Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
A
JULES RENARD
Mon cher Renard, c’est moins votre ami qui vous dédie ce livre, que votre lecteur. Je ne suis devenu votre ami qu’après vous avoir lu, et je n’ai fait votre connaissance que parce que je voulais vous connaître. J’ai été pour l’Écornifleur ce que j’avais été pour David Copperfield, un de ces frères obscurs que les écrivains tels que vous vont toucher à travers le monde. Je croyais alors que Dickens vous avait fortement impressionné. J’ai su depuis que vous le lisiez peu. Mais vous possédiez comme lui cette lanterne sourde, dont la clarté si pénétrante ne vous aveugle point, et qui vous permet de descendre en vous, et d’y retrouver sûrement de l’humanité générale et nouvelle. Ainsi vous éclairez, en vous et en nous, ces coins sauvages où nous sommes encore nous-mêmes, où les écrivains ne sont pas venus arracher les mauvaises herbes et les plantes vivaces pour y poser leurs jolis pots de fleur.
C’est une grande joie dans votre nombreuse famille, anonyme et dispersée, quand un volume récent, une page inédite, lui apporte de vos nouvelles et que le cousin Jules Renard nous envoie de son vin naturel, de ses œufs frais, ou quelque volaille bien vivante. C’est une bonne gloire pour vous que ce concert de gratitudes qui vous vient vous ne savez d’où. Comme cette clientèle naturelle est plus précieuse et plus difficile à conquérir que certaines élites parquées, où il suffit pour se faire comprendre, d’employer un dialecte spécial dont les mots ont acquis, grâce à des sortes de clés, un sens profond d’avance ! A vos frères inconnus vous parlez un langage connu, et je vous admire, cher Jules Renard, de savoir leur transmettre votre pensée tout entière, par votre style classique, fidèle messager.
T. B.