Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XXVII
CONCORDE
Victorin, s’attendant à être appelé d’un instant à l’autre, alla prendre congé de son ancien maître.
— Ah ! Victorin, lui dit M. Augias, si tu rencontres mon fils, donne-lui de bons conseils ; il me rend bien malheureux. Il est de ta classe. Pourvu qu’il ne fasse pas quelque sottise. Tu vois comment un fils peut faire souffrir un père. Le tien ne te dit pas son chagrin, il ne dit que sa colère de te voir lui désobéir. Il est encore temps pour toi de rendre heureux tes parents. Penses-y. Tu pars volontiers, j’espère, pour défendre notre pays ?
— J’aimerais mieux, bien sûr, qu’il n’y ait pas la guerre, maître Augias, mais, du beau (moment) qu’elle arrive, je comprends bien qu’en défendant la France, chacun défend son village, sa maison et sa famille, comme vous me l’avez souvent répété. Alors il n’y a pas à tant s’arraisonner. Le plus tranquille devient furieux quand les voleurs entrent chez lui. D’ici, nous ne les voyons pas ; c’est ce qui fait que beaucoup n’ont pas tout de suite la grande colère qu’il faudrait. Mais en réfléchissant un peu, on doit très bien s’imaginer que ce qu’ils font là-bas, dans le Nord, ils nous le feraient ici, chez nous, si on les laissait arriver. Alors, il faut se défendre, et ma réflexion me dit qu’il faut partir volontiers.
— Bonjour, monsieur Augias, dit Arnet qui arriva sur ces mots… Tu pars, Victorin ?
Le braconnier soupira :
— Dommage que je sois trop vieux pour t’accompagner.
— Tu sais qu’Arnet est un vétéran de 70, dit Augias, qu’il a été laissé pour mort sur le champ de bataille, et qu’il n’en parle jamais.
— Je n’en parlais pas, en effet, parce que ce que j’ai vu en ce temps-là ne me rendait pas fier. Mais on peut en parler maintenant, puisqu’on va reprendre tout ce qu’on avait perdu. Ah ! ces Prussiens, c’est pire que des voleurs de grand chemin ! J’espère qu’on va les frotter d’importance. On y avait renoncé ; c’est eux qui nous offrent l’occasion, tant mieux donc, si nous voyons, avant de mourir, une guerre dont on pourra parler plus tard au lieu d’avoir honte.
Le vieil Arnet pétillait de jeunesse.
— Vous voilà bien animé, ami Arnet. Vous avez l’air d’un vieux cheval de bataille qui redresse la tête au clairon.
— C’est un peu ça, dit le braconnier. Figurez-vous que je viens du café, où le vieil Audiffren, qui était matelot en 70, nous a conté une chose magnifique. En voilà une histoire qui a de la valeur ! Point de galégeade ne peut lutter avec. On lui a payé une bouteille de vieux Mayons, et on a bu à la victoire.
— Et cette histoire, ne pouvez-vous nous la répéter ? dit M. Augias.
— Hum, dit Arnet, je ne saurai pas bien… Mais enfin, voici : En 70, nous a dit Audiffren, j’étais matelot ; nous n’avons jamais pu, à bord de notre croiseur, rencontrer l’ennemi. Une fois, pourtant, dans un port d’Italie, nous prîmes notre mouillage à côté d’un bateau de guerre allemand. Naturellement nous ne pouvions pas l’attaquer, mais nous pouvions le provoquer, lui proposer de venir au large. C’est ce que fit notre commandant le lendemain matin. Ce fut magnifique. On hissa à l’arrière du croiseur français le pavillon de combat. Et ce pavillon de combat n’en finit plus d’être grand. Le bateau traîne ça derrière lui comme un « pavon » traîne sa longue queue, d’un air orgueilleux.
— J’ai entendu, ajouta M. Augias, un officier dire un jour en parlant de ce pavillon : « C’est comme un linceul tricolore assez grand, si le bateau se sent mourir, pour l’envelopper tout entier. »
— C’est tout juste ce que nous disait Audiffren, reprit Arnet. Il disait : Nous avions à l’arrière ce pavillon qui semblait assez grand pour envelopper tout le bateau. Et le commandant fit une manœuvre qui réjouit tout l’équipage. Nous virâmes de manière à faire comme un rond autour de l’ennemi et nous vînmes passer tout à côté de lui, comme si nous avions été un homme qui vient en pousser un autre de l’épaule, pour l’affronter, d’un air de dire : « Sortons un peu ensemble, si tu n’es pas un lâche ». Et notre bateau, ayant manœuvré de cette manière, disait cela à sa façon par le moyen d’un coup de canon tiré à blanc ; et, toujours avec son air fier, il sortit de la rade avec son pavillon si grand, et que le vent se mit à développer pour le bien faire voir. Mais le bateau allemand resta bien sagement à l’ancre ; il refusait le combat. Et, le soir, nous revînmes pour dormir à côté de lui, et d’abord lui faire sous son nez le salut des couleurs, tel qu’on le fait chaque soir au coucher du soleil, avec des sonneries et des coups de feu, comme aux bravades de Saint-Tropez et de Fréjus… Monsieur Augias, on a frappé à la porte.
— Entrez, dit M. Augias.
C’était un gendarme.
— J’apporte, dit-il, l’ordre de mobilisation pour votre fils, monsieur Augias… Votre fils n’est pas en règle.
— Il s’y mettra, dit M. Augias, j’en réponds. Donnez. Merci. Je lui ferai parvenir cela.
— Ah ! vous voilà, maître Arnet ? fit le gendarme… Avec la permission de M. Augias, s’il veut m’excuser, je vous dirai que nous ne sommes pas contents de vos histoires.
— Et de quelles histoires ?
— D’une que vous contez quelquefois, et qui a fini par nous revenir aux oreilles. Vous prétendez que vous avez, dans votre jeunesse, maltraité un gendarme, que vous l’avez porté sur vos épaules à travers la brousse, et que, finalement, il aurait manqué à son devoir en ne vous arrêtant pas, et cela pour conserver les bonnes manières d’un riche propriétaire de la contrée. Nous comprenons la galégeade, maître Arnet, mais nous ne voulons pas de l’injure. Et je ne suis pas fâché de vous le faire entendre.
— Il y a, heureusement pour les braconniers, répliqua Arnet, des gendarmes qui ne font pas toujours tout leur devoir.
— Si cela s’était produit, une fois, en votre faveur, serait-ce bien convenable à vous de le leur reprocher au lieu de leur en être reconnaissant ?
Arnet réfléchit un bon moment.
— Gendarme, dit-il enfin, en tout autre temps je vous aurais montré que j’aime à rire jusqu’au bout ; mais je me comprends que ce n’est plus le moment. Je vous dirai donc que, en tout temps, lorsque je racontais mes histoires, je les arrangeais toujours de manière à les rendre gaies et à faire rire les gens un peu plus que de raison peut-être ; je dois avouer aujourd’hui que je n’ai jamais porté tout un gendarme sur mon dos, armes et bagages, pendant si longtemps ; que je l’ai seulement un peu soulevé de terre et un rien de temps ; que je méritais un gros procès-verbal, et que si le gendarme ne me le fit pas, — sur la prière de mon ami, le marquis, — ce fut par bonté pure, parce qu’on lui fit comprendre que je m’étais exposé à une trop terrible condamnation. Ce gendarme fut donc un juste et très brave homme.
Et, avec une certaine noblesse, Arnet acheva :
— Vous pouvez, conséquemment, présenter à ceux de vos camarades qui ont connu cette histoire que j’ai contée, les excuses du vieil Arnet, pourquoi les gendarmes sont les soldats qui nous défendent, même quand on n’est pas en temps de guerre. Et si vous voulez me donner la main, c’est de bon cœur que je vous le demande.
Il y eut un silence.
Le gendarme et le braconnier se serrèrent la main ; Augias tendit la sienne ; puis Victorin. On eût dit un serment muet.
— Ce sont des gendarmes, dit enfin Augias, seulement des gendarmes qu’il faudrait contre ces voleurs et assassins qu’on appelle les soldats allemands, et qui déshonoreraient le beau nom de soldats s’il pouvait être déshonoré.
Puis, à son habitude, oubliant un peu qu’il n’était pas seul, il se mit à philosopher :
— Voyez-vous, mes amis, il y a, dans toute guerre de conquête, de l’assassinat et du vol. Et tant que les crimes des guerres de conquêtes ne s’appelleront pas des crimes, et que les nations ne s’uniront pas pour punir celle qui tentera de les commettre, tout gredin aura une manière d’argument en sa faveur. Il ne faut plus, comme dit quelquefois Arnet, qu’il y ait deux poids et deux mesures, une loi pour les peuples et une autre pour les individus. C’est cela qui met l’anarchie dans les têtes de nos enfants. Mais cette anarchie même aura aidé à éclairer le monde comme elle m’éclaire, car la France est là, mes amis ; elle comprend son rôle. Elle est la première, a dit un Anglais célèbre, au combat et à la vérité. Elle éclairera le monde. Et, par les armes d’abord, le monde punira la nation de voleurs et d’assassins.
Ainsi parla maître Augias, et les autres comprenaient.
La rencontre fortuite d’un gendarme et d’un vieux braconnier, dans la pauvre maison du vieil instituteur philosophe, faisait luire, aux yeux d’un jeune paysan, une des espérances les plus hautes du monde civilisé. C’était, tracé par le simple bon sens de deux vieillards, sur la courbe d’évolution, le trait qui dessinait le stade futur, et l’un des points d’arrivée de la justice.