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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XIII
L’INSTITUTEUR ET LE PRÊTRE

Maître Augias était le correspondant d’un journal de Marseille. Et M. le curé, celui d’un journal religieux qui se publiait à Aix-en-Provence. M. le curé n’avait pas assisté au banquet des Amis de Maurin ; mais cette fête l’intéressait et il avait prié maître Augias de lui en communiquer le compte rendu. C’est pourquoi, le lendemain du banquet, l’ancien instituteur se rendit chez le curé. Les deux hommes s’estimaient et ne s’en cachaient point.

Chez M. le curé, maître Augias trouva un visiteur, à qui, dès son entrée, il fut présenté en ces termes.

— Monsieur le Doyen, j’ai la satisfaction de vous présenter Monsieur Augias qui fut autrefois instituteur aux Mayons. Il jouit ici de la considération et de la sympathie générales. Monsieur Augias est un des rares citoyens de France qui comprennent qu’on peut être prêtre sans être clérical, le cléricalisme n’étant, à ses yeux, que l’intrusion du prêtre dans la politique.

Le doyen tendit la main à maître Augias. Le curé nomma le doyen :

— Notre doyen, Monsieur Delmazet, curé de Z… et, par conséquent, notre voisin.

Tout de suite, maître Augias exprima la crainte qu’il avait de déranger les deux prêtres ; il manifesta l’intention de se retirer.

— Je reviendrai, dit-il après s’être excusé. Je reviendrai dans un autre moment, monsieur le curé, vous conter les incidents de la fête littéraire d’hier.

Le curé se mit à rire :

— Le banquet de Maurin, dit-il, était installé sous les fenêtres de l’école, et votre jeune confrère, notre instituteur, m’avait invité à prendre place dans une salle du rez-de-chaussée, d’où, à travers les persiennes, j’ai pu entendre les joyeux et savoureux discours des Amis de Maurin. La présence de plusieurs dames m’assurait, par avance, la convenance des propos.

— Il ne faudrait pas toujours s’y fier, dit maître Augias ; comme le latin, le provençal, dans les mots, brave quelquefois l’honnêteté. Et vous vous exposiez à en entendre de salées.

— Il faut croire qu’on se les racontait à voix basse, car je n’ai rien perçu de tel. Ce que j’ai entendu n’était que bonne et loyale gaîté.

Il y eut un petit silence, après lequel M. le curé dit tout à coup :

— Permettez-moi de vous parler d’un sujet qui vous est pénible, monsieur Augias : j’ai entrevu votre fils hier.

Augias eut un petit mouvement de défense instinctive. Le curé se hâta d’ajouter :

— Croyez que ce n’est ni étourderie ni indiscrétion si je vous parle de lui en présence de monsieur Delmazet ; c’est pure sympathie, Monsieur. Soyez sûr que si monsieur Delmazet ou moi pouvons vous être utiles en ce qui concerne ce jeune homme, nous le ferons de grand cœur.

M. Augias remercia du regard M. Delmazet, qui lui répondit par un bon sourire.

— Vous avez donc un fils, Monsieur, et quelque sujet, dit-il, d’être mécontent de lui ? Quel âge a-t-il ?

Maître Augias, mis en confiance, s’expliqua et conclut :

— J’étais un intransigeant autrefois, monsieur l’abbé ; je faisais de la politique ma préoccupation principale ; et, persuadé que la présence d’un prêtre dans une petite commune, mettait journellement la république en danger, je me serais cru déshonoré si j’avais permis à mon enfant de recevoir d’un prêtre une leçon de morale. Je lui en donnais moi-même cependant d’une façon attentive et suivie. Dans mon école jamais l’enseignement moral ne fut négligé, mais mon fils n’en profita point. La morale laïque est-elle décidément impuissante à combattre avec efficacité les mauvais penchants ? je le crois par moments, messieurs ; et cette pensée afflige ma vieillesse, car j’étais et je suis encore un positiviste convaincu. Mais si la morale telle que nous l’enseignons ne peut parvenir à former un honnête homme, que deviendra mon pays ? Serons-nous condamnés à subir la fin lamentable des nations décadentes, et condamnés sans ressource ?

M. Delmazet prit la parole :

— Vous savez bien, Monsieur, qu’une morale révélée et appuyée par les sanctions divines ne peut être que la nôtre, et qu’elle a, de toute évidence, une incomparable puissance ; mais les principes qu’elle enseigne ne sauraient devenir de mauvais principes dès qu’on ne les enseigne pas comme révélés et soumis aux sanctions du surnaturel. La morale chrétienne servie par des hommes qui ont le malheur de ne plus croire, reste la vraie morale et demeure la vérité bénie. Moins active à coup sûr, moins facile à imposer, elle n’en est pas moins la source des plus hautes vertus humaines qui peuvent être héroïques sans être saintes. Et puisque vous souffrez d’une manière touchante à l’idée seule que vous avez peut-être donné à votre fils un enseignement imparfait, si vous en jugez par les résultats, ma conscience, Monsieur, m’oblige à vous rappeler que la morale religieuse, pas plus que la vôtre, n’est sûre de transformer les âmes qu’elle s’efforce de diriger dans les voies de Dieu. Jésus, notre divin maître, a répondu d’avance à vos inquiétudes comme il a répondu à toutes les misères, à toutes les angoisses. Il a parlé du bon grain qui, tombant dans une terre favorable, lève vite et fructifie bien, tandis que, tombé sur le rocher ingrat, il périt sans multiplier et même sans germer. Oui, que certaines natures d’enfant soient ingrates comme le rocher, et incapables de produire le bien, c’est un triste mystère en présence duquel le prêtre demeure souvent navré comme vous l’êtes.

Maître Augias saisit la main que lui tendait le prêtre et la serra avec émotion.

— Je suis un libéral, monsieur Augias, un fils de paysans, et, pour tout dire, un homme de théorie républicaine, c’est-à-dire un homme qui rêve de voir le gouvernement de la nation aux mains des plus intelligents et des plus honnêtes.

— Ce fut aussi mon rêve, murmura le vieil Augias.

M. Delmazet continua :

— Il est fâcheux qu’en haine du cléricalisme vos confrères aient perdu l’habitude de prononcer le nom du Dieu des chrétiens. C’est un usage qui passera, car ce nom représente le mystère qui nous entoure de toutes parts et auquel l’homme ne saurait échapper puisqu’il vit et meurt malgré lui. En attendant, vous êtes tous chrétiens par le meilleur de vous-mêmes, apporté en vous par des générations de chrétiens. Si donc, Monsieur, vous avez sur tel ou tel de vos collègues, les instituteurs, une influence, si petite soit-elle, mettez-la au service de la vérité sociale essentielle ; à savoir que, sans unité morale, les nations vont à la décomposition et à la ruine. Il faut que la France reste elle-même, c’est-à-dire qu’elle défende les idées de justice, de charité, de tolérance. Allez donc et enseignez l’essentiel de la morale évangélique, même si vous ne nommez pas Celui qui en est pourtant le fondateur historique. C’est à nous, prêtres, de compléter votre œuvre si nous le pouvons ; et nous le pourrons si nous nous en montrons dignes, si nous renonçons à lutter contre votre œuvre, si nous nous faisons, sans vous et cependant avec vous, les collaborateurs de Dieu. Nous apprendrons aux enfants, au sortir de l’école, que votre morale est la nôtre, mais que, pour nous, elle a d’autres soutiens encore que l’estime ou la réprobation du monde. Car votre morale a des sanctions, en effet ; je viens de les nommer. L’universelle réprobation atteint, tôt ou tard, ceux qui se mettent hors la loi du monde moral chrétien. Elle a, de même, un fondement humain, votre morale sans révélation : c’est la nécessité de vivre parmi les hommes. Comment vivre parmi les hommes sans consentir au travail, qu’il soit intellectuel ou manuel ; sans consentir la mutualité des services, c’est-à-dire la fraternité, ne fût-elle qu’économique ; sans accepter enfin la notion de bonne foi et celle de dévouement ? La nécessité de ces vertus, sans lesquelles tout s’écroule, voilà le fondement suffisant de la morale sociale purement humaine. Prêchez-la, Monsieur ; nous nous efforcerons d’y ajouter, nous, prêtres, selon nos moyens, quelque chose de la lueur divine qui vous effleure à votre insu.

Il semblait à maître Augias qu’une douce clarté, en effet, celle dont parlait le bon prêtre, pénétrait en lui comme une consolation et une espérance.

Il passa sur son front, puis, furtivement, sur ses yeux, une main qui tremblait un peu.

Mis en confiance définitive, il murmura :

— Les prêtres ont eu des torts, Monsieur ; ils se sont trop occupés des choses du siècle, selon l’expression ecclésiastique.

— On s’efforce vers un idéal qu’on n’atteint pas toujours, dit le prêtre ; tous les hommes en sont là. Leurs forces trahissent leurs plus nobles volontés.

— Nous autres alors, dit Augias, qui, à vos yeux, sommes couverts de péchés, et qui n’avons pas le caractère sacré qui ajoute quelque chose de plus respectable à toutes vos paroles, comment serons-nous écoutés ? Nos enfants même nous reprocheront un jour nos moindres défaillances et s’en autoriseront pour excuser les leurs.

— Nous leur enseignerons qu’ils n’ont pas à juger les parents, monsieur Augias.

— Nos fautes réelles, dit M. Augias, nous gêneront quand il nous faudra prêcher à nos enfants des vertus que nous n’avons pas.

M. Delmazet réfléchit un instant.

— Le pécheur, dit-il enfin, répondra : « Faites ce que j’enseigne, non ce que je fais. » Et il a le devoir d’ajouter avec contrition que c’est précisément pour avoir péché, c’est pour s’être trompé, qu’il peut, mieux parfois que de plus sages, dénoncer l’erreur et montrer combien elle est pernicieuse. Où en serait le monde, si l’expérience des pécheurs n’avait pas le droit d’affirmer le bon et le juste ? L’expérience n’est pas la sagesse, mais elle sait reconnaître, quelquefois mieux que la sagesse théorique, les bienfaits de la vertu réalisée. Croyez-moi, monsieur Augias, nous serons bien forts si nous nous unissons pour faire des générations de braves gens ! Mais, pour cela, il faudrait que l’école primaire fût chargée d’un autre enseignement que celui de l’arithmétique et de la géographie. Il faudrait que l’instituteur fût vraiment et surtout un professeur de morale, un éducateur national. Je crois avoir compris que le maître, dans vos écoles, ne donne que peu de temps à la surveillance des caractères, à la formation des caractères ; c’est pourtant ce qui importe par-dessus tout. Si cela lui plaît, il peut se dispenser d’enseigner autre chose que les éléments des sciences. Il y a pourtant une morale sociale qui est de nécessité ; et, quand on veut être libre, il faut apprendre à accepter librement les disciplines nécessaires, et savoir qu’on a des devoirs précis envers le corps social, puisqu’on reçoit de lui toutes les commodités de la vie, à quelque rang qu’on se trouve placé. Vos efforts individuels sont touchants, mais, étant isolés, ne peuvent pas grand’chose. Il faudra bien qu’un jour la République apprenne aux enfants les disciplines consenties qui assurent seules les vraies libertés.

M. Augias avait écouté religieusement ; il soupira et dit :

— Cela viendra peut-être, Monsieur. En attendant, permettez-moi de vous remercier de vos paroles ; je sors d’ici avec un peu plus de courage et de bonne volonté qu’au moment où j’y suis entré. Si vous revenez rendre visite à M. le curé, je le prie instamment de vouloir bien m’en faire prévenir. Je serai si heureux de vous entendre encore ! Au revoir, Messieurs.

Il sortit et regagna son logis.

Arnet, qui le rencontra, ne put s’empêcher de lui dire :

— Vous avez l’air de sourire aux anges, maître Augias ?

— Voyons, mon brave Arnet, je vous ai vu causer parfois, vous, le républicain rouge, avec M. le curé ; que pensez-vous de lui ?

— C’est un brave homme, dit Arnet sans hésiter.

— Et des curés, en général, qu’en pensez-vous ? Sans plaisanter, Arnet, les croyez-vous inutiles ?

Le visage d’Arnet refléta un instant la gravité de la question ; il garda d’abord le silence, puis tout-à-coup :

— Qui sait ? dit-il. Et il ajouta : « Il faut de tout pour faire un monde ».

— Vous ne croyez pas si bien dire, mon vieil ami !

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