Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
II
LA VIEILLE MAISON PAYSANNE
La famille Bouziane était donc une des plus connues de la région des Maures. A la fin du XVIIIe siècle, cette famille était encore établie à La Garde-Freinet, sur le sommet de la chaîne des Maures, où longtemps les Barbaresques eurent leur fort principal. Le hameau des Mayons s’appelait encore les Mayons du Luc et n’avait pas d’importance. Il en prit le jour où Marius, le trisaïeul de Victorin, ayant acquis dans la plaine une assez grande étendue de terrains — boisés de pinèdes — abandonna La Garde-Freinet pour sa maison des plaines, alors en ruines, qu’il fit restaurer, et qui se nommait la Salvagette.
Cet événement de famille se passait vers l’an 1798.
Et César Bouziane, le bisaïeul de Victorin, vivait encore, il y a quelque quarante ans, aux Mayons, où, paysan de vieille race, il était connu cependant sous le nom banal du « vieux soldat ».
Il avait fait la campagne de France en 1815 ; jeune conscrit, il s’était battu à Waterloo. Médaillé de Sainte-Hélène, il n’était pas médiocrement fier de ce titre. Il aimait à le rappeler souvent aux Mayonnais attentifs, réunis le dimanche à l’entrée du hameau, devant l’atelier du forgeron, sur la terrasse naturelle qui domine la plaine. Son fils, le grand-père de Victorin, avait hérité de lui trois reliques qu’il vénérait, son casque, son sabre et sa médaille.
C’est sous ces trois reliques, accrochées au mur de sa chambre, que, couché depuis l’an dernier, le grand-père reposait, dans un étrange sommeil presque continu. Il ne s’éveillait que pour prendre de légers repas apportés par sa belle-fille.
Le bisaïeul, le soldat du premier Empire, avait transmis à son fils le culte de Napoléon. Et de ses rudimentaires idées sur la guerre et la paix, sur les devoirs militaires et civiques des Français, quelque chose, à la longue, avait passé dans l’esprit de ses enfants, et aussi dans l’esprit de la plupart de ses concitoyens mayonnais. En un mot, certains enthousiasmes de l’ancêtre faisaient partie des traditions de la petite cité.
Le braconnier Arnet, figure locale très caractéristique, fils d’un insurgé de 51, prenait pour lui-même ce titre parce que, à cette époque, âgé de seize ans, il avait, de la part de son père, porté un mot d’ordre à Collobrières. Volontiers, en sa seconde jeunesse, il tenait tête au père César, et souvent dans l’unique intention de le pousser, par la contradiction, à de nouveaux récits de batailles, à des emportements généreux qui remplissaient d’aise les auditeurs.
L’éducation des peuples se fait heureusement en partie de ces bavardages héroïques, aux heures de loisir. Ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup agi, beaucoup appris par les voyages et par le contact avec les hommes, disent bien des choses utiles à la formation des âmes populaires, et que les instituteurs ne rencontrent pas dans leurs livres. Ce que, surtout, ils ne rencontrent pas dans les livres, c’est l’accent de l’expérience directe, c’est l’éloquence saisissante d’un témoin, qui se trouva jouer un rôle, si humble qu’il ait pu être, en des circonstances historiques.
Dans l’atelier du forgeron des Mayons, le dimanche soir, ou bien les jours de pluie quand le travail des champs est rendu impossible, il fallait, par exemple, entendre autrefois le vieux César Bouziane raconter, en provençal, la charge des dragons de Waterloo.
— Figurez-vous, mes amis, que j’ai vu à Waterloo, les lanciers, les cuirassiers, les cavaliers enfin, le sabre en l’air, charger en criant. Ceux d’entre vous qui, à la chasse, mes amis, sautent de surprise et comme de peur, et perdent la tête quand une compagnie de perdrix leur part tout à coup dans les jambes avec un grand grondement de mistral, ceux-là seraient tombés morts d’épouvantement s’ils avaient entendu ronfler cette charge. Figurez-vous que vous êtes dans une plaine, une grande plaine, battue comme un tambour par des mille et mille chevaux, dont chacun, comme de juste, n’a pas moins de quatre pattes, de quatre sabots ferrés, et imaginez quel roulement de tonnerre ! Sur tous ces chevaux dont les pieds frappent comme autant de baguettes sur la terre qui tremble toute, les cavaliers crient : « Vive l’Empereur ! » Ça commence comme ça, et c’est magnifique. Je les ai vus passer. Mais les chefs avaient mal calculé l’affaire. L’Empereur était abandonné du bon Dieu, faut croire, car, d’habitude, il savait tout et connaissait son champ de bataille comme vous connaissez la plaine des Mayons. Il les visitait d’avance, ses champs de batailles, il s’arrangeait avec la carte de géographie ; il les connaissait enfin par sa manière de génie à lui. Mais, cette fois, il y eut une faute, et cette charge galopante qui, avec toutes ses crinières et ses queues en l’air comme des drapeaux, ronflait comme un torrent de montagne, arriva tout-à-coup devant un grand fossé profond, un chemin creux auquel on n’avait pas pensé ! Aï ! aï ! mes amis ! j’ai vu ça !… Lorsque tant de chevaux sont lancés, l’homme qui tombe n’est pas à la fête, pensez donc ! sous tant de pieds qui galopent au-dessus de lui. Il trouve le temps long, celui-là, vu qu’une charge de cavaliers c’est comme un coup de mitraille sorti en paquet du canon. Ça ne s’arrête qu’à l’endroit où c’est au bout… Ça roule, ça roule, ça gronde, ça tintamarre sourd. Le torrent de montagne emporte les barrages et tombe en cascade dans les creux ; — et c’est bien ce qui arriva. Le premier rang, tout en un coup, se trouve devant le grand fossé ; il le voit, mais il a, derrière lui, tous les autres qui le poussent. Il faut sauter. Quel saut ! Les premiers chevaux lancés écorchent la rive contraire avec leurs pieds de devant, et, renversés en arrière, ils tombent au fond du trou sur leurs cavaliers, qu’ils écrasent ; et le second rang, déjà, a roulé et s’est renversé sur le premier. C’est le grand saut dans la mort. Et, par centaines et centaines, on tombe les uns après les autres, les uns sur les autres, jusqu’à ce que le fossé soit comble, et que tout ce qui reste, le peu qui reste, puisse passer, comme qui dirait sur un pont fait d’hommes et de chevaux mêlés, qui remuent encore ! Et voilà pourquoi le grand Napoléon fut vaincu à Waterloo, pour ça et bien d’autres raisons que vous verrez dans l’histoire.
— Votre Napoléon, disait tout à coup Arnet, a fait le malheur de la France !
— Tais-toi, jeune homme, répliquait le vieux César. Tu ne sais pas ce que c’est que la gloire. La France, avant Waterloo, l’a connue, la gloire. Nous l’avons perdue. Elle reviendra. Nous l’attendons. Mais, pour ça, il faudra tous savoir souffrir en bons soldats. J’ai élevé mon fils dans ces idées. Il a fait la campagne de Crimée, c’est Bouziane après Bouziane. Quand je ne serai plus là, il vous en parlera de la Crimée, comme je vous parle de Waterloo. Et il parlera à son fils comme je lui ai parlé à lui.
— La France, répliquait Arnet goguenard, ne fera plus la guerre ; elle sait trop ce que ça coûte.
— Ça, je veux bien, répondait César d’un air bonhomme, par malheur, on la lui fera, la guerre. Et il faudra bien qu’elle sache se défendre.
Et Arnet ripostait :
— Pour ce qui est de se défendre, j’en suis.
Et, avec un bon sens puissant qui allait au fond des choses :
— Voyez-vous, maître Bouziane, disait le jeune Arnet, le malheur, c’est qu’il y ait des abominations permises aux empereurs, aux rois, aux maîtres des peuples ; des abominations qu’on dit même louables de leur part, tandis que ces mêmes choses sont défendues à tous les citoyens. Alors on ne peut plus comprendre. A la guerre, on tue, on vole, on brûle tout. Pourquoi est-ce permis ? Quand je pose un piège pour prendre six moineaux, et m’en nourrir — arrivent des pèlerins (Arnet désignait toujours ainsi les gendarmes) qui me font leur « procès-barbal » — mais, à vos empereurs, il est permis de faire tuer des hommes et même de nous manquer de parole quand ils ont juré qu’ils tiendraient leurs belles promesses. A la guerre, on fait tout ce qui m’est défendu et qui est défendu avec raison. Et, tant que ce sera comme ça, vous trouverez des révoltés comme moi pour dire à vos Napoléon que ce qu’ils font ne leur est pas plus permis qu’à moi. Et eux ils se décorent de leurs mauvaises actions.
— Ils en ont fait de bonnes, disait César Bouziane. Napoléon a fait le code, le livre de nos lois, dont la France avait bien besoin.
— Il n’est pas bon partout, le code, grommelait Arnet. Et puis, parce qu’il avait fait un bon livre, il avait le droit de faire la guerre nuit et jour ? Ah ! je vous dis, la guerre pour la défense, oui ! celle-là tant qu’on voudra !
Tels étaient, il y a quelque quarante ans, presque chaque dimanche, les thèmes des conversations, cent fois répétées en public, entre César Bouziane, le vieux soldat, et Arnet, le braconnier, l’insurgé de 1851.
Puis César Bouziane mourut. Alors son fils (le grand-père de Victorin) qui s’était tu tant qu’avait vécu l’ancêtre, eut son tour ; et, sans cesse, il redisait la charge légendaire de Waterloo ; puis les tranchées de Sébastopol, où il avait fait vaillamment son devoir de soldat français.
— Pour ce qui est des Russes, voyez-vous, disait-il, c’était comme des frères. On se battait quand venait l’heure, mais dans les moments où on ne se battait pas, on se passait du tabac ou un bon coup de vin — parce qu’on n’était pas des sauvages. Et puis, nous autres, Français, nous sommes comme ça. Nous avons pitié des hommes. On a bien assez de misère sur terre, par le travail, et les accidents, et les maladies ! Oui, il ne faut pas être des sauvages. Et, cependant, il faut se défendre. Le travailleur ne travaille pas pour les voleurs.
— Je suis bien plus avec vous qu’avec votre pauvre père, disait Arnet.
Telles étaient les idées générales transmises par les Bouziane à toute une région.
Et le jeune Victorin, le dernier Bouziane, savait par cœur toutes les histoires de ses deux pères-grands. Il ne les répétait pas, ce n’était pas dans sa manière. Les histoires ne sont vraiment bonnes que lorsqu’on a eu une part d’action dans les événements qu’on raconte.
Lorsque Victorin parlait, il ne parlait, comme son père, que de chasse ou de travaux rustiques ; mais, au fond de son cœur muet de paysan, il avait une image vivante, quoique lointaine, de la patrie et de la justice.
Et c’est ainsi qu’en Victorin, jeune et actif, revivait l’âme essentielle de son vieux grand-père, qui, là-haut, au-dessus de la salle commune, dans la bastide des Bouziane, sommeillant immobile sur son lit, prenait, avec un vague sentiment de satisfaction, son étrange repos, qui lui semblait un acompte sur la mort bien gagnée.