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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XXI
LE PORTRAIT DE LA GAVOTTE

Comme M. le Maire, suivi de ses deux invités, rentrait dans les Mayons, il rencontra la mère d’Arlette ; et, après l’avoir présentée au peintre :

— Vous pouvez envoyer votre fille tout à l’heure à la mairie en toute confiance, lui dit-il ; on lui fera un beau portrait.

— Et à l’huile, dit Jean d’Auriol.

— C’est bienvenu, monsieur le Maire, puisque c’est vous qui le demandez.

Et la mère d’Arlette rentra chez elle.

— Les jours sont courts, dit Jean d’Auriol ; vous nous permettrez, monsieur le Maire, de ne pas demeurer longtemps à table.

— Ce sera comme vous voudrez, dit gentîment le maire ; je comprends bien que les artistes travaillent pour l’honneur du pays ; et, alors, leur temps est sacré.

Une heure plus tard, il accompagnait ses hôtes dans une salle de la mairie, où le peintre, installé devant son chevalet de campagne, prépara ses couleurs. Arlette tardait.

— Viendra-t-elle ?

— Je ne serais pas surpris qu’elle ne vînt pas, dit Jean d’Auriol. Quand un étranger du dehors désire faire un portrait de fille ou de femme, chez nous, ou même un portrait d’homme, j’ai vu souvent qu’il semble à nos gens qu’on veut entreprendre sur eux. Ils répugnent à laisser copier leur visage. J’ai pensé parfois qu’il y a là un sentiment d’origine arabe. La reproduction du visage humain est interdite chez les musulmans. Cependant cette jeune Arlette a paru si flattée ! Elle viendra.

Ils attendirent en vain plus d’une heure encore.

Trois ou quatre petits coups furent enfin frappés à la porte.

— Entrez ! dit le peintre.

Une demoiselle entra. Elle avait un vaste chapeau aux bords inégalement retroussés — et chargé d’une épaisse couronne de fleurs. La robe était bleue, avec des carreaux blancs, dans lesquels fourmillaient des fleurs aveuglantes. Elle avait une ceinture de toile cirée, très luisante, noire, bordée d’un liséré de toile cirée rouge, non moins luisante ; un col blanc, large, de fausse dentelle naturellement, fermé, au-dessous du menton, par un flot de rubans roses ; des souliers blancs, découverts, à hauts talons, avec des bas à jours, noirs, qui dessinaient par transparence, sur la courbure du pied et sur le devant de la jambe, un pot de fleurs vaguement couleur de chair. Les cheveux, lourdement crêpés, retombaient sur le front en larges festons inégaux, dont l’un couvrait presque entièrement l’œil gauche, de telle sorte qu’à première vue on pouvait croire cet œil malade et abrité par un pansement de noir taffetas. Ce noir profond s’enlevait sur le visage blanc, empâté d’une poudre de riz noyée dans le cold-cream. La visiteuse tenait, dans sa main gauche, une ombrelle fermée, que pourtant on devinait multicolore. Dans sa main droite, prétentieusement relevée à la hauteur du sein, elle avait un mouchoir de poupée, pincé par le milieu et bordé de rose ; et, cette même main, sur laquelle retombait un bracelet doré, tenait un porte-monnaie en mailles d’acier « gonflé de coton », si l’on en peut croire Arnet.

Le peintre, naïvement, ne reconnut pas Arlette ; il dit :

— Vous demandez, mademoiselle ?

Jean d’Auriol riait.

— Mais… Monsieur… dit Arlette, toute souriante d’orgueil, ravie de n’être pas reconnue, je viens pour le portrait… que vous m’avez promis.

Le jeune peintre bondit sur sa chaise, et se levant consterné :

— Comment ! C’est vous, mademoiselle ! Vous que j’ai vue si gentille tout à l’heure !

On a son franc-parler à l’école des Beaux-Arts.

Et puis, école ou non, un artiste indigné ne mesure plus ses paroles :

— Mais, jour de Dieu ! c’est le portrait de votre costume et non pas seulement de votre figure que je voulais faire, Mademoiselle ! Je ne suis pas caricaturiste, nom d’un chien ! Vous ne vous êtes pas regardée dans votre miroir, donc ! Tantôt, sous vos châtaigners, vous étiez à croquer ! A présent, vous avez l’air de la première venue, prétentieuse et déguisée, qui passe sur les trottoirs de Toulon !… Je suis désolé, Mademoiselle, — poursuivit-il radouci en voyant Arlette toute décontenancée et près de fondre en larmes, — je suis vraiment désolé de vous avoir dérangée de votre travail… pour rien… car, bien sûr, je ne peux perdre mon temps à vous peindre — à l’huile — dans ce déguisement. Rassurez-vous, d’ailleurs, Mademoiselle, Madame votre mère me permettra de vous indemniser de la peine que vous avez prise, bien à contre-temps, toutes les deux.

La mère d’Arlette venait d’entrer, avant la fin de ce discours, escortée de Victorin en chasseur, qu’elle avait rencontré dans la rue. Elle s’empressa de dire :

— Nous avons cru bien faire, Monsieur, excusez-nous. Et puis… la petite indemnité…, nous l’accepterons bien volontiers, pourquoi nous ne sommes pas riches.

— On ne le dirait pas, fit le peintre. Vous avez à la ceinture, Mademoiselle, tout un arsenal de breloques. Tenez, regardez ce jeune chasseur qui vient d’entrer. A la bonne heure ! Voilà une tenue qui a du caractère, parce qu’elle est simple et d’accord avec le pays et la saison…

A demi-voix, Jean d’Auriol expliquait la scène à Victorin, qui murmurait :

— Elle est pourtant bien jolie comme ça. Elle a l’air d’une dame des villes.

— Sacrebleu, dit le peintre. Elle en a l’air, si l’on veut. Et c’est, en tout cas, ce qui me fâche. Je cherche le naturel. Et Mademoiselle a l’air d’une comédienne qui ne sait pas bien prendre la figure de son rôle.

— Oh ! Monsieur, dit Victorin, vous en avez dit assez.

Le peintre devina en Victorin un amoureux… Arlette pleurait tout de bon maintenant, humiliée.

— Excusez ma sincérité, Mademoiselle, dit le peintre aimablement, Madame votre mère et ces messieurs m’excuseront aussi, mais je vous répète que je cherchais un modèle naturel, pris sur nature et dans la nature, comprenez-vous ? Vous m’arrivez endimanchée, ornée, apprêtée, superbe… j’en suis aussi ennuyé que vous. M. le Maire voudra bien, ce soir, vous faire remettre de ma part deux fois le prix de votre journée perdue.

Arlette mordit son mouchoir de poupée. Elle le déchira d’une dent rageuse, pivota sur ses hauts talons, faillit tomber avant d’atteindre la porte, et sortit brusquement, suivie de sa mère et de Victorin.

Et, dans l’escalier :

— Je n’en veux pas, cria-t-elle, de son sale argent, à ce grossier personnage. Ça croit avoir affaire à qui ?

Puis, tout bas, à Victorin ahuri et navré :

— Tu vois bien qu’il n’y entend rien à faire des portraits, ce Parisien de malheur. Est-ce qu’on fait le portrait des gens en habits de travail ? Ça ne s’est jamais vu !

Un doute, tout de même, se faisait dans l’esprit de Victorin. Si M. Jean d’Auriol, qu’il avait reconnu, et M. le Maire, en qui il avait toute confiance, n’avaient pas répondu au peintre, c’est donc qu’ils ne trouvaient pas que l’artiste eût tort ? Est-ce que les élégances d’Arlette n’étaient pas ce qu’il en pensait, lui, Victorin ?… Bah ! après tout, qu’importait ? L’artiste pouvait se tromper ; M. le Maire et M. Jean d’Auriol n’ont pas osé le contredire, pas plus que moi-même. Et puis ce n’était pas la robe et le chapeau d’Arlette qu’il aimait, après tout, voyons ! Et Arlette, noyée dans ses larmes, lui paraissait si touchante !

Il la raccompagna chez elle, en lui disant des paroles douces. Dans la rue, elle ne répondait pas. Mais une fois arrivée dans sa maison, elle éclata en cris de rage :

— Vous avez bien raison, ma mère, de me répéter souvent que, des hommes, le meilleur ne vaut rien ! C’est dans des moments comme ça qu’un fiancé devrait se montrer ! Et il n’a pas soufflé mot, Victorin ! Tu ne pouvais pas lui dire ce que tu penses, Victorin ! J’aurais cru, véritablement, que tu avais « un peu plus de chose », mais non, rien ! Tu l’as laissé dire, me tourner en ridicule. Et m’offrir son sale argent, — qu’il faudra bien accepter, ma mère, puisqu’il me le doit, m’ayant fait perdre la demi-journée. Sûr qu’il me le doit, — et double, et avec une « indanité », comme il dit. Mais, j’aurais voulu un défenseur. Il est joli, mon défenseur !… Non, non, laisse-moi, Victorin, il faut que ça me passe, la colère, et j’en ai pour quelques jours. Qu’est-ce que je vais leur répondre, aux autres, quand je retournerai là-bas, et qu’ils demanderont à venir voir mon portrait dont j’étais si fière d’avance ? Il ne pouvait pas rester où il était, ce monsieur peintre ?… Tout le pays va savoir ça ; et on en parlera longtemps, du portrait de la gavotte… Tu vois bien que je ne peux plus rester aux Mayons ! Mais je n’avais pas besoin de cette raison de plus pour m’en aller… Tu me rejoindras quand tu voudras, à Marseille ou ailleurs, là où j’irai ; mais je ne veux plus, je ne peux plus demeurer ici, où personne ne voit mes mérites, pas même toi, qui as été lâche aujourd’hui, oui, lâche ! A ta place, je lui aurais dit ma façon de penser, à ce Parisien ; et, s’il s’était fâché, je lui aurais laissé sur la figure la marque de mes cinq doigts ! — Mais non ! tu étais là planté, le carnier au derrière et le fusil au dos, avec l’air bête d’un santon de bois !

C’était la première fois qu’elle se montrait à Victorin dans un accès de rage, — et qu’elle l’injuriait.

— Je te pardonne, dit-il doucement, parce que tu pleures, mais tu regretteras demain de m’avoir parlé ainsi.

Il la quitta.

Aveuglée par la colère, elle le laissa partir.

— Et puis, pensait-elle, il faut bien qu’il s’habitue, s’il devient mon mari, à comprendre qu’il n’est pas le maître. Les femmes, aujourd’hui, sont libres.

Chacun comprend à sa manière la liberté.

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