Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XVI
ARLETTE ET MARTINE
Lorsque, après cette scène, à la fin de la journée, Arlette entra au cellier pour y prendre ses hardes de demoiselle, elle y trouva, avec Victorin, le père Revertégat occupé depuis le matin au nettoyage des barriques. Le vieux paysan, qui venait de terminer son travail pour ce jour-là, allait sortir, au moment où elle paraissait devant la porte.
Maître Revertégat comprit que Victorin était venu attendre Arlette, là, dans ce réduit toujours obscur, où pénétrait encore, par un étroit fenestron, le dernier rayon du jour. Mais le père de Martine était bien trop fier pour paraître se soucier des rendez-vous que pouvait avoir le jeune homme avec toute autre que sa fille, et il s’éloigna.
A peine entrée, l’Arlette astucieuse, intrigante, satisfaite de pouvoir utiliser pour une expansion excessive la reconnaissance qu’elle était censée avoir, se jeta furieusement au cou de Victorin, et, se pressant contre sa poitrine :
— Comme tu es fort et courageux, mon beau promis ! s’écria-t-elle.
— Peuh ! dit Victorin, il avait besoin d’une leçon, ce Toinet. Il ne te dira plus rien, sois tranquille.
— Je suis contente, dit-elle. D’avoir été si bien défendue devant tout le monde, il me semble déjà que je suis ta femme.
Mais pour avoir été discret en personne, le père Revertégat n’en avait pas moins le désir d’interrompre par un intermédiaire le tête-à-tête ; et, d’un ton négligent, il avait ordonné à Mïus d’aller fermer le cellier. Mïus entra, d’abord sans voir Arlette et Victorin. Puis tout à coup :
— Pardon, excuse, si je vous dérange ; mais j’ai reçu ordre de venir fermer la porte.
— Oh ! dit Arlette, pas avant que j’aie changé de vêtements. Donne-moi un moment, Mïus, et laissez-moi tous les deux.
Les deux jeunes hommes sortirent ; et, maîtrisant avec peine un mouvement de rage intérieure, le jaloux Mïus dit à Victorin :
— Je ne suis qu’au garçon de ferme, et vous êtes, vous, monsieur Victorin, le fils d’un gros riche qui a beaucoup de terre, et je vous respecte comme il se doit. Mais dans l’occasion que voilà, je dois aussi vous dire que je suis l’ami d’Arlette et un meilleur ami que vous, pourquoi vous finirez, c’est sûr, par ne pas l’épouser, à cause de vos parents qui ne veulent pas d’elle. Alors ce n’est pas bien de venir comme ça lui parler en cachette pour la détourner de moi, sans avantage pour vous.
A son tour, Victorin sentit une piqûre de jalousie.
Arlette, en ce moment précis, sortait du cellier.
— Arlette, dit Victorin, je vais t’accompagner un bout de chemin ; j’ai à te parler.
Et, sans même regarder le valet de ferme :
— Toi, Marius, fais ce qu’on t’a commandé, et laisse-moi tranquille.
Il s’éloigna avec Arlette.
— Arlette, lui dit-il, sois franche. Est-ce vrai ce que dit Mïus, que vous vous parlez ? Qu’il voudrait t’épouser ? Que tu ne le décourages pas ? Est-ce que, par hasard, tu chasses deux lièvres à la fois ?
Arlette sentit tout le péril de la situation. Elle était assez astucieuse pour savoir le prix qu’on attache à la sincérité et comment les plus dissimulés peuvent s’en servir à l’occasion.
— Victorin, dit-elle en regardant le jeune homme droit dans les yeux, Marius est un honnête garçon. C’est vrai qu’il m’aime et qu’il ne me déplaît pas. Pourquoi le ferais-je souffrir avant d’être bien sûre que tu ne céderas pas devant les ordres de tes père et mère ? Je n’encourage pas Marius, comme tu le dis ; mais peut-on reprocher à une pauvre fille d’accepter l’idée d’avoir un honnête défenseur pour le jour où elle serait abandonnée ?
Victorin eut un moment d’hésitation, puis :
— Tu es une brave fille, Arlette ; c’est bien répondu. J’aime ta franchise. A se revoir !
Il alla vers la ferme, pour ne pas quitter les Revertégat sans leur donner le bonsoir.
Dans la salle basse de la ferme, Martine, assise, était seule. Quand il entra :
— Je suis là que je me pose un peu, dit-elle avec sa belle placidité ordinaire.
Lui, alors :
— Martine, dit-il, je crains de t’avoir ennuyée un peu aujourd’hui, en défendant Arlette comme je l’ai fait, et pas seulement en paroles.
Il devinait bien maintenant que Martine avait du vrai amour pour lui et qu’elle avait dû souffrir, au moins un peu, de le voir si prompt et si ardent à défendre sa rivale ; mais il n’aurait pas dû se montrer si perspicace, puisque Martine ne voulait pas être devinée. Le rustique orgueil de Martine maintint à la vaillante fille un air de calme indifférence.
— Est-ce que tu t’imagines, mon pauvre Victorin, que je lutterais avec elle à qui, d’elle ou de moi, gagnerait la première le cœur d’un jeune homme capable de la comparer à moi ? Non, mon bel ami, rassure-toi. Vous pouvez vous caligner sous mes yeux sans me faire peine, péchère ! Cependant, laisse-moi te dire qu’Arlette n’est pas une femme pour toi. Tes parents ont cent fois raison de te la déconseiller. Prends-en une autre ; pas moi, non, mais une autre dans mon genre pour l’honnêteté et le courage. C’est facile à comprendre que, lorsqu’on a une maison établie, et ancienne, et que tout le monde respecte, comme celle des Bouziane, on ne veut pas que les rats s’y mettent. Ton Arlette, c’est une souris. Tu dois bien voir que je te parle pour la vérité, et parce que j’ai pour toi la bonne amitié qu’on a pour un frère.
Les Revertégat entraient. Victorin, qui écoutait Martine d’un air décontenancé, fut heureux de la diversion ; il dit vivement :
— Je n’ai pas voulu vous quitter, ce dernier jour de vendange, sans vous dire au revoir.
— Au revoir donc, fit Revertégat.
— Bien des compliments chez toi, dit la mère.
— Bonsoir, Martine. Bon appétit à tous.
Et Victorin sortit.
La lutte pour Arlette, entre Toinet et Victorin, n’avait rien appris de nouveau à Martine ; mais, en dramatisant sous ses yeux l’amour que Victorin donnait à une autre, cette scène de violence avait, pour la première fois, mis en elle une douleur de jalousie, muette, profonde.
Martine souffrait.