas consacrer à sa bien-aimée les rares instants qu’il passait auprès d’elle, il invoquait ce grand principe, le seul qui lui servait dans ce qu’il appelait ses tactiques avec les dames : c’est qu’il était bon de les dépiter en les négligeant un peu, afin de se les attacher davantage.

— Vous devez être un passionné ? lui dit Louise Loison, à propos de Baudelaire.

— Oui, dit Daniel.

— Vous êtes amoureux ?

— … Oui.

Il voyait à vingt pas devant lui les lourds cheveux blonds et la robe de linon mauve de Mlle Voraud, à côté du Numéro-Deux qui faisait des pas immenses, et s’amusait à jeter des cailloux aux enfants.

— Je sais, dit Louise Loison, en fixant Daniel, de qui vous êtes amoureux. C’est une jeune fille blonde.

— C’est vrai, dit Daniel, toujours assez hardi avec les tiers.

Il y eut un silence. Puis Louise ajouta : « Cette personne vous aime aussi. »

Daniel ne dit rien et regarda droit devant lui, sans rien voir. Louise Loison courut à Berthe et lui parla à voix basse. Et Daniel, qui devinait cette confidence, vit que Berthe ne tournait pas la tête et ne disait rien.

Louise Loison cria qu’il fallait rentrer pour dîner. Elle fit arrêter le groupe pour rebrousser chemin. Daniel rejoignit Berthe. Elle rougit et leurs regards s’évitèrent. Louise, pour les laisser ensemble, prit les devants avec l’impassible Numéro-Deux et les enfants ; elle les fit danser et chanter, et dansa de joie avec eux. Mais Daniel et Berthe cheminaient côte à côte, sans se regarder, et ne dirent rien jusqu’à la maison.

En arrivant à la grille, Daniel vit que la table était mise dans le jardin. Les deux jeunes filles montèrent à la chambre de Berthe pour retirer leurs chapeaux. Les enfants se dispersèrent. Daniel, resté seul, fut pris d’une crise sourde de désespoir, parce qu’il n’avait pas parlé à Berthe. « J’aurais dû lui dire n’importe quoi, que je l’aimais, que j’étais heureux ; mais je suis un misérable, un misérable, un misérable. J’ai abîmé tout mon bonheur. » Et se parlant ainsi à voix presque haute, il serrait les poings, et se griffait les paumes avec les ongles, qu’il portait d’ailleurs assez courts.

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