Mémoires d'un jeune homme rangé : $b roman
XXIII
LA FIANCÉE
M. Voraud ne parla point chez lui de la visite de Daniel. Du moins, le lendemain, après déjeuner, Mme Voraud ne semblait au courant de rien, quand le jeune homme entra dans la salle à manger vitrée, où Berthe travaillait avec sa mère.
Le mois de septembre était un peu frais. On avait renoncé aux robes d’été. Berthe portait un costume de drap gris, une veste unie, montante, avec un petit faux-col blanc. Quand Daniel arriva, elle était en train de bâtir un chapeau avec d’anciennes plumes qu’elle ajustait sur une forme de feutre neuve. Elle avait entre les lèvres deux épingles, qu’elle retira sur la prière de Daniel, qui craignait de les lui voir avaler.
Il s’assit à côté d’elle, et la regarda impatiemment. Il n’avait rien à lui dire, et ne pensait qu’à aller l’embrasser dans une autre chambre. Comme Mme Voraud se levait pour aller baisser un peu le store, Daniel dit à Berthe à demi-voix :
— Allez chercher des rubans dans la lingerie.
Depuis qu’ils étaient fiancés, on ne les empêchait pas de rester seuls ensemble. Mais Mme Voraud faisait toujours son possible pour les déranger.
Berthe ne se leva pas tout de suite. Elle acheva de fixer une plume sur le devant du chapeau. Daniel trouvait qu’elle n’en finissait pas. Il lui poussa légèrement le genou. Enfin, elle quitta sa chaise. Mais elle resta longtemps encore à tourner le chapeau sur son poing, puis à l’essayer devant la glace. Elle regarda Daniel.
— Comment le trouvez-vous ?
Il répondit sèchement :
— Bien.
Elle fronça le sourcil, comme lorsqu’elle disait : Méchant ! Puis elle s’en alla vers la lingerie, qu’un grand salon, dont les portes étaient ouvertes, séparait de la salle à manger. Daniel, pour ne pas la suivre immédiatement, s’astreignit à faire quelques pas de long en large avant de sortir. Puis il se dirigea innocemment vers la porte du salon.
Mais la perfide Mme Voraud, qui lui avait à peine parlé jusque-là, choisissait toujours le moment où il allait rejoindre Berthe pour s’intéresser à lui et lui poser des questions auxquelles il était obligé de répondre. Il dit brièvement que sa tante allait très bien, pour éviter le dangereux sujet de ses maladies, qui eût nécessité d’interminables détails.
Comme il était tout près de la porte, Mme Voraud l’arrêta encore et lui demanda si ses parents comptaient rester tout le mois à la campagne.
Il répondit : « Ça dépendra du temps, » et feignit de remarquer brusquement un tableau dans le salon, en s’écriant : « Tiens ! je n’avais jamais vu ce paysage-là ! » Mme Voraud sembla quitter innocemment son ouvrage, le posa sur une table, et passa, elle aussi, dans le salon pour admirer le tableau en question.
Daniel était déjà auprès de Berthe, qui paraissait très affairée à remuer de vieux coupons d’étoffe dans le bas d’une armoire normande. Mme Voraud entra à son tour dans la lingerie ; on garda autour de la gêneuse un silence obstiné. Daniel, le front contre la fenêtre, tapotait les carreaux. Enfin, la mère de Berthe, n’osant tout de même pousser plus loin les hostilités, se retira, en disant à sa fille : « Viens plutôt dans la salle à manger. Tu commences toujours un ouvrage, et tu ne le finis pas. »
Daniel s’approcha de Berthe, qui lui tendit ses lèvres, et sembla pâmée entre ses bras. Daniel l’entraîna bien doucement du côté du mur, afin de s’y appuyer le dos. Dans ces étreintes, c’est au jeune homme qu’incombe tout naturellement le soin de maintenir l’équilibre du groupe. Il en résulte pour lui une préoccupation et un effort musculaire qui ne sont pas sans gâter son plaisir.
Il y avait déjà longtemps que ces baisers silencieux avaient remplacé, pour eux, toute espèce de conversation. Les quelques mots qu’ils échangeaient n’étaient pas des paroles ; ils disaient : « Je t’aime ! tu m’aimes ? » comme on dit : « Allô ! allô ! »
Depuis quelques jours, son amour pour Berthe s’était modifié. Pendant longtemps il n’avait pas considéré sa fiancée comme une femme. Et voilà, qu’une nuit, dans un songe, il l’avait serrée dans ses bras, presque nue. Ceci se passait d’ailleurs en pleine salle à manger des Voraud, en présence de toute la famille, et d’un ancien professeur de quatrième de Daniel, spectateur imprévu de cette aventure. Depuis cette nuit-là, Daniel avait regardé Berthe avec d’autres regards. La pensée qu’elle était faite comme une autre femme l’affolait. Il l’aimait d’une sorte d’amour incestueux.
C’était comme une profanation de son amour ancien ; il souhaitait maintenant d’être son amant, avec plus d’impatience et un peu d’effroi. Avant que son amour eût cet aspect nouveau, il avait souvent pensé qu’il irait bien quelque jour jusqu’à la possession complète. Mais il n’en percevait pas les détails. Cet événement s’accomplissait dans une extase vague, par une espèce de tour de passe-passe vertigineux, tel qu’on en voit dans les romans, où des amants en justaucorps ou en redingote possèdent néanmoins très rapidement les dames, comme un papillon se pose sur une fleur. Maintenant que Daniel envisageait cet acte essentiel, il était effrayé des diverses formalités qu’il nécessite.
Il avait dit à Berthe à plusieurs reprises : Je veux que vous soyez à moi. Berthe répondait : Oui, oui. Il poursuivait : Quand voulez-vous être à moi ? Bientôt ? Elle disait : Bientôt. Il l’étreignait alors avec plus d’ardeur, sans exiger une date précise ; il la traitait comme ces amis à qui l’on dit : « Votre couvert est mis chez moi. Venez dîner prochainement… prochainement… » sans fixer le jour.
Chaque fois, cependant, qu’il se rendait chez les Voraud, il espérait tout du hasard, et se disait : C’est peut-être aujourd’hui que ça va se passer. Il pensait bien ne rien provoquer, mais il imaginait que, dans une sorte d’emballement, Berthe murmurerait : Prenez-moi. Ainsi mis au pied du mur, il serait bien, croyait-il, obligé d’en profiter.
Il était, d’autre part, obsédé par la crainte de ne pas paraître assez passionné en ne sollicitant pas une faveur qu’on était peut-être disposé à lui accorder.
Ce jour-là du moins, il se sentait couvert par la présence de Mme Voraud, qui interdisait toutes les audaces. On l’entendit qui appelait : Berthe ! Berthe ! depuis la salle à manger.
Berthe cria : Me voici ! Elle ramassa quelques rubans et alla retrouver sa mère, non sans avoir confié une dernière fois ses lèvres à son fiancé, pour un baiser ardent et rapide, comme il les aimait.
Daniel ne rentra pas tout de suite dans la salle à manger ; il s’était vu très rouge dans une glace, avec des yeux brillants. Mais il ne pouvait pas s’éterniser dans la lingerie ; il revint auprès de Mme Voraud, en appuyant sa main sur son front et en répétant : Je ne sais pas ce que j’ai, j’ai le sang à la tête.
Il quitta d’ailleurs bientôt ces dames pour rentrer à la maison. Il avait hâte d’être seul et de pouvoir songer à Berthe. Il s’étendit sur son lit, ferma les yeux, et couvrit son oreiller de baisers frénétiques.
Il usait sa passion dans ces crises violentes. Cette fois encore, il en sortit écœuré, et l’image de Berthe lui apparut, toute dénuée maintenant de son charme.
Il se disait : Est-ce que je serai vraiment ainsi quand elle sera ma femme ? Est-ce que tout à coup je ne lui voudrai plus rien, je n’aurai plus rien à lui dire ? Son visage sera-t-il, comme maintenant, d’une insoutenable fadeur ? J’ai peut-être tort d’engager ma vie. Je crois que je ne l’aime pas.
On frappa à la porte de sa chambre.
— Monsieur votre papa vous attend, dit la cuisinière. Il veut vous parler.
Son père était en train de nouer à son cou la cordelière d’une chemise en satinette, à pois bleus. Mme Henry l’écoutait assise sur un fauteuil. Daniel, maussade, la bouche sèche, s’arrêta à l’entrée de la chambre.
— Eh bien ! dit M. Henry, sois heureux, l’amoureux ! Tu auras ta Berthe ! M. Voraud m’a fait visite aujourd’hui, au magasin. Qu’est-ce que tu es allé lui raconter hier ? Il n’y a rien compris, et moi, je t’avoue que je n’ai pas saisi non plus… Bref, nous avons parlé de ses affaires. Il m’a dit tout de suite que si j’avais la moindre arrière-pensée, il nous rendait notre parole…
Il m’a donné des renseignements qui ne m’ont pas déplu. Certainement ses affaires sont difficiles à liquider. Mais dame ! c’est qu’il ne s’agit pas de quatre sous. Le jour où cet homme sera un peu plus maître de la situation, il aura une position magnifique… Entre donc et pousse un peu la porte… J’étais en train de dire à ta mère, mais cela il ne faut le répéter à personne, qu’il m’avait parlé aussi d’une affaire extraordinaire, où il fera son possible pour m’intéresser… Si cette chose réussit comme il croit, et comme je crois d’ailleurs aussi, je n’ose seulement pas dire ce qu’on peut gagner là-dedans.
— Ça, dit Mme Henry, ça ne m’enthousiasme pas. Je n’aime pas beaucoup que tu fasses des affaires en dehors de ta maison. Tu te rappelles cette coutellerie, où tu n’as jamais revu tes quinze mille francs ?
— J’aurais voulu, répondit simplement M. Henry, que tu entendes ce Voraud quand il cause affaires. C’est un homme comme il n’y en a pas trois sur la place de Paris… Nous avons ensuite parlé du mariage. Nous sommes tombés d’accord que c’était tout de même un peu long de faire attendre ces jeunes gens. Nous allons fixer ça au mois de janvier, du 10 au 15. A moins, ajouta-t-il avec finesse, que Daniel me désapprouve et préfère attendre davantage ? Non ?… Ah ! il est entendu, j’oubliais de te dire, qu’ils doivent tous dîner ici après-demain.
— Oh ! dit douloureusement Mme Henry. Nous sommes si mal installés !
— Nous sommes à la campagne, dit M. Henry. Et, d’ailleurs, est-ce qu’on ne trouve pas ici tout ce qu’on veut ? Je rapporterai de Paris de mon vin fin, quatre bouteilles… ou six bouteilles.
Daniel souriait avec effort. Il se sentait lassé, incapable de joie.
— Tu vois, lui dit encore son père, que tout finit par s’arranger.