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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XXVI
LA VOIX DES CLOCHES

Depuis quelques jours couraient des bruits de guerre. Personne n’y croyait.

« Du siècle que nous sommes, ça n’est plus possible. » Telle était la formule par où les gens de la terre accueillaient les nouvelles menaçantes sorties des « gazettes », comme eût dit le grand-père Bouziane, et transmises de bouche en bouche, volant plus vite que les ramiers sauvages ou les émouchets. Ainsi, dit-on, se propagent les nouvelles aux pays d’Afrique, à travers les déserts, comme sur les ailes d’une électricité humaine et sans qu’on sache comment.

Arnet, vagabond de nature comme un Bédouin, en passant par plaine ou colline, par vigne ou bois, criait de loin :

— Un Tel, vous savez ce qui arrive ?

— Eh ! non.

— Nous allons être en guerre !

— Avecque qui ?

— Avec l’Allemagne, pardi !

— Du siècle que nous sommes, pas possible ! Ça s’arrangera !

Il hochait la tête, le vieil insurgé de 51, et reprenait un de ses thèmes favoris :

— Marfiza-vous deïs emperours ! (Ayez méfiance des empereurs.)

Tout le monde, aux Mayons, se rappelait qu’un jour Arnet s’était affirmé cousin du roi des Maures ; et, vu que les chefs d’État sont parents entre eux, il s’était dit, par voie de conséquence, cousin du président de la République française.

Si singulier que cela puisse paraître, cette plaisanterie, la façon joyeusement sympathique dont elle avait été accueillie, acclamée, applaudie, avait impressionné le braconnier.

— Ce président, M. Poincaré, il me fait l’effet que je le connais, disait-il ; que nous avons eu quelque chose d’aimable ensemble ; et puis M. d’Auriol le connaît très bien ! il m’en a parlé : je lui suis attaché.

Ainsi disait Arnet, et, l’imagination aidant, un certain besoin, bien méridional, d’être sans gêne avec les grands de la terre, par orgueil — et familier par goût de la sympathie, Arnet ajoutait :

— Mon ami Poincaré, je ne l’ai jamais vu, il n’a eu jamais occasion de rien faire pour moi, ni moi pour lui, mais nous sommes très bien ensemble.

Il riait de cette drôlerie, mais, à force d’en rire, il y croyait presque ; et, dans les circonstances présentes, cessant de galéger, il s’écriait :

— Ils voudraient l’empêcher de revenir de Russie, où il est allé voir le père des Russes. Pourvu qu’on ne nous le prenne pas en route, notre Président ! C’est un si brave homme, à ma connaissance !

Non, il ne riait plus, Arnet. N’avait-il pas fait le coup de fusil pour la République, la Sainte, comme il disait, quand Napoléon fit contre elle son coup d’État. Non, l’Allemagne n’avait pas d’ennemi plus déterminé qu’Arnet. Malheureusement il était bien vieux, traînait la jambe. Tout récemment, il avait fait une chute. Les tarets avaient, disait-il, attaqué le vieux bois dont il était fait.

Tel qu’il était, Arnet était une voix française, une bonne et, quoique un peu enrouée, encore claironnante.

Il alla trouver les Bouziane.

— La guerre sera déclarée, vous verrez.

Misé Bouziane dit avec simplicité :

— Ah ! nos pauvres enfants !… Mais vous devez vous tromper, Arnet ; du temps que nous sommes, on ne fera plus des choses comme ça !

— Méfiez-vous des empereurs, répliqua Arnet.

C’était son refrain.

Le père Bouziane prononça :

— Ce serait terrible.

Et il regarda Victorin.

Victorin dit simplement.

— C’est grand-père qui aurait été content !

— Mon beau petit ! dit la mère.

Puis, au bout d’un instant :

— Ça n’est pas possible, non !

Et elle sortit, les yeux pleins de larmes, pour regarder la lumière du soleil, les plantes, les arbres si tranquilles, qui disaient avec elle : Ça n’est pas possible.

Arnet alla voir M. Augias ; il s’assit, sans rien dire, obéissant à un geste du vieil instituteur.

Tous deux restèrent un moment en grand silence, mais ayant des pensées à peu près semblables.

— Si cette chose arrivait, dit enfin maître Augias, il faudrait peut-être s’en réjouir !

Arnet leva sur lui des yeux emplis de stupeur.

Au même moment, M. le Maire entra, et, peu après, M. le Curé. Un même sentiment, qui aboutissait au désir de se rapprocher, de s’entendre ou de comprendre, réunissait ces hommes si divers.

A chacun d’eux, il semblait que chacun des autres en saurait, en dirait plus long que tous les autres ; ou, du moins, trouverait la réflexion consolante, imprévue, heureuse. Hélas, non !… Mais on se taisait ensemble, côte à côte, et cela déjà était bon.

— Eh bien, dit le maire, que pensez-vous de ce qui se passe, maître Augias ?

— Oui ? dit M. le curé, qu’en pensez-vous, Monsieur Augias ?

L’homme de prière interrogeait le laïque sur le sujet de haine et de mort, dont il se sentait trop éloigné pour être sûr de ses propres idées.

Est-ce que la loi de Moïse ne dit pas : « Tu ne tueras point » ? Et celle de Jésus : « Aimez-vous » ?

M. Augias avait beaucoup lu et réfléchi. Il répéta :

— Si cette chose terrible arrive, il faudra peut-être s’en réjouir.

— Oh ! fit Arnet, — dans le moment que ces messieurs entraient, vous veniez de me parler ainsi, et ça m’étonne beaucoup. Je ne comprends pas la raison pourquoi.

— Expliquez-vous, Monsieur Augias, dit le maire.

Maître Augias se recueillit ; son cœur le fit éloquent :

— La France, dit-il, ne peut pas croire à la guerre parce qu’elle y avait renoncé. Elle se disait que si le vaincu, quel qu’il soit, riposte par une guerre de revanche, jamais les guerres ne finiront. Et alors, peu à peu, quoique avec regret, elle fermait l’oreille aux cris de revanche, aux appels de son Déroulède. Elle faisait le sacrifice de sa fierté à la paix du monde. Et, pour ma part, j’ai toujours pensé que ce sacrifice était sublime, car il est difficile de subir un affront profondément ressenti… Oui, ce sacrifice, selon moi, eût été sublime, — s’il avait pu réussir, comme le croyaient sincèrement les pacifistes. Malheureusement, ces sacrifices-là ne désarment pas des ennemis qui mettent tout leur orgueil dans leur force matérielle. Dans l’esprit de sacrifice, ils ne voient qu’une faiblesse qui les excite à préparer l’écrasement du faible. C’est ce qui a encouragé l’Allemagne à nous attaquer. Mais, si débonnaires que nous ayons été, nous ne nous laisserons pas faire. Nous avons laissé s’éteindre le grand feu du patriotisme, mais la petite étincelle, — que Déroulède et d’autres protégeaient dans les cendres et entretenaient de leur souffle, — brûle toujours. Et vous le savez, Arnet, une étincelle suffit à allumer, dans nos forêts, de grands incendies. C’est ce qui arrivera. Plus la patience de la France a été longue, et bienveillants au monde ses espoirs et ses désirs — plus elle ressentira l’injure faite à ses idées et à son cœur. Elle va se réveiller comme en sursaut. Nous verrons des choses terribles, mais de grandes et belles choses.

Le vieil homme se tut. Et, dans le silence, le curé murmura la vieille devise, dont on ne pouvait dire si elle était une affirmation ou seulement un vœu :

— Dieu protège la France.

Ils ne dirent plus rien d’un long moment. Dans cette maison de village, ces quelques êtres, réunis pour s’entretenir d’un danger qu’on pressentait formidable, figuraient à eux seuls tout le peuple de France. Une grandeur était en eux et sur eux. Ils en avaient le confus sentiment ; et ils ne disaient plus rien, parce qu’ils n’auraient pu trouver de paroles en rapport avec cette grandeur. Puis ils se levèrent presque en même temps, se serrèrent la main et se séparèrent.

Trois jours plus tard, le tocsin épandait sur toutes les campagnes de France ses notes d’appel lamentable… L’incendie ? Non. La guerre.

La voix des cloches, condamnée au silence dans certaines régions, — d’autorité se faisait entendre partout. Du haut des clochers elle s’élançait, sans que personne songeât à refuser à Dieu, à l’Inexplicable, le droit de reprendre la parole.

Ce sont les maisons de l’Inexpliqué, les hautes maisons du mystère, celles qui, partout, dominent les chaumières et les palais — ce sont elles qui se chargeaient d’annoncer, seules, à la France, muette d’attente angoissée, la plus terrible des catastrophes qui jamais aient fondu sur le monde.

Elles sonnaient, les cloches des grandes cités et des moindres villages, en l’honneur de la mort, reine des épouvantements ; elles faisaient planer sur chaque tête la menace formidable ; et tout se taisait.

Comme si les choses eussent compris, elles se taisaient.

Rien ne fut impressionnant, ce jour-là, comme le silence et la solitude des plaines, des bois, des champs. Rien n’y remuait. Pas un travailleur ne s’était rendu à son travail. Point d’ailes dans le bleu des airs. Pas un souffle de brise dans les branches. On eût dit que tout l’espace, sur terre et dans l’air, était laissé à la grande menace, à l’expansion des ondes sonores, qui, du levant au couchant et du nord au midi, annonçaient la guerre, le malheur du monde.

Où étaient-ils, les hommes de France ?

Dans les villes, dans les bourgades et les hameaux ; et tous, comme si partout un messager inconnu eût donné un mot d’ordre, tous songeaient :

— Eh bien, tant mieux ! Il fallait en finir avec la sourde malice allemande. Nos enfants ne vivront pas, comme nous, dans une inquiétude secrète et humiliée. Tant mieux ! On va se battre pour l’avenir des enfants et la libération de la terre !

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