Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XXVIII
SANS PATRIE
Le lendemain matin, maître Augias partait pour Marseille. Il portait à son fils le papier que lui avait remis le gendarme. Or Augustin, croyant pouvoir devancer l’appel, venait des bureaux de recrutement quand son père se présenta chez lui.
Augias, en apprenant ses bonnes résolutions, le serra d’abord dans ses bras. Puis, démêlant sans peine dans ses paroles une arrière-pensée, et, dans son désir de se battre, la volonté d’en finir avec la vie, il lui parla longtemps, et termina ainsi :
— Commence par obéir à tes chefs sans plainte. Si tu éprouves des révoltes, garde-les secrètement en toi et obéis encore. Essaie de comprendre pourquoi ton pays souffre et se bat ; pourquoi, tout entier, il préférerait la mort au déshonneur. Regarde autour de toi, parmi les hommes et parmi tes chefs, ceux qui ne demanderaient qu’à vivre heureux dans leur famille, dans leur aisance ou leur richesse, et qui sont prêts cependant à mourir pour garder aux survivants les biens qu’ils vont perdre avec la vie. Il n’y a pas de meilleure leçon de morale que la vue des dévouements. Le plus malin ne peut pas douter de ce que ses yeux lui montrent.
Augustin avait écouté froidement, et l’œil sec, ces paroles d’un sage.
Il haussa les épaules. Et, baissant la tête à la façon d’un taureau qui médite un mauvais coup, regardant son père en-dessous, il proféra d’un ton bourru :
— Tout ça, c’est des phrases qu’on dit pour pousser les gens à la bataille !… Je ne sais pas dans quel intérêt !…
Rien ne saurait peindre la stupeur triste qui était dans les yeux de maître Augias ; il se sentait en présence d’une inintelligence extraordinaire, butée ; il comprenait bien que nulle parole ne parviendrait à pénétrer la bêtise compacte, épaisse, lourde, — le front de taureau qu’il avait devant lui, celui de son propre fils !
Et, dans son impuissance, qu’il s’avouait, il demeurait sans réaction, étonné.
Augustin comprit qu’il terrassait le vieux. Alors, imprudemment, il ajouta :
— Qu’est-ce que ça peut faire au peuple, et qu’est-ce que ça peut me faire, de devenir Allemand ?
La monstruosité de cette indifférence fut comme un coup de fouet qui cingla le père, mit tout son sang en révolte. L’indignation, la colère affluèrent dans son cerveau. Littéralement, il vit rouge… il eut une envie intérieure, mais intérieurement réalisée ! de bondir sur le jeune homme, de le prendre à la gorge ; et de serrer, à l’étouffer, cette stupidité… Aux temps antiques, il l’eût fait, — et c’eût été, dans l’histoire, un exemple, souvent cité, de patriotisme romain.
Maître Augias, par un grand effort, se ressaisit ; réfléchit longuement…
— Ce mouvement de fureur, qui vient de m’aveugler un instant, songea le vieux philosophe, — c’est l’esprit même de la guerre, la haine de race, qui mord et tue avant tout… J’ai mieux à faire…
Et l’homme moderne, calme, prononça tranquillement :
— Mon pauvre garçon ! notre pays a fait, il y plus d’un siècle, une révolution terrible pour abattre les tyrannies françaises, qui, comparées à celles de la Prusse et de l’Allemagne, étaient inoffensives, pleines de civilisation, de politesse et de grâce. Il y a une contradiction imbécile entre ton acceptation éventuelle de la victoire allemande et tes prétendues idées libertaires et pacifiques. Tu prétends haïr la guerre et il te serait indifférent, dis-tu, de devenir Allemand, c’est-à-dire soldat avant tout, et quel soldat ! soldat esclave d’une discipline de fer, ayant, pour avenir promis, la conquête brutale du monde, à laquelle des officiers nobles te feraient marcher — pardon, si je t’offense ! — à grands coups de pied dans le derrière, et de cravache dans la figure. Si nous avions un empereur en France comme ils en ont un en Allemagne, et même honorable, tu réclamerais sa tête tous les matins… tu voudrais la guerre civile… Eh bien, mon garçon, tu as, dans la présente guerre avec l’Allemand, une fameuse occasion de prouver la sincérité de tes sentiments d’homme libre, et de marcher, conformément à tes idées, contre la plus abominable des tyrannies et contre le militarisme le plus sanglant et le plus avilissant… Allons, en avant, mon gaillard ! pour la liberté du monde, et pour le triomphe de la paix ! Sinon, — comme j’ai lieu de le craindre, — tu n’es que le dernier des crétins ou le pire des menteurs.
Sous l’insulte paternelle, Augustin ne broncha pas.
Maître Augias le considéra en silence un long moment, et dit enfin :
— En te quittant, et pour me consoler, j’irai, dès mon arrivée aux Mayons, voir les Bouziane. Leur Victorin est plus près que toi de mon cœur, plus près cent fois. Adieu, Augustin, je t’ai serré dans mes bras tantôt en arrivant, je regrette de ne pas faire de même en te quittant, mais tu m’en as ôté le désir.
Il s’éloigna d’un pas ferme ; puis, se retournant, au moment de sortir, il ajouta :
— Adieu… quand tu auras retrouvé une patrie, tu trouveras un père.
Ils se quittèrent ainsi.