← Retour

Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

16px
100%

V
LA CHASSE AUX CIGALES

Le repas fut joyeux ; on fit honneur à la moissonneuse. Les tomates crues, rouges sous la blancheur des oignons coupés en menues tranches, nageaient dans leur jus rouge, arrosées de bonne huile de l’année. Avec des sonorités de source, un vin franc jaillissait du grand fiasque revêtu de sparterie. Dans quatre ou cinq lourdes cruches vertes, épaisses, l’eau s’était conservée fraîche, sous des toiles recouvertes de feuillages. Le repas pris, les pipes s’allumèrent. Les bavardages allèrent leur train ; mais la présence de Martine les empêcha de devenir trop libres. Les histoires de chasse succédèrent aux histoires de chasse ; car tout Mayonnais naquit chasseur et piégeur. On galégea la gendarmerie. On évoqua l’ombre de Maurin ; on but à la santé d’Arnet, cousin du roi des Maures ; puis le chef de bande, Victorin, indiqua la marche du travail pour la fin de la journée. Enfin, quand la fumée des pipes se fit plus rare et plus lente, un peu de somnolence gagna les travailleurs, qui peinaient depuis la première pointe du jour ; ils s’allongèrent, dans l’ombre tiède du patriarche, et bientôt, toute la bande sommeilla, surveillée par deux ou trois bons chiens qui avaient suivi leurs maîtres au travail.

Ni Martine ni Victorin ne dormaient. Ils causaient à voix basse familièrement, car ils étaient amis d’enfance, et bien que tous deux eussent été mis au courant, chacun de leur côté, des intentions de leurs familles qui désiraient les marier, — jamais, entre eux deux, il n’y avait eu d’allusion à ce projet.

Cependant, ils se plaisaient ; Martine surtout eût trouvé Victorin à son gré. Mais Victorin, tout en se disant que Martine méritait d’épouser un brave jeune homme et riche, se sentait attiré plutôt par cette Arlette prétentieuse que par cette simple Martine, trop pareille, selon lui, à toutes les autres filles du pays.

Martine, réservée, ne montrait rien à Victorin du goût décidé qu’elle avait pour lui. Sans exaltation, raisonnable, elle se disait : « Si jamais il me veut, oui, que je le prendrai. » Et lui, songeant à Arlette, ne montrait pas à Martine le plaisir qu’il avait à se trouver près d’elle.

A voix basse donc, ils causaient tous deux de leur passé d’enfants, des pièges qu’ils posaient, étant petits, pour prendre des lapins ou des rouge-gorge, d’un voyage qu’ils avaient fait un jour à Cogolin et à Saint-Tropez avec leurs parents ; et des travaux de leurs deux fermes, des espérances de l’année, moissons et vendanges.

A ce moment, l’un des rusquiers s’agita sur sa couche de feuilles sèches.

Il s’étira en criant :

— Ohé ! les cambarades, c’est assez veillé comme ça !

C’était le plus vieux, auquel le plus jeune répondit gaîment par l’un des couplets chantés tout à l’heure :

Le jeune et beau leveur de liège,
Par les bûcherons écouté,
Apprit l’art du chant sans solfège,
Comme les cigales d’été.

Et tous se levèrent pour reprendre le travail.

— En font-elles un ramadan, ces cigales ! dit le vieux.

Un autre répondit :

— C’est bien vrai qu’on dirait un bruit de branches sèches, qui s’allument seules par l’effet de la grosse chaleur.

Ramadan, ce mot, qui signifie, en provençal, tapage et rumeur, est, parmi tant d’autres, un des vestiges du passage des Maures dans la région du Var. A l’époque de leur ramadan, et surtout quand il prenait fin, les camps mauresques bruissaient de prières chantantes, comme les bois d’été pleins de cigales.

— Des cigales, dit Martine à Victorin, j’en ai promis une à mon petit filleul.

A Victorin, le vieux rusquier cria :

— Viens-tu, capitaine ?

— Un moment, répondit Victorin. J’ai des affaires.

L’équipe des rusquiers s’en allait à travers les hautes fougères.

— Elles sont hautes dans les branches, les cigales, dit Martine. Comment vas-tu faire ?

— Tu vas voir, petite, répondit-il, rappelle-toi comme nous faisions, étant petits.

A quelque distance, au bord d’une mare, à l’orée du bois, de grands roseaux se balançaient ; Victorin coupa l’un des plus hauts et revint vers Martine, tout en le dépouillant de ses longs rubans onduleux.

— Je comprends, dit Martine, mais c’est une chance d’avoir trouvé un roseau ici.

— Une chance ! se récria Victorin. Je connais aussi bien chaque pierre et chaque buisson du terradou qu’une ménagère les écuelles de sa cuisine.

Le roseau était dépouillé.

— Avec ça, dit-il, nous ferons notre pêche. Il a bien trois mètres de long, et moi au bout, ça lui fera cinq.

Elle riait.

— C’est amusant, fit-elle.

Tous deux retrouvaient leurs impressions d’enfants, et se sentaient bons amis avec innocence.

Arlette, jalouse, de loin, à travers le bois, les suivait du regard.

Ils marchaient côte à côte, le nez en l’air, s’arrêtant parfois au pied d’un suve et cherchant, de tous leurs yeux, sur la rugosité des branches grises, ensoleillées, et jaspées d’ombres, le petit dos brun poudré d’argent, sous l’aile transparente. Mais ne voit pas qui veut une cigale dans un arbre. Elles ont leurs ruses, les commères. Au moment où, guidé par l’ouïe, le chasseur s’apprêtait à dire : — Je la vois ! — l’arbre, tout à coup, se taisait. Et, presque aussitôt, c’est d’un suve voisin que s’élevait la stridulation cadencée.

— Ce n’est pas là qu’elle est, c’est ici, disait Martine.

— C’est une autre qui chante à côté, répliquait Victorin.

Et, d’un regard obstiné, il suivait les moindres ramifications du chêne muet.

Tout à coup :

— Elle est là !

D’instinct, il avait baissé la voix.

Derrière lui, Martine, attentive, cherchait à voir, elle aussi, sans y parvenir, la rusée bestiole.

— Regarde, dit Victorin, le fin bout de mon roseau. Il te dira où elle est. Je vais le mettre tout contre elle, juste sous ses gros yeux qui lui sortent de la tête.

Ainsi fit-il. Le fin bout du roseau s’est arrêté devant l’insecte, qui croit voir, sans doute, une des branchettes de l’arbre remuée par le vent. Si le chasseur sait manœuvrer son roseau assez lentement, sans secousses, il parviendra même à effleurer la cigale, qui, parfois, tout à coup, levant une de ses frêles mignonnes pattes, la pose sans méfiance sur l’obstacle inattendu.

— Ah ! je la vois ! cria Martine…

Et l’insecte s’envola.

Il fallut recommencer la tentative.

— Tu l’es ou tu le fais ? cria, de loin, du haut d’un chêne, l’un des rusquiers, demeuré attentif à la chasse du jeune patron. Et ce cri peut se traduire : « Es-tu un nigaud, ou t’amuses-tu à le paraître ? »

Mais c’est tout de bon que les deux enfants se passionnaient pour leur chasse ; d’autant plus qu’à présent le démon de la revanche les surexcitait.

Ce fut Martine, cette fois, qui, la première, aperçut une cigale.

— Là, là ! A la fourche de ces branches. Elle en frissonne toute. Tu ne vois pas ses ailes qui remuent ? On dirait qu’il en sort des étincelles.

Mais l’insecte, se sentant observé, modifiait la sonorité de son instrument ; et la singulière chanson, comme une voix de petite fée malicieuse, semblait venir tantôt du pied de l’arbre, tantôt de la cime, et déconcertait le chercheur.

— C’est drôle, murmurait Martine, on dirait qu’elle est partout.

Victorin lui fit, de la main, signe de se taire ; et le bout du roseau s’étant posé devant la cigale, sur la branche, — lentement se rapprocha d’elle. Le chant s’arrêta.

— Fais vite, chuchota Martine.

A voix très basse, Victorin ne put s’empêcher de répondre :

— Tu ne veux donc pas te taire ? Elles ont de la chance, les cigales, que leurs femelles sont muettes ! Tu vas encore me faire partir celle-là.

Mais non. L’insecte reprit sa chanson. Puis, attiré par la fine tige du roseau qui semblait frémir d’un mouvement naturel, il se rapprocha un peu, en faisant de nouveau silence. Alors, bien doucement, Victorin se mit à siffler un air très rythmé, destiné à étonner l’insecte et à lui faire oublier le piège.

En effet, quand le roseau fut près de la toucher, la cigale ne l’attendit pas ; elle alla vers lui, ses petites pattes s’y accrochèrent. Elle était posée sur le piège. Le roseau, se soulevant, l’emporta. Victorin sifflait toujours. Lentement, très lentement, il dégagea son roseau de l’arbre ; et, s’éloignant de Martine, il l’abaissa vers elle d’un mouvement continu et prudent.

Il sifflait toujours ; et l’on entendit à nouveau la voix lointaine du rusquier qui criait :

— Et alors ? tu l’es ou tu le fais ?

Victorin présentait à la jeune fille la cigale chantante au bout du roseau. Elle n’avait qu’à étendre la main, mais ni trop doucement ni trop vite.

Ce fut trop vite ; cette cigale, comme la première, s’envola.

Le jeune homme, impatienté, jeta sa « canne » dans la broussaille.

— Nous en avons pourtant pris bien des fois de cette manière, dit-il, quand nous étions petits, mais il faut croire qu’en grandissant, du moins pour attraper les cigales, tu as perdu le gaoùbi (l’adresse).

Martine baissa la tête d’un air confus. Peut-être reconnaissait-elle que, depuis un moment, une manière d’émotion la gagnait, à jouer ainsi avec Victorin ; un trouble léger, léger, juste de quoi mettre en fuite une cigale.

— Que dira mon petit filleul, murmura-t-elle, si j’arrive sans ?

— J’ai la main plus sûre que toi, dit Victorin, je vais t’en apporter une, la même ; je l’ai vue qui s’est reposée dans le même arbre.

Il bondit vers une basse branche à laquelle il se suspendit à deux mains et se mit à s’élever avec lenteur vers les plus hautes et les plus faibles, où, malgré tout, la cigale s’obstinait à chanter. Victorin montait. Un moment, il s’arrêta, une branche craquait sous lui, elle se rompit. Et, brusquement, ce fut la chute…

Martine, épouvantée, s’agenouilla près de Victorin, qui, couché à terre, les yeux fermés, demeurait là, immobile, comme assommé.

Arlette, qui les épiait là-bas, depuis le matin, accourut ; mais quand elle le vit étendu, comme mort, quand elle vit du sang couler de la tempe égratignée, elle prit, sans le vouloir, le parti que prennent, dans les romans qu’elle avait lus, les dames de la ville : elle s’évanouit.

Sans même la regarder, Martine saisit à pleins bras le corps presque inerte du jeune homme, se redressa avec son fardeau ; et, d’une marche pénible mais ferme, prit le sentier qui la ramenait vers sa carriole. Prévenus par l’un d’eux, les rusquiers arrivaient. En les croisant :

— Arlette est par là, évanouie ; occupez-vous d’elle, leur cria-t-elle.

Mais tous, comme s’ils n’avaient pas entendu, la suivirent, l’aidèrent à porter le blessé, qu’ils étendirent sur un lit de fougères, dans la carriole.

Victorin sortit enfin de son étourdissement, et ses yeux rencontrèrent aussitôt ceux de sa petite amie penchée sur lui :

— Au diable tes cigales ! dit-il. Celle-là m’a assommé. Sans compter qu’au moment où je suis tombé, j’étendais la main pour la prendre ; et, sur ma main, par moquerie, elle m’a lancé son petit jet d’eau, fin comme un cheveu… Ils sont jolis, les tiens, de cheveux… Mais au diable les cigales !

— Où te sens-tu mal ? dit-elle.

Il agita tous ses membres.

— Rien de cassé, dit-il ; mais au diable tes cigales ! Dis à Louiset, ton petit filleul, que je lui ferai une cage pour les mettre, mais qu’il se les cherche lui-même.

Et alors, le beau garçon et la belle fille, s’étant bien regardés, se moquant tout à coup l’un de l’autre à cause de leurs trois déconvenues successives, partirent ensemble d’un même éclat de rire, que sembla imiter un picatéou (pic) qui traversait la forêt.

Pendant ce temps, Arlette, rouvrant les yeux et ne se croyant pas seule, ne manquait pas de prononcer la phrase que disent, au sortir d’un évanouissement, toutes les princesses de feuilleton :

— Où suis-je ?

Chargement de la publicité...