Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
VI
PYLADE
Daniel Henry, depuis le bal chez les Voraud, n’avait confié à personne le secret de son grand amour pour Berthe. C’était un grand amour décidément, aux dernières nouvelles.
Il n’avait d’ailleurs dans la vie qu’un seul confident possible, son ami Albert Julius, le fils du commissionnaire en cafés.
Julius et Daniel Henry avaient lié connaissance à seize ans, au Vésinet, où leurs familles passaient l’été. Ils s’étaient détestés tout d’abord. Puis leur mépris commun du genre humain et de la danse les avait rapprochés, un soir de bal, dans un coin de salon. Ils s’étaient moqués ensemble de certains valseurs.
Un après-midi, au cours d’une promenade à pied, leur accord s’était fait sur le principe de l’imbécillité irrémédiable de presque tous les jeunes gens du Vésinet.
A partir de ce jour-là, Daniel vit en Julius un individu d’une intelligence exceptionnelle (pas tout à fait aussi intelligent que lui-même, mais presque autant).
Ils se retrouvèrent à Paris. Au début, ils n’osèrent pas se donner rendez-vous tous les jours, chacun d’eux tenant à faire croire à l’autre qu’il ne manquait pas de distractions.
Puis ils finirent par passer ensemble toutes leurs soirées. Tantôt c’était Julius qui montait à huit heures et demie les trois étages de la rue Lafayette. Tantôt c’était Daniel qui venait sonner au quatrième étage de la rue de Châteaudun.
Au bout de quinze jours, ils préférèrent se rencontrer à la terrasse d’un café. Car Daniel était gêné de l’accueil un peu froid que ses parents faisaient à Julius. Et Julius trouvait que sa famille ne marquait pas à Daniel assez de cordialité.
Ils buvaient donc chaque soir, dans le même café, deux mazagrans, qu’ils payaient chacun à leur tour.
Comme ils se voyaient tous les jours depuis quatre ans, ils avaient fini par se constituer des séries de plaisanteries que suffisaient à rappeler, comme une étiquette, quelques mots rapides et spéciaux. Le sens des mots s’enrichissait de tout un passé d’évocations communes. Aussi parlaient-ils l’un pour l’autre un langage profond.
Ils ne concevaient pas que ce langage pût être obscur pour les autres hommes, et, quand ils n’étaient pas compris, ils concluaient à la stupidité générale de leurs contemporains, sans s’alarmer autrement de cette conclusion.
Daniel était généralement le premier au rendez-vous ; on dînait chez lui de meilleure heure. Il attendait Julius avec impatience, et Julius, en arrivant, parcourait anxieusement du regard les chaises de la terrasse. Ils s’étaient posés deux ou trois fois « des lapins » et l’abandonné avait passé, ces fois-là, une soirée d’ennui terrible.
Ils n’exprimaient par aucun signe extérieur la joie qu’ils ressentaient à se retrouver. Ils ne se disaient pas bonjour. Ils ne se serraient pas la main. Mais Julius était à peine assis qu’ils commençaient à se raconter des histoires, qu’ils avaient d’ailleurs plus de plaisir à raconter qu’à entendre.
Il n’y avait entre eux aucune politesse, aucune obligeance, aucune bienveillance. Leurs prévenances, leurs ménagements restaient secrets, presque inconscients. Ils éprouvaient l’un pour l’autre une répugnance physique assez vive. Il eût fallu que Daniel eût une forte soif pour consentir à boire dans le verre de Julius.
Dans leurs entretiens, ils ignoraient chastement toute pudeur. Ils se parlaient sans retenue, comme si chacun d’eux s’en fût parlé à soi-même, des fonctions les plus grossières de leur corps.
Daniel était heureux quand il voyait Julius. Il s’amusait en sa compagnie. De plus ils étaient bien sûrs de constituer une élite. Malheureusement cette amitié, qui l’ornait à ses propres yeux, ne le parait pas suffisamment aux yeux des autres hommes, pour qui l’amitié de Julius n’était pas un bienfait des dieux. Si précieuse qu’elle fût, elle ne figurait pas à un rang assez avantageux sur la cote des sentiments humains. Elle n’était pas, comme l’amour d’une jolie femme, fréquemment demandée sur le marché.
Entre une dame avenante et un jeune homme bien constitué, la conversation est délicieusement troublée par des équivoques, par cette arrière-pensée qu’à un moment donné il faudra substituer aux paroles des gestes agréables et des actions honorifiques. Grâce à ce trouble spécial, grâce aussi aux malentendus inévitables entre deux êtres d’un sexe différent, on arrive, en moins d’une séance, à faire d’une sympathie médiocre un grand et décoratif amour.
Daniel, en allant, ce soir-là, au café, se demandait : « Comment vais-je dire à Julius que Berthe est amoureuse de moi ? »
Il n’était pas sûr que Berthe fût amoureuse de lui. Mais il prenait sur lui de l’annoncer à Julius, parce qu’il fallait dire à son ami quelque chose de définitif, pour obtenir de lui une marque d’intérêt.
Et encore ce n’était pas sûr que Julius s’intéresserait à cette histoire.
Il était convenu entre les deux amis que l’amour, auquel chacun d’eux croyait séparément de toute son âme, n’existait pas.
Ils méprisaient les femmes, qu’ils ne connaissaient pas. Plus tard, ils les méprisèrent, quand ils les connurent. Mais il y eut toujours une dame, précise ou indéterminée, qui au but de leur ambition les attendait. Dans leurs rêves de gloire, c’était cette maîtresse idéale qui consacrait leur triomphe.
— Votre ami tarde à venir, ce soir, dit à Daniel le garçon de café, un grand jeune homme très maigre et toujours assez mal rasé (probablement parce qu’il lui était incommode de se raser le creux des joues).
Jetant énergiquement sa serviette sur son épaule et, plaçant sa main droite en visière sur ses noirs sourcils, il fouilla avidement l’horizon, comme si la venue le Julius allait arracher plusieurs personnes à la mort.
Puis son anxiété fit place à la plus froide indifférence. Il se dirigea vers un consommateur qui venait de s’installer à la terrasse et attendit paisiblement sa commande.
Daniel se demandait toujours comment il raconterait la chose à Julius. Allait-il lui dire brutalement qu’il avait « tapé dans l’œil » à Berthe Voraud, et sans y attacher une autre importance ?
Ou bien attendrait-il qu’une occasion se présentât au cours de la conversation ?
D’ordinaire, il n’avait pas recours à ces précautions. Mais il n’était pas sûr de l’impression que son histoire ferait sur Julius, et il ne voulait pas qu’elle fût médiocre.
Il aperçut tout à coup son ami qui se dirigeait vers le café. Julius, maigre, de taille moyenne, portait un chapeau mou, une jaquette étroite, un grand nez et une petite badine en bambou. Il suivait scrupuleusement l’extrême bordure du trottoir, avec une application et des efforts dignes d’un meilleur objet, tout en se disant à lui-même à voix haute et avec une animation extraordinaire des choses qui devaient être d’une importance assez minime, car son agitation disparut complètement quand il se fut assis près de Daniel.
— Garçon !…
Puis, à Daniel :
— J’ai rencontré tout à l’heure ton oncle Émile. Il n’a jamais tant ressemblé qu’en ce moment à la panthère noire que nous avons vue chez Pezon.
— Merci, bon vieillard, dit-il au garçon qui lui apportait son mazagran.
— Et comme ta tante, dit-il à Daniel, ressemble de plus en plus à une petite chèvre malade, tu feras bien, si tu tiens à éviter un véritable carnage, de ne pas laisser dans la même cage des animaux si différents… Pourquoi, chameau, n’es-tu pas venu ici hier soir ?
— C’est ta faute, chameau, répondit Daniel. Tu m’avais dit que tu n’étais pas sûr de venir. Moi, j’étais éreinté. J’étais au bal samedi soir.
— C’est bien fait, dit Julius. Je t’avais dit de ne pas aller t’abrutir à ce bal.
— Je ne regrette pas d’y être allé, dit Daniel. Tu connais Berthe Voraud ?
— Oui, dit Julius, elle est maigre.
— Il te faut des colosses, dit Daniel. Elle n’est pas maigre du tout. Demande à qui tu voudras. Et tu verras si on ne te dit pas que c’est une des plus jolies filles de Paris.
— Oh ! je sais bien. Tu n’as qu’à demander à André Bardot. Il te dira, lui, que c’est la plus belle… Bon vieillard, ajouta-t-il en s’adressant au garçon, si vous continuez à me verser du café si chaud pour me faire brûler la langue…
— Réponds-moi un peu, dit Daniel, au lieu de raconter des idioties au garçon. Pourquoi André Bardot dira-t-il que c’est la plus belle ?
— Parce qu’ils s’aiment, dit Julius.
— Ah ! dit Daniel… Qui est-ce qui t’a dit ça ?
— André Bardot lui-même. Il y a plus d’un an qu’ils flirtent ensemble. André Bardot m’a dit qu’il comptait bien l’épouser.
— Répète-moi exactement ce qu’il t’a dit. Je tiens à le savoir.
— Ah ! ça m’embête, dit Julius avec un air de souffrance véritable. Il m’a raconté des tas de choses que je n’ai pas écoutées, parce que les femmes maigres ne m’intéressent pas.
— Tu trouves vraiment qu’elle est maigre ? demanda Daniel.
— Comme elle n’est pas assez grosse pour que je me sois donné la peine de la regarder longtemps, je ne me suis jamais rendu compte de son degré de maigreur. Elle est au-dessous du poids que j’exige : c’est tout ce que je puis te dire.
Daniel se taisait. Julius alla chercher les journaux illustrés, après avoir demandé en vain si on ne pouvait pas aller quelque part, au Casino ou à la Scala.
Berthe Voraud en aime un autre : cette révélation a un peu ahuri Daniel. Mais il n’en éprouve aucune douleur, et se demande même s’il n’en est pas un peu content, au fond.
Il ne renonce pas à ses projets de conquête. Il entrera en concurrence — très discrète d’ailleurs et très prudente — avec André Bardot, sur lequel, pense-t-il, il aura facilement le meilleur. Il lui manque, pour le moment, les qualités extérieures d’André, mais il possède, lui, une âme unique, une âme spéciale, qu’il s’agit simplement de montrer, et qui doit fatalement conquérir le cœur de Berthe. Il aime mieux, au fond, avoir un rival, que de se trouver tout seul avec Mlle Voraud. Elle n’est plus, puisqu’elle aime, la jeune fille surhumaine et inaccessible qu’il s’est imaginée. Il n’eût pas admis, si elle l’eût aimé déjà, qu’elle pût en aimer un autre. Mais comme elle aime quelqu’un, et que ce quelqu’un n’est qu’un autre, c’est lui, Daniel, qu’elle finira nécessairement par aimer.
Il était confiant en lui-même. Il aimait la lutte, quand personne ne savait qu’il luttait, et ne pouvait le forcer à lutter, quand il restait maître de combattre à son heure, c’est-à-dire pas immédiatement.
Il boutonna son paletot, dit à Julius : « Nous allons à la Scala. » Puis il frappa d’un coup sec la table de marbre, et paya les deux mazagrans. C’était d’ailleurs son tour.