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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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VIII
UNE GALÉGEADE D’ARNET

A l’entrée des Mayons, à gauche, s’ouvre l’atelier du forgeron, devant lequel un vieux mûrier donne son ombre. Dans l’atelier l’hiver, sur le seuil en été, les joyeux bavardages tiennent, chaque soir, cour plénière.

Augustin, lesté d’un bon repas, ayant bien secoué la poussière de ses habits, se persuada qu’il préviendrait utilement les racontars d’Arnet s’il paraissait à la veillée d’été, chez le forgeron. Il porterait beau, galégerait les filles ; il ne montrerait pas la figure d’un homme qu’on vient de rouler, cul par-dessus tête, dans la poussière. Et, tard dans la nuit, qui était tiède et belle, il regagnerait la gare du Luc, où il utiliserait son billet de retour pour Marseille.

Chez le forgeron se trouvait déjà réunie une aimable compagnie ; des hommes surtout ; à peine deux ou trois femmes, parmi lesquelles la petite Arlette, — lorsque Augustin apparut, souriant.

— Té, c’est toi, Auguste !

— Je ne vous aurais pas reconnu, Monsieur Augustin, se hâta de dire Arlette, en bonne diplomate.

— Et alors, fit un homme, paraît que tu es devenu un gros monsieur, là-bas, à Marseille ?

— Eh bé, oui, dit-il d’un air modeste ; mais j’ai d’abord passé quelque temps à Paris. C’est là que je me suis formé. Il n’y a que Paris, voyez-vous, pour faire des hommes, et qui pensent.

A ce moment, Arnet arriva, prit place dans le cercle, et, s’étant assis, bourra sa pipe. Augustin se sentit pâlir.

Accroché au mur, un fanal éclairait les visages.

— Comme ça, dit Arnet narquois, tu t’es formé à Paris, et tu en as rapporté de grandes pensées ? Faudrait pourtant pas croire qu’on est plus bête ici que dans ton Paris. Il est grand, Paris, c’est connu, mais il y a plus grand.

— Et quoi ? dit Augustin d’un air insolent.

— Toute la France qui est autour.

On se mit à rire.

Augustin était mal à son aise. Un homme dit :

— Et les filles, là-bas, sont-elles plus jolies que chez nous ?

— Il y en a de toutes, fit Augustin.

— Mais il y a pas mieux qu’Arlette, hé, mon fistot ? dit Arnet.

Et voyant l’inquiétude d’Augustin, il ajouta malicieusement :

— Quand es-tu arrivé ? Tu n’es peut-être pas encore allé chez ton père, hé ?

— Non, je n’y suis pas allé, affirma Augustin avec une effronterie rageuse.

— J’avais pourtant bien cru t’en voir sortir, fit Arnet. Mais celui que j’ai pris pour toi, je l’ai surtout vu de dos, alors j’ai pu me tromper.

Augustin respira, pensant qu’Arnet, généreux jusqu’au bout, n’en dirait pas davantage.

Mais ses inquiétudes le reprirent bientôt, lorsque Arnet, en le regardant d’un air toujours plus narquois, prononça :

— Puisque j’ai promis, hier soir, une histoire à la compagnie qui est venue aujourd’hui pour l’entendre, tu en feras ton profit, mon petit Guguste ; vous allez voir comment moi, Arnet, je vous secoue un homme dans l’occasion.

Il se tut un moment pour jouir de l’embarras du jeune Augias. Il reprit :

— Un jour que je chassais sans permis, car, vous ne me croirez pas, ça m’est arrivé plus d’une fois, je m’endormis à l’ombre, après avoir envoyé un coup au fromage et à la bouteille. J’étais donc étendu sur le dos, mon fusil à mon côté, la tête sur le carnier, et point de chien avec moi. Et voilà que, dans mon sommeil, je me sens quelque chose en moi comme un malaise, une chose pénible comme si j’avais vu un gendarme. Je me dis en dedans de moi : « Peut-être qu’il y en a un par là ? » J’entr’ouvre un peu les parpelles, de manière qu’on ne puisse pas s’en apercevoir dans le cas où il y aurait quelqu’un, et, par la petite ouverture mince, je laisse passer mon regard comme un papier sous une porte. Y en avait un, de gendarme, mes amis, qui était là à attendre que je me réveille ; et bien sûr, c’était pas pour me demander des nouvelles de ma santé. Alors, je me dis : « Tout à l’heure, quand cet homme malintentionné te demandera ton permis, tu n’auras qu’une chose à faire, c’est de fiche le camp ; mais, pour ça, il faut, avant d’avoir l’air réveillé, me bien représenter l’endroit où je suis, et le chemin par où je peux m’échapper. » J’étais dans la plaine, que je connais comme la colline ; et, quand j’eus tiré mon plan, je bâillai, je m’étirai, puis, quand j’ouvris les yeux, je fis l’étonné : « Eh, bonjour, gendarme, qu’est-ce que vous faites là ? Vous avez peut-être peur qu’on me vole ! Vous me regardiez dormir ? C’est un drôle de travail. Vous devez être fatigué d’être debout ? Vous devriez faire comme moi. »

Je remis la tête sur mon oreiller, et je fermai les yeux, comme décidé à me rendormir. Ce gendarme, un nouveau, ne me connaissait pas, et je ne le connaissais pas non plus. Il me dit comme ça : « C’est assez galéger, montrez-moi votre permis ! » « Gendarme, lui dis-je, un homme qui dort, c’est sacré ; le sommeil, c’est la santé ; mieux vaut quatre jours sans pain que quatre jours et quatre nuits sans sommeil. »

— « Votre permis ? »

Je me levai, me passai bien tranquillement mon carnier par-dessus la tête ; je me jetai la bretelle de mon fusil sur l’épaule ; et puis je me mis à fouiller toutes mes poches, comme un homme qui a le permis et qui ne le trouve pas assez vite.

« C’est drôle, lui dis-je, je ne l’ai sûrement pas laissé à la maison ! Tout à l’heure encore, je m’amusais à le relire. »

— Tu conviendras, ami Arnet, dit un des auditeurs, que ton gendarme a une brave patience. Rien que pour t’avoir laissé si longtemps te ficher de lui, il méritait une gratification.

— Peuh, dit Arnet avec un sourire inexprimable, vous savez, je brode peut-être un peu en vous racontant la chose. Elle est véritable. Seulement, je vous allonge une sauce qui doit rendre le poisson meilleur, et j’y mets un peu de fenouil, de pébré d’aï et de baguier. Pour vous le faire court, tout en me fouillant les poches, d’un regard de côté, je me choisissais un chemin ; et, tout en un coup, je partis comme un sanglier à travers la broussaille.

« Le gendarme me suivit… comme c’était son devoir. Et de près, oh ! il me suivait. Moi, j’écartais tout devant moi ; je passais à travers des épines qui, en arrière de moi, lui revenaient dessus, — je le comprenais — comme des coups de fouet — et balalin, balalan ! j’entendais le bruit de son sabre et de sa carabine qui frappaient contre les troncs d’arbre et faisaient musique ! et ce… nigaud-là me criait des fois : « Arrêtez-vous, au nom de la loi ! » Mais point de nom d’aucune personne, ni même celui de saint Maurin, ne m’auraient fait arrêter. Je défilais, mon homme ! comme quatre chevaux qui ont pris le mors aux dents, avec mon gendarme au derrière, balalin, balalan, et cours que tu courras, balalin, tu ne m’attraperas jamais, balalan ! va-t’en voir s’ils viennent, Jean… Mon chemin est par là ; n’en pourrais-tu prendre un autre, camarade ?… Ça me gênait, vous pouvez le croire, de me sentir cet arsenal qui me courait au derrière… Tout à coup, je me sens une main qui me tombe sur ma nuque ; et cette main me croche le col ; mais j’avais envoyé la mienne en arrière, par-dessus mon épaule et je lui empoignai le bras, je me clinai en avant ; et mon gendarme, pendu par un bras, était sur mes échines comme un sac de son, qui aurait sur lui une carabine, un sabre, et un chapeau à cornes posé en travers, car c’était le temps où les gendarmes « brassaient carré », comme on disait alors en marine. Et maintenant, balalin, balalan, l’arsenal était sur mon dos au lieu de m’être au derrière ! Il était lourd, que je ne sais, mon homme ! et les branches des épines le picotaient au passage, et celles des pins nouveaux lui donnaient la bastonnade — que c’était un plaisir, mes enfants ! Et elles lui procuraient assez d’occupation pour qu’il ne songeât pas, pour le moment, à autre chose qu’à elles. Et je me régalais de m’imaginer quelle drôle de figure il devait avoir sur mon dos ! quelle peine pour se retenir son chapeau, et son cartable à mettre les procès barbaux ! et pour empêcher son habit d’être déchiré !… Enfin, il en eut assez, avant moi, et cria : « Halte ! que j’ai perdu mon portefeuille ! » Je m’arrêtai, et le déposai à terre bien doucement. Il soufflait, moi aussi… »

Ici Arnet arrêta son récit, pour souffler en haletant, comme si réellement il eût couru à travers bois depuis tout ce temps qu’avait duré la narration.

Quand il eut repris haleine :

— Eh ! Augustin, dit-il, ce n’est pas toi qui porterais un gendarme pendant des kilomètres, comme si c’était un polichinelle de liège ? Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas notre poigne, pechère !

Autour d’Arnet, toutes les figures étaient souriantes. C’était bien une scène de Guignol qu’il avait esquissée ; et son public était heureux comme un public enfantin qui regarde Polichinelle rosser le commissaire. L’esprit français, incorrigiblement frondeur, s’accommode sans crime de ces satires contre tous les pouvoirs et leurs représentants.

— Alors, poursuivit Arnet, le gendarme, d’un air malheureux, me dit : « J’ai perdu ma carabine. » Je lui dis : « Ça, gendarme, c’est trop. Cherchons-la ! » Et, les yeux à terre, nous la cherchâmes en bons amis, refaisant en arrière un bon bout de chemin, qui était reconnaissable aux écrasements de broussailles et aux brins de la laine que mon mouton avait laissée aux roumias (aux ronces). Et, la carabine, je l’aperçus à terre le premier : « Gendarme, — je lui dis ça bien poliment — je vous rends votre arme, que vous l’avez bien gagnée. » Il me dit encore : « Votre permis ? » — « Comme vous êtes entêté, gendarme ! vous ne pensez qu’à mon permis, donc ? N’y pensez plus, ou bien — jouons encore un peu à courir… mais avant… buvons un coup ! » Je voulus prendre ma bouteille au carnier. Plus de bouteille ! Va chercher à quel moment elle m’était tombée ! « Cherchons-la, lui dis-je. Je vous ai aidé pour la carabine, aidez-moi pour la bouteille. » — « Oui », qu’il dit, et il m’aida à chercher. Nous la trouvâmes, je bus et lui passai la bouteille. Et, pendant qu’il levait le coude :

« Nous recommençons encore un peu à courir ? lui dis-je. » Et, sur ce mot, sans attendre la réponse, je partis comme un éclair. Il jeta la bouteille au diable — et la chasse recommença, où c’était moi le gibier. Mais je savais où j’allais. Je piquai droit sur le château de Monsieur le Marquis de Colbert, l’ancien, le grand-père, attirant toujours mon gendarme à mes derrières. Et, par bonheur, justement, je vis monsieur le marquis qui était près de son château, à la promenade. — Et je lui dis, car il était bon et j’avais souvent travaillé chez lui, je lui dis, pour qu’il fût prévenu bien comme il fallait de ma situation : « Voici un bon gendarme qui veut, à toute force, connaître mon nom, monsieur le marquis ; et moi, je le lui refuse depuis les Mayons jusqu’ici, vu que j’aime mieux qu’il l’ignore ». Le marquis riait dans sa barbe, qui était belle et longue. « Monsieur le marquis, dit le gendarme avec respect, cet homme-ci me fait courir depuis une heure. » — « Monsieur le marquis, dis-je, ce gendarme-ci, pour être juste, devrait vous dire que je l’ai porté pendant la moitié du chemin ; il est lourd. »

« La barbe du marquis semblait rire toute. »

« Monsieur le marquis, je ferai mon devoir en verbalisant. » — « Sans doute, dit enfin le marquis, et je ne saurais m’y opposer. Tâchez donc de savoir son nom, que, moi, je ne veux pas connaître. Et verbalisez. Rien de plus juste, car il est dans son tort. Seulement, il vaudrait mieux pour vous (comme il parlait bien, le marquis !) que cette petite mésaventure demeurât secrète. »

« Monsieur le marquis, dit le gendarme, du moment que vous désirez l’indulgence pour ce braconnier que j’ai trouvé sur vos terres, je ne me montrerai pas plus méchant que vous. »

« Il fit le salut militaire et s’en alla. Et moi, mes amis, conclut Arnet, moi qui suis un vieux républicain, fils d’un insurgé de 51, insurgé moi-même à la suite de mon père, je dis que des marquis comme ça, il faudrait en mettre partout. »

L’auditoire approuvait joyeusement.

— Pas moins, fit Augustin d’un air rageur, il y a des gens qui blâment les opinions des autres et qui maltraitent, à l’occasion, les représentants de la loi.

— Je ne dis pas, répliqua Arnet d’un air bonhomme, que nous ayons raison de tant galéger les gendarmes ; mais, dans un pays où il n’y a pas autant de perdreaux que de pignes, on ne parviendra jamais à nous empêcher de regarder le gibier libre comme la propriété de qui l’attrape.

Puis, quittant ce terrain brûlant :

— Les gendarmes ont du bon pour servir contre les vrais coquins, dit-il. Et moi qui parle, pas plus tard qu’aujourd’hui, j’ai fait le gendarme.

Il regarda Augustin fixement, puis baissa les yeux. Quand il les releva, Augustin s’était esquivé.

— Vous avez fait le gendarme aujourd’hui ? Oh ! dites-nous comment ? s’écria Arlette amusée.

— Une autre fois, je vous le dirai, si c’est nécessaire, répliqua Arnet.

Et, à son tour, il s’en alla ; et, rejoignant Augustin sur la route, sous le clair de lune qui était magnifique :

— Augustin, dit-il, n’oublie pas que ton père est un saint homme. Tout le pays, au besoin, se lèverait pour le défendre, comme je l’ai défendu aujourd’hui. Et tâche de prendre de meilleurs chemins. Contente-le. Fais-toi soldat ou charretier, mais travaille. Même braconnier sans permis, on peut être un brave homme, embêter un gendarme, et respecter la loi pour ce qui ne concerne pas la chasse… Et puis, méfie-toi d’Arlette. Elle ne vaut pas mieux que toi, pour le moment ; oui, pour le moment, car tu changeras… si tu es vraiment le fils de ton père, mon drôle !

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