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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XXII
LE FÉMINISME D’ARLETTE

Arlette avait donc fini par trouver insupportable la situation qu’elle-même s’était faite aux Mayons. Sur son passage, on se retournait pour la regarder d’un œil narquois. Sa façon de s’habiller, la tournure de ses chapeaux toujours bizarres, et sa légendaire ombrelle qu’elle portait comme un étendard, cette ombrelle qui l’abritait même des soleils d’hiver, prêtaient maintenant à rire ; et toute cette réprobation gouailleuse était un peu l’ouvrage d’Arnet. Arnet, grand conteur de galégeades, ne tarissait plus sur le compte des filles dont les parents, qui n’ont pas le sou, trouvent pourtant moyen, disait-il, de se ruiner pour acheter des pompons ridicules à leurs filles. Et pourquoi ? Parce que, paraît-il, certaines de ces demoiselles, qui ont appris à lire, tirent d’A et B une vanité hors de bon sens.

Une fois bien établie dans le public, cette juste appréciation des choses avait fini par remettre Arlette à sa place ; et la petite dévoyée n’avait pas pu supporter le jugement de l’opinion.

Elle avait quitté les Mayons un beau matin, après avoir eu, la veille, un dernier entretien avec Victorin.

Elle lui avait dit pompeusement :

— Vois-tu, Victorin, je fuis la persécution sévère de ta famille injustement irritée.

Elle s’était servie de ces expressions. Il ne lui déplaisait pas d’être une héroïne persécutée. Elle se comparait à quelqu’une de ces jeunes créatures dont les romans l’entretenaient, et qui, douées de toutes les vertus, sont méconnues et même maltraitées par des parents barbares. Elle était destinée à souffrir à cause de sa supériorité sur le commun des hommes. Si on avait l’air de se moquer, c’était par jalousie. Et elle, qui n’avait plus aucun sentiment religieux, se rappelait que Jésus-Christ fut calomnié par des méchants qui finirent par le mettre à mort.

Une vague mégalomanie la poussait à rechercher dans les quelques souvenirs d’école qui étaient les siens, les gens illustres à qui se comparer. Et, si invraisemblable que cela paraisse, elle songeait souvent à une nommée Jeanne d’Arc, une pastresse qui était devenue général et fréquentait le roi de France. Elle y songeait comme à une fille qui fut martyrisée par des envieux, jaloux de la façon dont elle portait la cuirasse et le drapeau.

Arlette avait lu dans les journaux d’éloquents articles sur le féminisme. Les féministes étaient, à ses yeux, des gens qui reconnaissaient la supériorité, d’ailleurs évidente, des femmes. Et Jeanne d’Arc était une sorte de précurseur des féministes.

— Vois-tu, Victorin, je fuis la persécution de ton père. Le monde m’en veut. C’est tout des gens, ajouta-t-elle, c’est tout des gens qui auraient fait brûler Jeanne d’Arc.

Victorin n’attacha aucune attention à cette réminiscence historique. Il ne vit qu’une chose : Arlette était décidée à partir ; ses parents à lui, en étaient cause. Il eut un grand mouvement de colère contre eux :

— Je ne tarderai pas à te rejoindre, dit-il.

A l’ardeur de cette réplique, Arlette comprit que son départ était peut-être le meilleur moyen d’exciter Victorin, de le faire rompre, momentanément du moins, avec sa famille et de l’amener enfin au mariage. Elle comptait bien, plus tard, à force de bonne grâce irrésistible, reconquérir les Bouziane et leur héritage.

— Alors, comme ça, tu es bien décidée à nous quitter, Arlette !

Si elle était décidée !… Il devrait être le premier à lui conseiller ce départ. Elle souffrait trop des injustices du monde. Et pourquoi souffrait-elle ? Parce qu’elle aimait ! Et qui ? Victorin ! Elle souffrait pour lui !

— C’est pour mon amour ! C’est pour toi que je souffre, ô mon amour !

— C’est vrai, pourtant ! se disait Victorin.

Et il se sentait à la fois tout contrit et tout fier.

— Va, lui dit-il, je ne serai pas longtemps à te rejoindre pour toujours, si la place de gardiens qu’on t’a promise, pour toi et moi, est bonne comme il semble. Écris-moi bien ton adresse, et j’irai te voir et prendre, sur cette place, des renseignements.

Ainsi parlait-il, et cependant, quoiqu’il fût aveuglé, et rendu sourd aux bons conseils, par l’amour, qui est un méchant mal, son cœur, en même temps, se serrait à l’idée d’avoir à quitter bientôt la terre paternelle. Tant que la réalisation de ce projet était demeurée lointaine, il l’avait acceptée en lui-même ; mais à la voir toute proche, il éprouvait déjà comme une manière de regret, sans pouvoir se dire s’il regrettait tout de bon d’avoir à partir.

Après tout, il aimait la mère et le père, encore qu’il ne le leur fît pas voir, l’usage des travailleurs de la terre n’étant pas de se faire des « mounineries », ce qui revient à dire des amabilités en grimaces de singe.

Lorsque les quasi-fiancés se dirent adieu, Victorin se sentit le cœur triste, mais il ne s’expliquait pas si c’était parce qu’il fallait se séparer d’Arlette, ou bien parce que cette séparation allait bientôt nécessiter son départ à lui.

Et Arlette s’en était allée, un peu pour partir, chercher aventure, un peu par orgueil, parce qu’elle allait être une demoiselle dans l’arrière-boutique d’un magasin de la rue Saint-Ferréol. Là, elle aurait parfois à recevoir les pratiques, de belles madames « comme il faut » dont elle copierait de son mieux les manières élégantes.

— Si Madame le désire, on me permettra certainement de porter ce petit paquet chez Madame.

Et alors, qui sait, elle rencontrerait, dans la maison riche, le marquis de Carabas ou le prince des contes de fées, celui qui épouse des bergères.

En attendant, elle aurait pour camarade et protecteur Augustin Augias, qui lui avait arrêté une belle chambre dans le vieux quartier de Marseille, mais à deux pas de la Canebière.

De Marseille, elle écrivait :

A Monsieur Victorin Bouziane,
Propriétaire-agriculteur,
Aux Mayons (Var).

« Marseille, rue Vieille, no 10ter, près la Bourse.

« Mon beau Victorin,

« Je t’écris pour te faire savoir de mes nouvelles, que j’en espère des tiennes, qu’elles soient pareillement bonnes pour ce qui est de la santé. Pour quant au reste, qui est le contentement d’esprit, les plus grands auteurs qu’on peut lire, même sur les journaux, disent que la vie est une perturbation continuelle qui n’est pas près de finir. Comme nos aïeux ils l’ont connue, la vie, nous l’avons trouvée, et nos enfants la retrouveront de même, par malheur. Et que, s’il n’y en a pas une autre, de vie, après notre mort, et point de bon Dieu comme se le croyaient les gens d’autrefois, alors il faut en prendre son parti, et chercher un peu de plaisir par soi-même, sur cette terre de pas grand’chose, puisque tu as vu par toi-même ce qu’un monsieur peintre, qu’on ne connaît pas, a pu me faire d’ennui dans un seul et même jour, sans que je me le sois reserché en rien, vu que je ne savais pas même son existence cinq minutes avant. Mais j’avais eu tant d’autres ennuis avec les huns et les autres qui finissaient par m’appeler tous la Gavotte, moi qui ne serche qu’à être simplement comme il faut, que je ne pouvais plus y tenir, notablement par rapport à ton père qui m’a été le plus dur. Mais je ne lui en veux pas quand même, après tout, à ton père, qu’il ne m’a jamais pour ainsi dire parlé — que bonjour, bonsoir — avant que tu te sois déclaré comme pour devenir mon Victorin, rien qu’à moi. Enfin, je leur pardonnerai tout, à tes parents, quand je serai ta femme, et que, sans doute, ils cesseront alors de me faire contre, quand ils verront notre union bénie même par Dieu s’il en existe un et par nos enfants à venir.

« Écris-moi vite ici, que, sans consolation de tout ça, je me languis de toi, de toi seulement, vu que tout le reste des gens des Mayons, il ne m’importe guère. Ils sont trop méchants pour un cœur sensible comme tu sais. Tu l’as bien dû comprendre le jour du peintre, mon cœur sensible, que je me le reproche des fois comme étant cause de t’avoir, ce jour-là, crié à l’après, mais j’étais nerveuse. Les femmes, tu sais, elles sont sujettes aux nerfs par leur trop grande délicatesse. Et j’étais comme une fleur tremblante sur sa tige, le jour des châtaignes. Ici, une fois, au magasin, où je travaille aux modes de Paris pour tout Marseille, j’ai vu une de nos plus belles madames, qu’elle s’essayait un chapeau et qui s’est trouvée mal. Elle est connue pour être une dame marquise, que tout le monde sait de ses histoires. Et on m’a dit qu’elle s’est trouvée si mal, parce qu’elle venait de voir, à travers nos vitres du magasin, passer un monsieur avec une autre dame, dans une voiture qui est, d’après l’on dit, sa rivale. Tu vois que les personnes du bon ton perdent aussi la tête ; et pourquoi que nous, nous n’aurions pas nos nerfs comme elles ? Un jour, Arnet, aux Mayons, s’est moqué (de quoi je me mêle !) de mes bas à jours. Je lui ai répondu hardiment que les filles pauvres ont des jambes tout comme les duchesses. Et tu as trouvé que j’avais eu la réponse bien prête et bien envoyée, comme c’est vrai ; je sais bien que j’ai de l’esprit naturel. Ne m’oublie pas. Je ne pense qu’à toi, dans ma chambrette, qu’elle a un pot de fleurs sur sa fenêtre, d’une plante que j’ai cueillie sur ta terre que tu as cultivée de ton bras puissant et sans repos. Tu verras comme c’est beau, Marseille ; je suis tout à côté des quartiers neufs, mais dans le vieux quartier, mais à deux pas de la Canebière et de la Bourse, que la mairie y est bien, elle aussi, dans le vieux quartier, dont les ancêtres ne rougissaient pas. Et puis, tu sais, il n’y a que de sottes gens. Je n’en rougis donc pas non plus d’être pauvre et de travailler dans la vertu, et je reconnais que la noblesse des sentiments vaut mieux qu’une ceinture tout en or fin. Je sais ce que je vaux ; et je me dis ton Arlette digne de son Victorin qui t’attend et qui t’aime par-dessus tout même les étoiles du ciel.

« Arlette ».

« Postcriton. — J’allais oublier le plus principal, qu’il y a, au Prado, cette villa que j’ai vue où que l’on demande des gardiens. Rien à faire qu’à vivre, comme je t’avais fait espérer, dans une maisonnette blanche et rouge avec des abat-jour bleus, près d’une grille dorée, avec un télaifone qui communique avec le château ou villa, pour dire aux patrons quelle personne que ce soit qui se présente comme visite ou autre. Cent vingt francs et rien à faire ! que d’être dans un jardin tout en manificence avec des plantes des colonies étrangères. Ce serait ta part. Je pourrais même garder ma place que j’ai maintenant ou rester avec toi, ou bien te revenir le soir, et rien à faire alors, le soir, que de t’aimer — pour quatorze cent quarante francs par an.

« Ta petite pour toujours si tu le veux encore.

« Arlette. »

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