Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
VII
LA POIGNE DU VIEIL ARNET
Ce que le jeune Augustin Augias craignait surtout, c’était de n’être pas reçu par son père, avec qui il avait eu autrefois des scènes violentes.
Il avait donc résolu de le surprendre. Il le surprit. A l’heure du repas, il arriva sur la terrasse de la maison paternelle. La porte était ouverte au bon air du soir. Augustin était arrivé du côté opposé à la fenêtre. Le père préparait sa table, y disposait une nappe de tissu grossier mais d’une parfaite blancheur. Il faisait jour encore. Et distrait par ses pensées habituelles, le vieil homme, s’oubliant, s’assit… il songeait :
— L’école primaire ne devrait pas être comme une salle fermée. L’enfant devrait savoir que s’il montre une intelligence d’élite, il en sortira pour entrer dans les écoles secondaires — et, de là, s’il en conquiert le droit, dans les écoles supérieures. Alors, vraiment, nos écoles populaires seront comme des réservoirs fécondants…
Maître Augias méditait d’écrire ses idées sur la question de l’enseignement primaire, de confier son étude à un député de sa connaissance.
— C’est cela, murmura-t-il presque à voix haute, il y a deux premières réformes à obtenir : 1o L’école doit être affranchie de la politique ; la nomination de l’instituteur ne doit dépendre que de ses chefs naturels, les inspecteurs d’Académie ; 2o Elle doit conduire automatiquement aux écoles secondaires les enfants qui montrent une intelligence supérieure.
Et il souriait, le brave homme, à ses bonnes pensées… Quelqu’un entra. Ayant levé les yeux, il ne reconnut pas son fils tout de suite, et dit :
— Que demandez-vous, Monsieur ?
— Papa ! murmura Augustin qui fit un pas, avec le mouvement de s’incliner vers le vieux père.
Maître Augias se recula un peu ; ce mouvement était involontaire et révélait ses sentiments à l’égard du jeune homme.
Il reprit avec intention le mot qui lui était échappé :
— Monsieur ? dit-il.
Et s’arrêta. Puis, après un instant :
— Est-ce là une façon de s’introduire chez les gens, sans crier gare, à la nuit commençante, sans frapper à la porte ? La maison de votre père est-elle moins respectable que toute autre ? Chez qui vous serait-il permis d’entrer ainsi ?
— Je craignais, dit Augustin, de n’être pas reçu si je vous avais prévenu.
— Ce n’est pas une excuse, dit Augias. Si j’ai décidé de ne plus vous voir, vous devez respecter ma volonté. N’ai-je pas mis certaines conditions à votre rentrée ici ? Si vous les aviez remplies, vous n’auriez pas craint d’être repoussé. Et si vous ne les avez pas remplies, que venez-vous faire ? Que me voulez-vous ? Je suis vieux et malheureux par vous ; pourquoi troublez-vous les derniers jours de mon existence ?
Le vieillard se tut. Il souleva sa lampe et considéra un instant le voyageur ; il remarqua ses souliers poudreux :
— Vous êtes venu à pied de Gonfaron ? dit-il.
— Non, du Luc.
— C’est un peu loin.
— J’ai eu peur de rencontrer à Gonfaron des gens de connaissance.
— Et pourquoi peur, si vous n’avez rien à vous reprocher ?
Augustin se tut, indifférent, le visage inexplicable.
— Avez-vous faim ? dit le père.
— Je n’ai pas mangé depuis ce matin.
Le vieil homme, qui allait commencer son repas, se leva et, montrant sa chaise :
— Asseyez-vous et mangez. Moi, je ne pourrais plus ce soir. Le pain ne passerait pas. Mais je suis vieux ; un repas manqué, le soir surtout, ça n’a pas d’inconvénient pour moi ; vous, vous êtes jeune, vous avez besoin de vous faire des forces ; mangez. Nous causerons après.
Le jeune homme, affamé, se mit en devoir de faire honneur au potage, au bœuf bouilli, aux olives, aux figues sèches. Le père le servait, allant et venant du placard à la table, où le fils, sans rien dire, ne perdait pas un coup de dent.
En présence de cette scène, un indifférent eût été attendri ; mais Augustin demeurait énigmatique. Le jeune révolté mangeait, et c’était bon ; voilà tout ; que son père souffrît, il l’ignorait.
Ce repas, dont la durée fut douloureuse au père, prit fin cependant. Quand Augustin se versa le coup de la fin, abondant, Augias lui dit :
— Que venez-vous chercher ici ? A votre âge, on doit se suffire. Quelle sorte de place occupez-vous à Marseille ?
Augustin évita de répondre directement à cette dernière question.
— Mes appointements sont insuffisants, dit-il ; c’est une honte, dans une maison où on remue l’or à la pelle. Je ne vois pas pourquoi le directeur est payé plus que moi. Nos travaux sont différents, mais si les miens sont indispensables, ils valent autant. Il faut proclamer l’égalité des salaires pour l’amiral et le matelot.
Maître Augias écoutait avec ahurissement.
— Et aussi, je pense, pour le fainéant et le bon travailleur, dit-il avec amertume.
— Mais certainement ! répliqua Augustin, en relevant la tête d’un air de défi.
— C’est-à-dire que tu voudrais établir le règne de l’injustice au nom d’une égalité matérielle qui n’est pas réalisable, car le fainéant se trouverait avoir mangé ou bu le lendemain son salaire de la veille, tandis que le bon travailleur l’aura mis de côté pour ses enfants. Ton égalité de salaires tendrait à supprimer l’émulation qui fait le progrès des nations.
— Je ne veux pas que mon voisin me domine.
— Soit, mais il faudra souffrir qu’il te dépasse. Dépasser n’est pas dominer. Où prends-tu toutes ces belles idées ?
— Je ne les prends pas : je les ai, voilà tout.
Maître Augias changea de ton et dit froidement :
— Que faites-vous chez votre banquier ? On dit que vous balayez les salles ?
Augustin garda un silence farouche ; maître Augias reprit :
— Je vous avais conseillé de vous engager, comme marin ou comme soldat, puisque vous n’avez pas voulu apprendre de votre père le peu qu’il sait. Vous auriez pu devenir instituteur, vous ne l’avez pas voulu ; ou bien paysan, et vous battre, en brave homme courageux contre la terre, vous ne l’avez pas voulu. J’ai hérité de quatre sous et j’ai su que vous les convoitez, car, après boire, vous bavardez, vous contez à tout venant vos mauvais désirs. Alors, je vous ai dit un jour : « Va gagner ta vie comme tu pourras ; mais je ne te reverrai que si tu me reviens soldat, et bon soldat. » Voilà ce que je t’ai dit. Me reviens-tu soldat ? Non. Alors ?… Je te vois en vêtements sales, mais bourgeois. Ton esprit n’a pas changé, ton cœur non plus. Où en es-tu de ta vie ? Reviens-tu pour faire le paysan ? Cela s’apprend à tout âge, et se peut quand on a ta carrure, tes épaules…
Les larges épaules d’Augustin se haussèrent d’un mouvement imperceptible.
— La terre est trop basse, gronda-t-il.
— Comme ton père pour toi, dit Augias. Je suis trop bas, n’ayant été qu’un petit instituteur de village. Mais de quoi, diable ! es-tu fier, mon garçon ? Ignorant et sot, voilà ton compte. Comment espères-tu vivre ? Pourquoi ne pas t’engager ? Va aux colonies.
— La guerre, dit Augustin, est une abomination. Les gouvernements ne se servent des soldats, en temps de paix, que pour défendre le magot des riches.
— Et toi-même, ne voudrais-tu pas être un de ces riches, tous mauvais à tes yeux ?
Augustin eut un mauvais rire :
— Ah ! mais oui. Et tout de suite. Et aussi mauvais et pire que les autres ; je voudrais bien et je saurais !
Maître Augias s’assit ; et, silencieusement, se mit à pleurer de grosses larmes.
Augustin se confectionnait soigneusement une cigarette.
— Ne vous faites pas de mauvais sang, papa. Vous savez bien que j’ai raison. Toutes vos belles leçons sur le travail et le patriotisme, le dévouement et le reste, toutes les belles phrases que vous avez cru devoir débiter aux enfants, c’est pour aveugler leurs intelligences, pour endormir leur bon sens, et, plus tard, leurs colères, qui sont justes, contre la société. C’est ce que je dis qui est vrai. Et, pas moins, il faut de l’argent au plus pauvre, parce qu’on a droit à la vie ; et j’ai mes droits sur vous, puisque vous m’avez fait ce joli cadeau : la vie ! Oui ! un fameux cadeau, dont je ne vous remercie pas, non ! Vous ne m’avez pas consulté pour savoir si je désirais venir au monde, hé ? Ce fut seulement pour votre plaisir, hé ? Eh bien, puisque vous avez quatre sous, comme vous dites, c’est vous le riche, c’est moi le pauvre, et je vis par votre faute, car la paternité, c’est une faute vis-à-vis de l’enfant. Eh bien, payez. Je viens chercher de l’argent.
Le vieil Augias s’était mis debout, et considérait son fils d’un œil hagard, comme fou.
Cela dura un temps, puis il se rassit ; il marmonnait entre ses dents, oubliant la présence de son fils, se croyant seul. Puis il dit, d’une voix claire quoique tremblante :
— L’instruction ! J’ai passé ma vie à donner de l’instruction, un peu d’instruction, aux enfants de mon pays ; mais qu’est-ce que l’instruction ? Un bien ou un mal ? Ni un bien ni un mal. C’est comme un couteau. Ça sert à bien des usages, à couper le bon pain ou à assassiner. Alors, comment leur faire un bon cœur aux enfants, et du bon sens ? Je ne sais plus. Qui leur dira, de manière à être entendu et obéi : ceci est le bien, ceci est le mal ? Et si on ne le leur dit pas, comment le sauront-ils ? Paysan ! Celui-ci aurait honte d’être un paysan. Je voudrais bien avoir été un paysan, moi. Faire pousser du blé, nourrir les hommes et mourir au soleil… quelle bonne chose !
Augustin, à ces mots murmurés par le vieux père, eut un méchant rire.
Augias, indigné, se leva et lui dit avec fermeté :
— Cette place, que vous prétendez avoir à Marseille, vous l’avez perdue, peut-être ?
— Non, dit Augustin, mais j’ai des dettes… oh ! petites.
— Vous avez toujours votre place ? En ce cas, vous n’avez pas besoin de votre père. Allez-vous-en. Revenez soldat, si vous voulez me revoir.
Augustin se leva.
— Ce soir, je vous ai donné de quoi manger. Vous n’aurez rien de plus. Allez-vous-en.
Augustin délibérait. Allait-il menacer son père ?… Il croyait savoir où était le « magot ». Il délibérait, et le père comprenait, s’attendant au pire de la part du dément.
Ni lui ni son fils n’avaient vu que, depuis quelques instants, une ombre s’était dressée sur le seuil.
— Allez-vous-en, répéta Augias avec énergie.
— Quand vous m’aurez donné de l’argent ! dit violemment Augustin.
— Je vais t’en donner, moi, dit Arnet, qui entra brusquement sur ce mot… Ayez pas peur, maître Augias ; j’ai porté sur mon dos un gendarme au complet, avec son sabre et sa carabine, ce qui est resté une histoire célèbre dans le pays ; je porterai bien ce fifi jusqu’à Gonfaron, s’il le fallait… A nous deux, mon gaillard !
Le vieux braconnier prit Augustin, le mirliflore, par sa belle cravate rouge, lui fit repasser le seuil et l’envoya rouler sur l’échine à quinze pas de la maison paternelle.
Augias pleurait.
— Père Augias, dit Arnet, j’ai aperçu tantôt Arlette sur la route, au soleil tombant, qui causait avec Augustin ; et je suis venu à tout hasard, pensant bien qu’un témoin vous serait peut-être utile.
— Mon fils ! et dire que c’est mon fils !
— J’ai entendu dire à Maurin, qui était le bon sens même, qu’on n’est jamais sûr qu’un fils soit un vrai fils. Un vrai fils est celui qui pense comme vous, disait Maurin. Et celui qui pense comme vous et sait vous aimer, celui-là est votre fils, quand même ce serait un bâtard sans père. Et tenez, moi, Arnet, tout bête comme je suis, je me sens un frère pour vous.