Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXV
ANDRÉ BARDOT
« Comme c’est venu subitement ! se répétait Daniel en rentrant au chalet Pilou, après avoir reconduit les Voraud. Du fond du passé arrivent de brusques tempêtes, qui brisent des vitres et font tomber des cheminées. Des secrets funestes, que l’on croyait morts et qu’aucune malveillance humaine n’a réveillés, se dressent tout à coup dans notre vie tranquille ! »
Après le départ de Julien qui avait disparu sans rien dire, pour prendre son train, Berthe était restée quelque temps encore chez les Henry avec sa famille. Elle et Daniel s’étaient assis au bout d’un très long salon, qui servait, l’hiver, d’atelier à Mme Pilou, et qui était encombré de coquillages, aussi abondants qu’au fond des mers et plus ornés de miniatures. Daniel avait pris la main de sa fiancée et la pressait dans ses mains. Il n’éprouvait pas à ce jeu une très grande volupté, mais cette attitude leur étant permise, il fallait bien en profiter. Autrement les parents, assis à l’autre bout du salon, ne les auraient pas trouvés assez amoureux.
— Je n’aime pas votre ami, dit Berthe.
— Pourquoi ? demanda-t-il, sans trop de regret. A cet instant, il oubliait Julius. Berthe était jolie de partout. Elle avait de tendres yeux, une taille plus souple et d’amusants petits souliers vernis.
— Je ne l’aime pas, parce qu’il n’a pas l’air franc.
Cette remarque fit sourire Daniel. La franchise était la grande qualité de Julius, qui s’était toujours montré incapable de mentir (sinon dans les questions d’argent).
— Je ne suis pas contente, poursuivit Berthe, que vous sortiez si souvent avec lui.
— Vous avez tort de dire cela. Lui vous aime beaucoup. Il a pour vous une grande sympathie.
— Ce n’est pas vrai, dit Berthe. Et puis il doit vous entraîner, et vous faire voir des maîtresses… D’abord je suis sûre d’une chose, c’est que vous avez une maîtresse à Paris.
— Je vous assure que non, dit Daniel, évitant de s’en défendre avec trop d’énergie.
— Vous ne le jureriez pas.
Il feignit d’hésiter et dit : « Je le jure. »
— Vous savez, dit Berthe, que si j’apprenais une chose pareille, ce serait fini. Je ne voudrais plus vous épouser.
— Mais je n’ai pas de maîtresse ! dit Daniel avec un air de viveur lassé… Je puis d’autant mieux vous le dire, que si j’en avais une, ça n’aurait aucune importance. Il y a des choses qu’il est difficile d’expliquer à une petite fille comme vous. Un jeune homme de mon âge est à peu près obligé d’avoir une bonne amie.
— Oui, oui… Alors, quand vous irez passer un après-midi à Paris, au lieu de venir à la maison, on saura ce que ça veut dire.
— Mais non, mais non, dit Daniel doucement, comme si la galanterie lui défendait de répondre oui.
Il allait environ deux fois par semaine à Paris, mais sa dernière fredaine remontait bien à deux mois. Elle consistait en un séjour d’un quart d’heure dans une maison mystérieuse du quartier Vivienne, en compagnie d’une dame en peignoir bleu, à qui il n’avait pas adressé la parole.
— Comment sont-elles, ces femmes chez qui vous allez ?
— Je vous assure que je ne vais chez aucune femme.
— Je ne vous crois pas… Mais j’admets que vous ne mentez pas, et je vous pose la question autrement, pour que vous puissiez me répondre. A supposer que vous vouliez me tromper, chez quelles femmes iriez-vous ?
— Qu’est-ce que ça vous fait ?
— Ça m’amuse. Répondez-moi. Chez quelles femmes iriez-vous ?
— … Chez plusieurs, dit Daniel. Des femmes avec qui j’étais en relations avant de vous connaître. Une grande femme blonde, qui demeure dans un hôtel, près de l’Arc-de-Triomphe.
Cette femme existait. Il lui avait même dit quelques mots, un jour, aux courses, où elle se trouvait en compagnie d’un camarade de collège, qui les avait présentés l’un à l’autre.
— Vous êtes terrible, dit Berthe. Et quelles femmes encore connaissiez-vous !
— Une dame très brune, qui demeure boulevard Haussmann.
C’était une dame qu’il avait suivie un après-midi sans lui dire un mot, jusqu’à une porte qu’il pensait être la sienne. Il s’était proposé maintes fois d’aller interroger le concierge.
— Quel âge a-t-elle, cette dame brune ?
— Trente à trente-cinq ans.
Aux yeux d’une très jeune fille il est flatteur pour un très jeune homme d’être à tu et à toi avec une dame plus âgée.
— Je suis sûre, dit Berthe, que ces dames sont de vilaines femmes et qu’elles connaissent des quantités d’hommes.
— Pas ces femmes-là, dit Daniel.
— Et vous alliez chez elles ? Vous passiez des nuits avec elles ?
— Ne parlez pas de ça, dit Daniel d’un air ennuyé et discret. Je vous assure que toutes ces femmes-là sont bien oubliées et que je ne songe plus à elles depuis que je vous connais.
— Quand je pense, dit Berthe, que vous leur avez dit que vous les aimiez.
— Je ne leur ai jamais dit ça.
— Menteur !
— Vous avez tort de ne pas me croire. Je n’ai jamais aimé que vous.
— Et vous les embrassiez… Vous les embrassiez… comme vous m’embrassez, moi.
— Non, ma petite Berthe.
— Si ! A partir d’aujourd’hui, vous ne m’embrasserez plus.
— Vous êtes méchante pour moi. En admettant que je les aie embrassées ainsi, ce qui est faux, je serais bien excusable, puisque je ne vous connaissais pas.
— Vous m’avez juré que vous n’aviez aimé personne avant moi. Pourquoi embrassiez-vous des femmes que vous n’aimiez pas… Pourquoi ?
C’est alors qu’elle ajouta :
— Moi je vous ai bien attendu.
Et c’est alors que Daniel avait dit, en souriant, sans penser à mal et par manière de plaisanterie :
— Est-ce bien sûr ? Est-ce bien sûr que vous m’ayez attendu ?
Mais Berthe, soudain, se tourna vers lui et le regarda en face, en ouvrant largement les yeux, pour qu’il pût lire au fond d’elle-même.
Pourquoi cette façon grave de répondre à une plaisanterie ? Pourquoi prendre, à propos d’un badinage, ce grand air d’innocente, à qui sa conscience ne reproche rien ?… Daniel pensa à André Bardot. Il se dit : Je suis peut-être en chemin d’apprendre quelque chose. Et l’instinct diabolique de savoir ne lui permettait pas de s’arrêter sur ce chemin. Et puis, le soir, quand il se couchait, pouvait-il s’endormir tranquille s’il n’avait pas scruté tous les recoins d’ombre ?
Il regarda Berthe et sans quitter son ton de plaisanterie, afin que son accusation ne fût pas regardée comme sérieuse si elle était reconnue injuste, il dit en ricanant : Hé, hé ! André Bardot !
Les paupières de Berthe battirent une fois, puis elle continua à regarder Daniel les yeux grands ouverts. Il sembla pendant deux secondes qu’elle ne pourrait plus s’en aller et qu’elle n’oserait plus refermer les yeux. Daniel en avait froid par tout le corps.
Elle sourit enfin, et dit : Pourquoi ce nom ? Mais elle avait souri trop tard, deux secondes trop tard. Et puis que signifiaient ces mots : Pourquoi ce nom ? Elle n’avait donc pas osé le répéter, ce nom ?
Le soupçon, maintenant, avait pris possession de l’âme de Daniel, comme un nouveau patron avec qui ça va changer et à qui on n’en pourra faire accroire. Autoritaire, il allait tout visiter au passage, peser les réponses, examiner l’aloi de tous les regards.
Elle se força à répéter sa question et dit encore : Pourquoi ce nom ? Car elle ne pouvait pas battre en retraite ainsi, sans avoir de réponse.
Daniel répondit :
— Pour rien.
Et elle s’en contenta.
Il cessa de lui tenir la main et s’assit à fond sur le canapé, sans la regarder, les yeux devant lui, sans rien dire… Elle non plus ne disait rien et ne s’étonnait pas de ce silence subit. Elle n’avait pas assez de hardiesse, sans doute, pour continuer à parler de cela. Et si elle pariait d’autre chose, peut-être l’accuserait-on de tenir à changer de propos.
Au bout d’un instant, elle sentit le besoin d’expliquer son silence, en appuyant ses doigts sur sa tempe, comme si elle souffrait d’une migraine.
A l’autre bout du salon où étaient les deux familles, la conversation était en train de mourir, et personne, vu l’heure tardive, n’y ajoutait de nouvelles bûches. « Berthe, nous allons rentrer ! » dit Mme Voraud d’une voix haute.
Berthe sembla attendre une intervention de Daniel. Elle répondit enfin : « Oui, maman, » et fit mine de se lever.
Daniel la retint, non par la main, mais du bout des doigts et par le bras, et dit avec précipitation à Mme Voraud : « Ah ! madame, il n’est pas tard. Attendez encore un instant ! »
— Mais non, madame, il n’est pas tard, se décida à dire Mme Henry, qui aurait pourtant bien voulu aller se coucher.
— Il faut que je vous parle, dit Daniel à Berthe.
Elle sourit du coin des lèvres, et dit : Parlez.
Le ton de ce : Parlez, bouleversa Daniel. C’était le premier mot hostile que Berthe lui eût jamais dit. Elle restait sur la défensive. Elle se défendait contre lui, maintenant. L’amie était devenue l’adversaire. Il en souffrit comme de la séparation la plus déchirante.
Il regarda autour de lui, il vit au bout du salon le sourire complaisant de la tante Amélie qui s’attendrissait sur les deux petits fiancés, sur les deux amoureux.
Il dit à Berthe avec effort :
— Je suis jaloux.
Elle répondit : Jaloux ? avec un petit étonnement feint. Elle feignait maintenant avec lui. Toujours dans l’autre camp, toujours hostile !
Il reprit : Vous savez de qui je suis jaloux.
Oh ! le geste évasif qu’elle fit, le geste peu sincère !
— Je suis jaloux de… de cette personne que je vous ai nommée tout à l’heure.
Elle répondit : Vous êtes fou.
— Écoutez, Berthe. Il ne faut pas nier. On m’a déjà dit… On m’a déjà parlé de vous et de cette personne…
Berthe ne répondit rien. « Eh bien ! ma fille, dit Mme Voraud, il faut nous en aller. Ces dames tombent de sommeil. »
— Oh ! madame ! dit Daniel nerveusement, je vous en prie ! Restez encore un peu !
— Non, non, dit M. Voraud, il est tard. Il faut rentrer.
— Encore cinq minutes, supplia Daniel… Berthe, dit-il à demi-voix, répondez-moi quelque chose.
— Que voulez-vous que je vous réponde ?… Il est exact que ce jeune homme m’a aimée, et je crois même qu’il m’aime encore.
— Mais vous, Berthe, vous ?
— Vous m’avez vue le soir où il est venu dîner à la maison. Vous avez vu comment j’étais avec lui.
— Je pense bien que vous ne l’aimez plus, dit Daniel. Mais vous l’avez peut-être aimé ?
— Jamais, dit Berthe.
— Jurez-le-moi.
— Je vous le jure.
Il resta sombre. Elle n’avait pas bien juré.
Il pensait aussi à d’autres questions, à toutes sortes d’autres questions qu’il n’avait pas posées encore.
— Eh bien ! Berthe, voyons, décide-toi, dit Mme Voraud.
— Je vais mettre mon chapeau, dit Berthe.
Elle alla dans une autre pièce, où elle avait laissé sa veste et son chapeau. Elle espérait sans doute que Daniel l’y rejoindrait. Mais il ne la suivit pas. Il voulait rester fâché. Il n’irait même pas la reconduire chez elle.
Pourtant, il ne put se décider, quand elle revint chercher ses parents, à ne pas les accompagner. Elle partie, il resterait seul avec tous ses soupçons. Il voulait rester avec elle le plus longtemps possible, pour laisser à une explication plus complète la chance de se produire. Sur la route, M. et Mme Voraud marchaient devant. Daniel et Berthe les suivaient dans la nuit, côte à côte. Il ne lui dit rien pendant le chemin. Seulement, comme on arrivait près de la maison Voraud, il s’arrêta et l’arrêta sous le dernier réverbère. Il regarda le visage de sa fiancée et lui dit : Je suis malheureux !
Elle répondit avec un sourire un peu douloureux : Daniel, mon cher Daniel, moi qui vous aime tant !
Ce n’était pas l’explication souhaitée. Dans le ton de ses paroles, il y avait comme l’aveu de choses inavouées. Daniel en souffrit. Mais sa douleur fut moins pénible, car il lui sembla qu’à ce moment, Berthe n’était plus son ennemie, qu’elle était maintenant de son côté pour souffrir avec lui, pour souffrir de quelque chose qui était dans le passé et qui revenait les affliger d’un malheur commun. Quand Daniel reprit seul le chemin de la maison, une sorte de paix triste était rentrée dans son cœur.