Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XVII
ARNET SE CONFESSE
Arnet, aux premières bécasses, autant dire à la Toussaint, en revenant de la chasse, passa par la ferme des Bouziane. C’était aux approches de midi. Le père Bouziane arrivait chez lui pour dîner.
— Salut, dit Arnet. Tout va bien ici ?
— Bonjour, Arnet. Tout va bien ; sauf le grand-père qui ne nous veut plus connaître. Il rêve et rumine, les yeux ouverts. Et ne s’éveille de ses songeries que pour manger sans rien dire.
— C’est l’âge qui veut ça. Il approche des cent ans, hé ?
— Il en approche, pour sûr.
— Et Victorin, qu’en faisons-nous ?
— Victorin ?… Mais, d’abord, Arnet, avez-vous soif ou faim ? La femme prépare la table… A votre service, Arnet, si vous voulez faire comme moi ? Et même, vous m’obligerez, parce que Victorin ne rentrera que ce soir (il travaille chez les Revertégat) et j’ai à vous parler.
— En ce cas, maître Bouziane, si c’est pour vous obliger, volontiers je m’assieds à votre table. — Et, tenez, je vous apportais deux bécasses. Les voici. C’est les premières. A vous l’étrenne. Ce n’est pas pour me flatter, mais c’est un cadeau de roi ; et c’est même mieux, vu que la bécasse est un gibier libre. Les rois n’en peuvent pas mettre dans leurs forêts entourées de murailles. Ils peuvent y mettre des faisans, des perdigaux, des cerfs et des veaux, s’ils veulent, — mais des bécasses, nanni, moussu ! Elles savent dire non, ces dames ! Je n’ai jamais compris pourquoi on appelle bécasses les personnes un peu bêtes ; ce gibier-là est des plus intelligents, puisqu’il se maintient libre ! Et toutes les ruses compliquées que ça vous a ! On n’en finirait point de raconter des histoires de bécasses intelligentes ! Il est bien vrai que leur nez un peu long leur donne figure de bêtes, mais, au-dedans d’elles, si on peut dire qu’elles ont du nez, c’est dans le sens de malice. Voilà.
— Merci du cadeau, Arnet ; mais la table est prête, dit misé Bouziane.
Les deux hommes se mirent en devoir de faire honneur au bœuf en daube. Quand leur appétit fut calmé :
— Et alors ? questionna Arnet.
— Et alors, ami Arnet, vous avez su, je pense, comment, pour venger Arlette d’une plaisanterie pas méchante et méritée, notre Victorin, le dernier jour des vendanges chez les Revertégat, s’est battu avec Toinet ? Autant dire que, en se comportant de la manière, il a fait savoir à tout le monde qu’il prenait Arlette sous sa protection comme un fiancé.
— Un fiancé, c’est trop dire, fit Arnet. On peut défendre une fille, et ne pas être décidé à l’épouser. C’est ce que je répète à tout le monde.
— Et je vous en remercie, Arnet. Vous êtes homme de bon sens. Mais, depuis ce temps-là, Victorin se montre souvent avec cette Arlette. A la maison, il parlait peu autrefois, n’étant pas plus bavard que moi, mais enfin il disait quelque chose. Maintenant il ne prononce plus une seule parole en quinze jours. Il boude. Il désole sa mère par son air d’entêtement. Son parti est pris, c’est clair. Une lettre de cette Arlette est arrivée ici, adressée à Bouziane. Elle avait oublié d’écrire le prénom sur la lettre ! Figurez-vous, Arnet, la rusée fille doit partir pour Marseille, où on lui a procuré une place de modiste, à ce qu’elle dit. Paraît qu’elle a des amis à Marseille.
— Oui, elle a Augustin ! fit Arnet, qui alluma sa pipe.
— Ses amis, reprit Bouziane, lui proposent, à ce qu’elle raconte, une place pour Victorin. Il irait comme gardien d’un château. Il pourrait habiter avec elle la maison de garde, dans un jardin, pas loin du château. Rien à faire, dit Arlette, comme si c’était là ce qui convient à un homme jeune et vigoureux ! habiter une niche à l’entrée d’un beau jardin, au Prado ! Rien à faire ! être portier, à ne rien faire ! vivre dans une ville, quand on peut travailler en paysan sur son propre bien ! quand on pourrait se dire maître à son bord, comme un capitaine de bateau ! Abandonner une maison comme la nôtre, les bois, les champs, les vignes ! et laisser les deux vieux, qui vous ont préparé un si bel héritage, crever tout seuls ! et tout ça pour épouser une fille de rien ! ah ! misère de moi !
La mère Bouziane, debout, écoutait tristement et hochait la tête.
La colère montait avec le sang au cerveau de Bouziane. Il donna sur la table un grand coup de poing, qui fit sursauter les plats et les verres.
— Si je la tenais, cette gueuse, je crois que, de mes mains, je l’étranglerais. Ah ! l’imbécile !… Arnet, poursuivit-il, il faut lui parler une dernière fois, à notre fils ; parlez-lui, vous et maître Augias, une fois dernière ; essayez de lui montrer sa sottise et notre peine ; quoique notre peine, ça lui soit égal, mais montrez-lui sa sottise ; et qu’il va faire son malheur.
— Je lui parlerai, maître Bouziane, et je lui dirai ce que je pense ; et maître Augias aussi lui parlera une fois encore. Pour ce qui est de moi, voyez-vous, je lui parlerai d’autant mieux que, entre nous, je n’ai pas, pour mon compte, suivi la meilleure route. Raison de plus pour que je sache par où le diable nous attrape, et ce qu’il en coûte de se laisser attraper par le diable. Il y a souvent plus de sagesse utile dans la tête d’un fou rendu sage par le temps et l’expérience, que dans celle d’un saint qui n’a jamais vu le monde que par un trou ! C’est pourquoi je sais ce qu’il faut dire à Victorin, bonnes gens ; et, vous pouvez y compter, je le dirai.
— Merci, mon brave Arnet, dirent ensemble le père et la mère Bouziane.
Satisfaite de la promesse d’Arnet, la brave femme s’assit et se mit à manger, sur un coin de la table où les deux hommes prenaient le café, en fumant tous deux.
— Ne dites pas du mal de vous-même, fit Bouziane calmé. Le cœur vous commande toujours, vous, Arnet ; et quand c’est ainsi, le reste se pardonne aisément.
— Je ne dis pas trop de mal de moi, fit Arnet, mais j’en dois dire un peu, pour être juste. Je n’étais pas bête en mon temps, et j’avais de bons bras. Si j’avais voulu faire le paysan, sous les ordres de mon père qui avait un peu de bien, j’aurais pu, comme beaucoup d’autres, devenir un peu riche, assez pour être tout à fait libre ; mais non, j’aimais faire courir les pèlerins et les sangliers… J’aimais la chasse ; et la chasse, c’est une passion qui fait tout oublier. Tous ceux qui savent ce que c’est vous diront comme moi. J’aurais pu épouser une bonne fille, travailleuse, qui m’aurait aidé de ses bras, dans les travaux de la campagne. Je préférai épouser une institutrice révoquée, dont les chapeaux et les robes de ville flattaient ma bêtise. Et pour elle, après avoir gaspillé assez d’argent, je vendis ce qui me restait du bien de mon père. Dieu la reçoive en son paradis, ma pauvre femme ! Elle n’était pas sotte, mais elle avait mauvais gouvernement. Elle a bien fait de mourir. Et, maintenant, je n’arrive plus à payer le petit loyer de ma cabane ; voilà la punition de mon genre de vie. Avec le gibier, je peux vivre encore, oui, mais c’est tout juste. Je suis trop fier pour demander du secours à droite et à gauche : et j’ai refusé, par fierté, des offres bien charitables. Voilà l’exemple que je peux offrir à votre fils, maître Bouziane.
— De ce brave Arnet ! fit misé Bouziane.
— Et puis, voyez-vous, je sais bien, et ça m’est pénible, que je ne suis pas dans la règle des règlements ! Tenez, poursuivit-il ingénûment ; cet homme connu, dont nous avons eu la fête aux Mayons, M. Jean d’Auriol, en ces dernières années, m’a su faire beaucoup de bien, et, pour me forcer à accepter ses bonnes manières, il m’a dit des choses telles que je ne pouvais pas lui refuser : il m’a annoncé qu’il mettrait mes histoires dans des livres, et que mes histoires, donc, avaient une valeur, et qu’il voulait que j’en touche le prix pour ma part. Et c’est vrai que je lui en ai conté quelques-unes qui avaient de la valeur. Eh bien, c’était un crève-cœur pour moi de ne pas pouvoir récompenser, à mon tour, un homme comme ça ! Je ne pouvais pas lui envoyer mon gibier, vu que c’est la vente du gibier qui me fait vivre. Alors, un jour, j’ai pensé à lui faire un cadeau de belles châtaignes…
Ici Arnet soupira profondément.
— Mais je n’en avais pas, poursuivit-il, d’un ton d’extraordinaire ingénuité. J’ai donc été forcé d’en ramasser un panier dans la forêt, pas loin de ma cabane. Mais elle n’est pas à moi, cette forêt, maître Bouziane. J’ai choisi, une par une, les plus recommandables que j’ai pu rencontrer, en les cherchant avec beaucoup d’attention ; mais ça m’était pénible de me dire qu’elles n’étaient pas à moi ; pas plus à moi que le gibier, quand je chasse dans les bois du marquis de Colbert. Je suis forcé, pour me pardonner, de me dire que les écureuils et les sangliers en mangent une grosse part, des châtaignes ; et que je défends, moi, les récoltes en tuant des sangliers et des écureuils. Alors, je peux bien en prendre un panier pour faire un cadeau, n’est-ce pas ? Ce n’est pas pour moi, c’est pour être convenable.
Toute l’habituelle gravité de maître Bouziane, et même sa tristesse au sujet de son fils, ne tinrent pas devant cette confession ambiguë d’un maraudeur.
— Arnet, dit-il, je vous connais pour un franc galégeur. En ce moment, je devine que vous vous amusez de nous. De deux choses l’une : ou bien vous n’avez pas volé ces châtaignes, et vous inventez votre histoire à la manière des avocats du diable, qui noircissent l’un pour que l’autre paraisse blanc — ou bien…
Il s’arrêta et regarda Arnet d’un œil pénétrant. Toutes les rides d’Arnet faisaient de son vieux visage un soleil de malice. Il cligna de l’œil. Misé Bouziane elle-même ne put s’empêcher de sourire.
— … Ou bien, reprit Bouziane, c’est à moi que vous les avez prises, ces belles châtaignes ?
— Ce qui fait, dit Arnet, en riant, que me voilà tout pardonné.
— Arnet, dit Bouziane, regardez-vous comme un écureuil ou un oiseau à qui ma forêt doit nourriture.
— C’est ce que je fais, dit Arnet, mais précisément comme un écureuil, vu qu’un sanglier vous ferait trop de dommage.
— Mais, dit Bouziane, pour être convenable jusqu’au bout, il vous a fallu, en expédiant mes châtaignes à M. Jean d’Auriol, payer le port ?
— Moi ? dit Arnet. Que voulez-vous que je paie ? « Avecque » quoi payer ? M. Augias m’ayant mis proprement l’adresse sur le vieux panier que je m’étais fait prêter, pour ne jamais le rendre, me voilà en route vers la gare de Gonfaron. Là, j’attends un train de voyageurs. Le train s’arrête. A la première portière venue, je me présente : « Pardon excuse, madame, ou vous, monsieur, je ne vous connais pas, mais vous seriez bien aimable tout de même de laisser ce petit panier (il était gros, vous savez) au chef de gare en passant à Solliès. Il y a l’adresse dessus. C’est pour lui, le chef de gare. » La personne est étonnée ; je lui passe le panier par la portière. Le train siffle. Elle le prend. Le chef de gare le reçoit. Il connaît, comme tout le monde, le nom de M. Jean d’Auriol. Il lui envoie le panier. C’est très commode.
Les Bouziane riaient maintenant sans retenue.
— Enfin, conclut Arnet, si j’ai mis un peu de ruse à m’excuser devant vous comme je l’ai fait, c’est bien naturel. Je sais bien, dans le fond de moi, qu’avec ces châtaignes et autrement, je me suis mis souventes fois dans mon tort. Plus heureux je serais, si, en ma jeunesse, j’avais choisi le chemin battu, au lieu de prendre, à travers champs, des sentiers où l’on s’enfangue. Voilà, maître Bouziane, ce que je me promets de dire à votre fils.
Le lendemain, Arnet, ayant rencontré Victorin, lui répéta tout ce qu’il avait dit à son père et termina ainsi :
— Vois-tu, Victorin, c’est « un mauvais affaire » que tu te prépares à toi-même : tu veux épouser une fille qui n’est pas travaillante, et qui aime trop à se pimparer. Et puis, je sais, comme tout le monde, qu’elle mène plusieurs calignaires à la fois.
— Ah ! bon ! je sais aussi cela, dit Victorin, dédaigneux de cette accusation. Vous voulez parler de Mïus, n’est-ce pas ? Eh bien, elle m’en a parlé elle-même.
— Ah ! la finaude ! s’écria Arnet. Elle m’a coupé le devant (elle m’a devancé). Mais Marius n’est pas le seul, il y a Augustin.
— Oh ! celui-là, fit Victorin, il n’est pas à craindre.
— Voilà donc, répliqua Arnet, un chemin par lequel je ne peux passer ni te mener où je voulais. Je viens de t’expliquer pourquoi tu cherches ton malheur ; tu mécontenteras père et mère ; et, par ainsi, tu risques de perdre leur héritage, c’est-à-dire ton propre bien. De cela, ne parlons plus. Reste la question de l’abandon du pays, puisque tu comptes le quitter pour Marseille, où tu seras le portier d’une villa, à ce qu’on dit, au lieu d’être ici le fils de ton père et propriétaire d’une bonne terre.
— L’héritage, dit Victorin, ne m’échappera pas. A qui voulez-vous qu’il aille ? Ma mère m’aimera toujours. Et puis, je ne partirais pas si mes parents voulaient me recevoir chez eux avec ma femme.
— Cette dernière chose n’arrivera jamais, mon beau ; et tu le sais. Quant à te « lever » l’héritage, ça, c’est toujours possible quand les fils mécontentent les pères. Quand les pères se disent qu’après eux leur bien ira, par la volonté d’un fils, précisément où eux ne voudraient pas, ils deviennent capables de tout. Te voilà averti. Et, pour ce qui est de ton départ, dans point de cas, il ne te sera bon. Moi, qui ne suis que le pauvre Arnet et qui ai marché toute ma vie dans les chemins tortus, du moins ai-je choisi ceux de mon pays de naissance. Pauvre je suis, mais dans les pinèdes qui sentent bon, dans des sentes forestières dont je connais chaque tournant et chaque roche, et la moindre source à l’ombre des châtaigniers auprès de laquelle on trouve des fraises et des violettes en leur saison. Ah ! mon drôle ! les villes, si tu savais ! Vas-tu t’imaginer que, pour avoir appris A et B, tu y rouleras carrosse ? que tu passeras ta vie à boire frais, aux tables des cafés, sur la Canebière ; et que, tous les soirs, tu iras t’asseoir dans les théâtres de photographies qui remuent ! Pauvre de moi ! Pour tout ça, il faut des sous et beaucoup. Ce qui t’attend, je l’ai vu pour d’autres, qui ont préféré un métier dans les villes à leur métier de paysan sur leurs terres ; je l’ai vu, ce qui t’attend. C’est, au lieu de la bastide qui a des mûriers sur le devant et des vignes tout alentour, c’est une petite chambre sale, avec un plafond que tu toucheras de la tête, dans une maison haute de huit étages, dans les rues Magnaques de Marseille, où la sentide n’est pas celle de la gineste, non ! Rien que l’idée de vivre ou de mourir dans ces ordures noires des anciennes rues, mon homme, m’aurait ôté le goût d’épouser la plus belle fille du monde, s’il avait fallu la suivre jusque-là ! Je suis un homme de mes bois ; reste l’homme de ta vigne. Ici, nous avons les mistralades pour nous faire l’air pur ; et, quand je vise une bécasse, qui monte en plein ciel du côté où le soleil se couche, je dis, comme les Arabes, que la lumière du soleil c’est la fortune du pauvre ; elle est à moi autant qu’au plus riche, mais pas dans les villes. Reste avec nous, pitoua, que la bonne vie est ici. Laisse la ville à ceux qui en ont l’habitude. Per naoutré serié mortalo. Elle nous serait mortelle, à nous autres.
Victorin écoutait, tête basse. Qu’il y eût beaucoup de vérité dans les paroles d’Arnet, il le comprenait de reste ; mais l’image d’Arlette lui apparaissait, mignonne, coquette, pimparée, comme une damerette ; et de voir devant lui, Arnet, vieux et sans grâce dans ses habits de chasse fatigués, cela ne parvenait pas à effacer, en l’esprit de Victorin ni dans son cœur, la figure de la jeune fille, gantée, l’ombrelle en main, et qui, si gentîment, lui disait : « Vittorein ! » avec l’accent distingué des belles dames de Paris.
Aï ! Pauvre Vittorin ! Coumo ti compreni maou endraya ! Comme je te comprends en mauvaise voie !