Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXVII
SAGESSE NOCTURNE
Pour l’unique voyageur qu’il déposa à une heure du matin sur le quai de la gare, le train de Paris fit vraiment un bruit exagéré. Daniel donna son coupon de retour à l’employé des billets, qui parut d’ailleurs aussi indifférent devant cette maigre récolte que pour les mille petits cartons dont les voyageurs du dimanche lui remplissaient les mains. Daniel envia ce fonctionnaire modeste, et les longs sommeils insouciants qu’il devait goûter tous les jours, après son service de nuit.
Lui, pour l’instant, n’avait pas le cœur à dormir. Il ne put se résoudre à rentrer chez lui tout de suite. Il préféra errer une partie de la nuit dans les rues de Bernainvilliers, que les villas bordaient de feuillages sombres. Il prit l’avenue circulaire. C’était, par hasard sans doute, le chemin de la maison Voraud.
En temps ordinaire, il n’était pas homme à faire des promenades de nuit, mais le manteau romantique imaginaire dont il se drapait le préservait de toute crainte, en ce pays d’ailleurs paisible. Cependant il eut un léger frisson en passant auprès d’un monument érigé dans un carrefour, à l’endroit où des gens étaient morts pendant la guerre.
Il se souvint qu’un soir de l’été précédent, lui et Julius s’étaient fait peur en se racontant des histoires. Aussi avaient-ils passé une partie de la nuit à se reconduire l’un chez l’autre. Chaque fois qu’on allait atteindre une des deux maisons, celui dont ce n’était pas la demeure ranimait la conversation sans en avoir l’air, afin que l’on pût revenir sur ses pas. A la fin Julius avait eu le dessus dans cette lutte inavouée. Arrivé devant sa grille, il allégua une telle fatigue qu’il fallut le laisser aller se coucher. Daniel, d’ailleurs, aussitôt seul sur la route, avait eu beaucoup moins peur. Il faisait tête aux embuscades de l’ombre et sentait grandir son courage.
L’esprit de Daniel séjourna quelques instants dans ces vieux souvenirs. Puis la piste de Julius le ramena naturellement aux révélations récentes. Il revit quel visage implacable avait son ami, en lui dénonçant les relations de Berthe et d’André Bardot.
Alors, il imagina Berthe installée sur les genoux d’André, tandis que déjà Louise Loison, près de la porte, faisait le guet.
Il vit Berthe se pencher sur André, l’embrasser dans le cou, au-dessus du haut col blanc. Elle avait baisé de ses lèvres cette peau étrangère, cette peau dure de blond rasé.
Il y avait donc dans le passé de Berthe le souvenir de ces contacts. Il y avait un souvenir qu’elle lui avait caché !
Sa vanité s’irritait de cette dissimulation, et qu’il eût existé entre André et Berthe un secret dont lui, Daniel, avait été exclu. Il ne se disait pas que la dissimulation de la jeune fille ressemblait beaucoup à un oubli.
Il ignorait encore à cette époque que certaines jeunes femmes, dès qu’elles entrent en relations sentimentales avec un monsieur nouveau, mettent en son honneur une mémoire propre, toute neuve, sans une tache, et sans un pli.
Nerveusement, il traîna sa canne en travers sur les barreaux d’une grille. Un bruit violent se fit entendre qui, dans la maison endormie, dut réveiller des têtes anxieuses ; soulevées brusquement au-dessus de l’oreiller, elles guettaient maintenant le retour d’un bruit pareil.
Daniel se mit alors à rire et recommença le même bruit sur une autre grille pour s’amuser.
La sensation qu’il goûtait, au souvenir des enlacements de Berthe et d’André, ne lui était vraiment pas trop déplaisante. D’imaginer avec une certaine rage le plaisir que cet autre avait eu, en serrant dans ses bras le souple corps de Berthe, c’était encore une façon de retrouver soi-même ce plaisir. Et puis la ferveur d’André ranimait la sienne. L’autel qu’il était un peu las d’adorer avait retrouvé son prestige, en s’enrichissant d’un nouveau fidèle.
Ce qui l’avait tout d’abord attiré vers Berthe, c’était le besoin de familiariser cet être charmant et lointain, de voir prendre à cette jolie fille des attitudes d’amoureuse. S’il eût été plus âgé, il eût peut-être éprouvé autant de joie, et plus de joie délicate, à voir ses beaux bras enlacer un autre cou que le sien. Mais, à vingt ans, la si pure satisfaction de regarder les dames est gâtée par le désir de profiter de leurs faveurs si déplorablement identiques. Et l’on abandonne cette attitude si commode, si désintéressée, du spectateur, libéré de la préoccupation d’un rôle à tenir.
Il était une fois une baguette de bois que l’on avait plantée dans un vase pour soutenir une plante grimpante, qui n’attendait que cet instant pour grimper. La petite baguette en avait conçu un grand orgueil. Elle se disait que c’était grâce à elle, à cause d’elle, que la plante croissait et se contournait en des enlacements si gracieux. Elle ne pensait pas que beaucoup d’autres baguettes eussent rempli ce glorieux office.
Le dernier jeune homme distingué par Mlle Voraud était arrivé jusqu’à la maison de sa bien-aimée. A travers la grille, il contempla le jardin immobile, qui, sous la lumière de la nuit, avec la balustrade du perron, ressemblait à ces paysages gris-perle où les photographes du Second Empire aimaient à placer nos oncles en redingote, à la barbe ronde et aux cheveux bouclés sur l’oreille, et aussi le cousin que personne n’a jamais vu, le digne chef de bataillon, pacifique ornement des albums.
Daniel, soutenu par l’idée qu’il accomplissait un acte de prodigieuse audace, pénétra dans le jardin par la petite porte du coin, qu’on ne fermait pas. Il s’approcha à une vingtaine de pas du perron et resta derrière un arbre de la pelouse. Il regarda la maison muette où Berthe était couchée. Entre les autres fenêtres du premier étage, sa fenêtre dormait, les volets fermés. C’était derrière ces volets, sur un lit étroit, laqué de blanc, que sa fiancée était étendue. Daniel l’imagina les cheveux en désordre, l’épaule peut-être découverte. Et il sentit qu’entre les draps fins la jambe de Berthe touchait son autre jambe nue.
Quelques jours auparavant, elle avait été souffrante et était restée au lit pendant une journée. Le jeune fiancé avait été autorisé à aller la voir dans sa chambre, sous la surveillance de Mme Voraud qui les laissa seuls une minute pour chercher son ouvrage dans une pièce à côté. Berthe lui tendit les bras ; Daniel pour la première fois avait senti contre lui la forme et la chaleur de son corps. Mais l’absence de Mme Voraud s’était trouvée être trop courte et trop imprévue. Cet instant de plaisir avait manqué de préparations. Daniel l’avait revécu maintes fois, en des regrets profonds.
Il pensa maintenant qu’il était tout près de Berthe, qu’il n’avait qu’à gravir le perron, à traverser la salle, à monter l’escalier, à ouvrir doucement la porte de la chambre. Il se livrait en paix à ces imaginations, sachant bien qu’il ne pourrait jamais forcer les volets de fer des fenêtres haut vitrées qui donnaient sur le perron. Le charme de ses rêves n’était pas gâté par la possibilité et l’obligation de les accomplir.
La grande raison, d’ailleurs, de sa quiétude, après la révélation de Julius, c’est que rien ne l’obligeait plus à agir. Du moment qu’il savait ce qui s’était passé entre Berthe et André Bardot, il n’avait plus à travailler pour sortir du doute. L’explication avec Berthe n’avait qu’une faible importance : il se réjouissait seulement à l’idée de prendre, tour à tour, en lui pardonnant, l’attitude d’un garçon magnanime ou celle d’un esprit supérieur, dégagé de tous les préjugés.
Et puis ses parents à lui ne sauraient rien de tout cela. C’était l’essentiel.
Il savait très bien cacher aux gens ce qu’ils ne devaient jamais savoir. Il se croyait pourtant incapable de dissimulation. Mais en réalité sa franchise n’était qu’une hâte craintive à s’accuser lui-même de ce qui pouvait être révélé par d’autres.
En somme, du moment que la chose demeurait entre lui et Berthe, il en faisait son affaire.
Il sentait bien que son roman avec Berthe n’était plus, après toutes les révélations sur la fortune et la conduite de sa fiancée, l’aventure rare, l’occasion exceptionnelle qui l’avait exalté. C’était très bien encore tel que cela était.
Il était toujours installé derrière un arbre de la pelouse et il n’y avait aucun motif pour qu’il quittât cette place. Mais il remarqua tout à coup qu’il ne pensait plus à rien et qu’il tombait de sommeil. Alors il reprit machinalement le chemin du chalet Pilou, monta chez lui, se coucha et s’endormit sans s’en apercevoir, ayant même négligé ce soir-là les formalités pourtant obligatoires qui précédaient son repos de chaque nuit, à savoir : ronde d’exploration dans le salon et la salle à manger ; double, triple et même quadruple vérification des deux robinets de gaz, à la cuisine ; seconde tournée sans lumière dans toutes les pièces précitées, pour s’assurer qu’il n’y a aucune chance d’incendie ; examen de l’escalier à ce même point de vue après avoir placé la bougie dans la chambre ; fermeture, une fois rentré, de la porte de cette chambre, en plaçant la clef sur la table de nuit de telle sorte que la tige de cette clef reste parallèle à un des bords de la table (cette dernière prescription ne reposant d’ailleurs sur aucun motif bien défini). En dernier lieu, examen des armoires à vêtement, du dessous du lit ; introduction d’une canne le plus haut possible dans la cheminée pour en scruter l’intérieur.