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Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman

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XVI
UN POINT OBSCUR

Il était sept heures, quand Daniel quitta le manège pour rentrer dîner. Il prit, par derrière le village, un petit chemin bordé de haies. La campagne, toujours aussi calme et toujours la même, poussait, de temps en temps, un chant de coq, toujours le même et pas pressé.

Daniel, qui n’avait pas faim, marchait à pas lents. Ses pensées tenaient dans sa tête un meeting orageux ; aucune d’elles n’avait encore réussi à s’emparer de la tribune, pour dominer le tumulte et faire entendre quelques paroles nettes. André Bardot allait donc dîner chez Berthe ? Pourtant, Louise Loison, la seule fois que le nom d’André avait été prononcé, avait dit assez sèchement que les Voraud étaient en froid avec ce jeune homme.

Quelle altitude faudrait-il avoir le soir, quand il rencontrerait André chez les Voraud ? Il n’allait pas régulièrement chez Berthe après le dîner, mais rien au monde n’aurait pu l’empêcher d’y aller ce soir-là. Il voulait savoir.

Il ne pensait pas que Berthe eût jamais aimé André Bardot, car il n’avait aucun indice certain pour le croire. Il croyait toujours à l’honnêteté des femmes, c’est-à-dire qu’il lui semblait difficile qu’une femme pût oublier ses devoirs avec un autre qu’avec lui.

Depuis qu’on lui avait parlé du flirt de Berthe et d’André, il ne s’était jamais trouvé en présence de Bardot. Il s’était dit, parfois, que s’il le rencontrait, il se livrerait à des actes violents, voire à un pugilat énergique, qui, dans son imagination se terminait toujours à son avantage. Mais la proximité de l’ennemi changea sa manière de voir, et il se convainquit facilement que toute manifestation de ce genre eût été ridicule.

Daniel n’aimait pas courir de risques. Eût-il dix-neuf chances sur vingt de sortir sans dommage d’une aventure, le peloton des dix-neuf chances favorables ne le rassurait pas, et il reculait devant le vilain aspect de la seule chance contraire.

Et, pourtant, il tenait énormément à avoir du courage, d’autant plus qu’il était impressionné par les attitudes courageuses que tous ses semblables prenaient autour de lui, et ne s’était jamais demandé si leur belle confiance était vraiment plus solide que celle qu’il affichait lui-même.

Un soir, au Moulin-Rouge, un de ses amis avait eu, avec un quidam, une altercation très vive, suivie d’un échange de coups de poing. Daniel n’était pas intervenu, pour ne pas se mettre deux contre un.

Son ami ne lui avait parlé de rien, mais il avait dit, en racontant cette histoire à un autre ami, que Daniel avait « les foies blancs ». Daniel, quand on lui rapporta ce propos, avait ressenti un étrange malaise, et s’était disculpé avec des explications interminables.

Une autre fois, au Casino de Trouville, précisément le soir de ses dix-sept ans, Daniel servait de cavalier à deux jeunes filles, qu’un jeune homme de son âge s’était mis à regarder impudemment. Daniel avait fait un mouvement pour attaquer le jeune homme, qui s’était enfui. Daniel alors s’était mis à sa poursuite, mais il avait bien senti qu’en lui courant après, il ne donnait pas son maximum de vitesse, et il s’en était voulu.

Ces souvenirs le gênaient. Même à ses propres yeux, il avait besoin de paraître courageux. Il perdait son temps à ces scrupules, au lieu de s’appliquer simplement à paraître courageux aux yeux des autres.

Il dîna rapidement, et sans adresser la parole à ses parents. Il se rendit, après le dîner, jusque chez les Voraud, qui étaient encore à table. Il les aperçut depuis la grille. Il était plus de huit heures, et il faisait jour encore. André Bardot était assis entre Mme Voraud et Berthe, et parlait sans animation à M. Voraud.

Daniel, caché par le feuillage, les regarda. On a toujours une impression pénible, à regarder dîner des gens. Il semble, si on les voit de loin, qu’on n’existe pas pour eux, qu’ils vivent en rond dans un autre univers. Pis encore, quand on s’approche de leur table, quand on trouble le concert de leurs voracités ou de leurs digestions, quand on subit l’humiliation de se voir offrir un morceau de tarte, de biscuit glacé, ou un peu de crème au chocolat.

Daniel regardait de loin André Bardot. Il ne le détestait pas. Il considéra sans envie, avec sympathie, sa moustache blonde, longue et fine. Il n’était peut-être pas aussi bête que Daniel l’avait décrété, l’année qu’ils avaient passée ensemble au Vésinet. Alors André avait vingt ans, et Daniel seize. Les jeunes gens portent les uns sur les autres de ces jugements hâtifs qu’il est bien dur de réviser plus tard, surtout s’ils ont été défavorables. Et pourtant, de vingt à vingt-cinq ans, pensait maintenant Daniel, une intelligence ne peut-elle pas se modifier ?

Daniel Henry, qui n’aimait pas l’état d’hostilité, sentait naître en lui, à la vue de ce rival, des trésors d’indulgence, de délicatesse, d’altruisme.

On apportait le café. Ces messieurs allumaient des cigares. Daniel se décida à se montrer. Il poussa la porte de la grille et s’avança gravement dans l’allée d’entrée. Quand il arriva près de la table, André Bardot se leva en le voyant, et lui serra la main avec une politesse et une affabilité qu’il n’avait jamais eues à son égard. Daniel en fut flatté et lui en eut beaucoup de gratitude, car André Bardot l’avait toujours traité un peu comme un gosse. Il lui eût été pénible qu’en présence des Voraud il ne lui eût pas marqué une considération suffisante.

Berthe l’accueillit avec plus de réserve que les autres soirs. Mais Daniel ne lui en voulut point. Si vraiment ce jeune homme lui avait fait la cour, il eût été malséant de se livrer, devant lui, à des démonstrations trop vives.

Quant à Louise Loison, elle devait être au courant de quelque chose. Elle semblait en mauvais termes avec André Bardot. Elle dit à Daniel : « Quelle drôle d’idée M. Voraud a-t-il eue de nous amener ce raseur à dîner ? Ni Berthe, ni moi, ne pouvons le souffrir. »

Mais Daniel, tout à la joie qu’il n’y eût aucun conflit, évitait de voir l’entrée des soupçons et de s’engager dans leurs routes obscures.

Il reconduisit André Bardot à la gare, avec Berthe Voraud et Louise Loison. Il ressentait pour le jeune homme des élans de sympathie qu’il n’eût pas modérés, sans la présence de Berthe, qui le gênait un peu.

Mais quand André les quitta, et quand ils revinrent tous les trois par la route déserte et sombre, Berthe s’approcha de Daniel et lui tendit ses lèvres avec une ardeur inaccoutumée, et si vive, que Daniel, hors la présence d’André, en ressentit une soudaine angoisse. Puis, elle prit sous le sien le bras du jeune homme, et ils s’en allèrent sans rien dire jusqu’à la grille de la maison Voraud. Avant de se séparer, ils s’embrassèrent longuement encore.

— Vous m’aimez ? dit Daniel.

— Je vous aime.

— … Vous n’avez jamais aimé que moi ?

— Je vous le jure.

Il murmura tendrement : Je vous crois.

Le serment de son amie le rassurait pour plusieurs jours.

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