Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XVII
GRAVES RÉSOLUTIONS
Depuis près de trois mois qu’il était à Bernainvilliers, Daniel allait chaque après-midi dans le jardin des Voraud, auprès de sa bien-aimée. Il était plus tenu par son bonheur qu’un employé par son bureau. Et parfois, après y être allé de deux à cinq, il était obligé d’y retourner le soir, après son dîner, pour une ou deux heures de nuit de flirt supplémentaire.
Cet heureux jeune homme vivait, d’ailleurs, dans une inquiétude perpétuelle. Quand il s’était rassuré sur cette question : Berthe m’aime-t-elle ? une autre venait le tracasser : Est-ce que j’aime Berthe ? Et il arrivait bien difficilement à se tranquilliser sur ce point. Cette pensée l’obsédait, et le torturait plus vivement encore, quand il se trouvait seul avec Berthe, quand il l’embrassait en la prenant dans ses bras.
Ne l’avait-il pas aimée trop vite, moins par amour d’elle que par un besoin de conquête ? Il craignait de se le demander.
Le jour où, pour la première fois, au bal des Voraud, Berthe avait tourné ses yeux de son côté, elle lui était apparue très haute et très lointaine. Il était allé à elle, entraîné par le désir de la dominer, par le besoin de se grandir dans cette âme inconnue. Et maintenant qu’il était tout près d’elle, cette âme ne lui paraissait plus qu’un miroir exigu, où il se voyait tout petit, où il était réduit à faire de petites mines et de petites grimaces. Mais il ne voulait pas croire que ce serait toujours ainsi. Le miroir s’élargirait peu à peu, pour refléter de lui une plus grande image. Ne pas espérer cela, c’eût été trop intolérable, c’eût été renoncer à son amour, perdre volontairement des possessions acquises, s’avouer qu’il s’était trompé de chemin, ne garder de sa conquête que le dérisoire butin d’une leçon d’expérience, dont il n’était pas encore en état d’apprécier la valeur.
Il ne voulait à aucun prix retourner sur ses pas. Aussi, chaque jour revenait-il chez Berthe à deux heures, et quand il apercevait depuis la grille sa robe claire, il avait toujours une petite émotion, qu’il recueillait soigneusement pour se dire : Mais tu vois bien que tu l’aimes !
Quand il arrivait tout près de ces dames, il profitait de ce que Mme Voraud ne le regardait pas pour faire rapidement du bout des lèvres la moue d’un baiser, Berthe répondait par le même geste, presque imperceptible. Cela signifiait qu’ils s’aimaient toujours.
Ils se distrayaient aussi en se passant des billets doux, avec des prodiges d’astuce et d’audace. Berthe écrivit une fois un billet qu’elle posa dans la corbeille à ouvrage de sa mère. Ce fut leur plus beau trait de témérité. Ce billet contenait ces mots, d’une urgence spéciale : Je vous adore.
Dès que Mme Voraud les laissait seuls, ces déclarations, qu’ils pouvaient alors échanger à satiété, perdaient beaucoup de leur charme. Mais, heureusement pour leur amour, qui avait besoin d’être élevé à la dure, Mme Voraud devint brusquement très sévère et très méfiante. Elle avait mis longtemps à prendre ombrage de l’assiduité de Daniel. Elle avait sans doute, sur ce point, l’optimisme et le besoin de quiétude de beaucoup de mères trahies par leurs filles, de beaucoup de maris trompés qui se refusent, aussi longtemps qu’ils peuvent, à apercevoir le danger.
A la faveur d’une courte absence de Mme Voraud, un conciliabule eut lieu, dans le jardin, entre Daniel, Berthe et Louise Loison.
— Pour moi, disait Louise, c’est la femme de chambre qui a dû faire des rapports. C’est une mauvaise pièce. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en aperçois. Vous direz ce que vous voudrez, mais je suis certaine que l’autre jour elle vous a vus vous embrasser dans le petit salon.
— Sûrement, dit Berthe, maman se doute de quelque chose. Elle n’est plus la même avec moi.
— Il n’y a qu’à voir, dit Daniel, les têtes effrayantes qu’elle me fait, quand j’arrive après déjeuner.
— Oh ! pour ça, dit Berthe, vous n’avez vraiment pas besoin d’y faire attention et d’y attacher la moindre importance. Est-ce que c’est maman ou moi que vous venez voir ? Est-ce que, moi, je vous fais des têtes ?
— Tu m’aimes ? demanda Daniel à voix basse.
— Je vous aime, vous le savez bien.
— Dites : Je t’aime.
— Je t’aime.
— Faites donc attention, dit Louise… Il y a une chose, poursuivit-elle, qui m’a paru très grave l’autre jour : c’est quand Daniel était dans la maison pour chercher un livre et que Berthe a voulu monter dans sa chambre pour chercher de la laine, sa mère lui a dit, si sèchement : Tu n’as pas besoin de laine maintenant ; tu en as un gros peloton dans ta corbeille.
— J’aime bien maman, dit Berthe, mais elle est mauvaise quelquefois.
Un après-midi (c’était vers le commencement d’août), Daniel trouva ces dames dans la salle à manger vitrée, parce qu’il avait plu et que le jardin était humide. Mme Voraud, en voyant Daniel, fit sa tête, comme d’habitude. Puis elle dit, à peine le jeune homme était-il assis :
— Berthe, tu t’habilleras. Il faut que j’aille voir Mme Stibel. Tu viendras avec moi.
— Oh ! maman, dit Berthe, tu n’as vraiment pas besoin de moi pour aller voir Mme Stibel. Je suis si fatiguée. J’aime mieux ne pas sortir, aujourd’hui.
— Bien, ma fille, dit Mme Voraud. Nous attendrons ton bon plaisir. Nous irons voir Mme Stibel quand tu seras disposée à m’accompagner.
Daniel se leva brusquement.
— Mademoiselle, dit-il à Berthe, vous m’excuserez de vous quitter. Il faut que je rentre pour travailler.
— Pourquoi vous en allez-vous ? dit vivement Berthe. Ce n’est pas vous qui nous empêchez de sortir.
— Je vous assure, répéta Daniel avec beaucoup de dignité, que je suis obligé de rentrer chez moi.
— Si M. Daniel a des occupations… dit Mme Voraud. Pourquoi le retiens-tu ? Tu es indiscrète.
— Au revoir, madame, dit Daniel en allant saluer Mme Voraud.
Mme Voraud répondit par un sourire aimable, qui semblait comme rapporté sur son visage froid. Puis, elle baissa les yeux sur son ouvrage. Berthe, à qui Daniel tendit la main, ne la prit pas. Louise Loison sortit dans l’antichambre avec Daniel.
— Vous êtes fou de faire des scènes pareilles.
— Ça ne peut pas durer, répondit-il. Je ne veux pas qu’on me fasse toujours des affronts. Je ne veux pas qu’on me tolère ici ; je veux qu’on me reçoive. Je vais dire à papa, dès ce soir, qu’il vienne, demain, voir M. Voraud, pour lui demander la main de Berthe. Si on me la refuse, je verrai ce que j’aurai à faire.
— Attendez, dit Louise intéressée, je vais vous conduire jusqu’à la porte du jardin.
Ils s’arrêtèrent ensemble devant la grille. Un petit ruisseau de pluie courait le long du mur. Avec le bout de son parapluie, Daniel faisait des petits trous dans le sable, entre les pierres ; ce qui troublait l’eau d’amusants petits floconnements.
— Si j’ai hésité jusqu’ici, dit-il gravement à Louise, c’est que les parents de Berthe me paraissent plus riches que les miens.
— Quelle fortune ont vos parents, sans indiscrétion ?
— Je ne l’ai jamais su, dit Daniel. Ils ne m’en ont jamais parlé. Un jour, j’avais à peu près dix ans, papa est entré dans la chambre de maman. Je savais qu’il était resté tard au magasin pour terminer son inventaire. Il a dit à maman : C’est bien à peu près ce que je disais. — Deux cent trente ? a dit maman. — Deux cent dix-sept, a dit papa. — Maman a dit : Je croyais que c’était davantage… Depuis ce temps, je n’ai plus rien su. Seulement, papa a dû faire de très bonnes années. On a déménagé. Le magasin s’est agrandi. On a deux voyageurs en plus. Mes parents auraient maintenant plus de cinq cent mille francs que ça ne m’étonnerait pas… Mais qu’est-ce que c’est que cinq cent mille francs auprès de la fortune de M. Voraud ?
— Combien a-t-il, M. Voraud ? demanda Louise Loison.
— Trois millions, m’a-t-on dit.
— Papa dit beaucoup moins que ça, dit Louise. Papa m’a dit qu’il devait avoir de douze à quinze cent mille francs, et que ce n’était pas une fortune très sûre. Il y a des jours où M. Voraud a l’air ennuyé. En tout cas, je sais ce qu’il donne à sa fille : quinze mille francs de rente et le logement.
— Est-ce que c’est beaucoup ? dit Daniel.
— Il me semble, dit Louise. J’ai cent mille francs de dot, et tout le monde dit que c’est très joli. Or, quinze mille francs de rente, c’est certainement beaucoup plus… Mais vous n’avez pas besoin d’être gêné parce que Berthe est plus riche que vous. Elle sait bien que vous l’épouserez par amour.
— Oh ! ce n’est pas ça qui me gêne, dit Daniel, d’autant plus que je suis bien sûr qu’un jour je serai très riche, et que je gagnerai beaucoup d’argent. Mais c’est pour ses parents : est-ce qu’ils voudront de moi ?
— Faites toujours faire la demande par votre père. C’est le seul moyen de le savoir.
— Dites à Berthe, dit Daniel, qu’elle ne m’en veuille pas de ce qui s’est passé aujourd’hui. Dites-lui que je ne l’ai jamais tant aimée.