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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XXV
FLEURS ET PLUMES

Juin était revenu, et, avec lui, le dépiquage du blé.

En se retrouvant, guides en main, au milieu de l’aire sous un soleil torride, tandis que tournaient les chevaux et que le père Bouziane éparpillait les gerbes sous leurs pieds, Victorin se reporta au jour, où, pour la première fois, l’année dernière, il s’était mis en révolte ouvertement contre l’autorité paternelle. Une lassitude lui vint d’être toujours à attendre, sans rien réaliser de ses désirs d’amoureux. Son indécision lui parut avoir assez duré. A quoi bon faire, avec si longue attente, souffrir ses parents et son Arlette, et se faire souffrir lui-même ? Il partirait pour Marseille le lendemain. Il la verrait, la consolerait, fixerait, même très lointaine, la date de leur mariage. Bien plus, tout cela lui semblait si juste, si raisonnable, qu’il se flattait d’obtenir sans trop de peine l’approbation de sa mère. Quand elle le voulait, elle savait toujours fléchir le père. Il aurait le consentement de ses parents. Ainsi rêvait-il. Facilement, on croit possible ce qu’ardemment on désire. Pourquoi même attendrait-il d’avoir fait son service militaire ? Ce serait sottise. La loi de trois ans était votée. Faudrait-il attendre encore trois ans ? Comment avait-il pu admettre cette idée une minute ?

— Père, dit-il, le soir, à table, — demain j’irai à Toulon. Il faut que je prenne des renseignements sur les engagements militaires ; pourquoi, en m’engageant, je pourrai choisir mon régiment. C’est un grand avantage. Je pense être de retour demain soir, mais si ce n’était qu’après-demain matin, ne vous en inquiétez pas.

Le père Bouziane eut, un instant, le soupçon d’un mensonge ; il regarda attentivement son fils, lui vit un visage tranquille, un grand air de loyauté, et dit :

— Bien.

Le lendemain, dans la matinée, Victorin arrivait à Marseille. Ayant demandé son chemin, plusieurs fois, à des passants, il descendit les larges belles rues ombragées de platanes, entrevit les allées de Meilhan, se trouva tout à coup sur la Canebière. Là, il eut un éblouissement. La rue, spacieuse comme une place publique, pétillait de soleil, de joie fourmillante, frissonnante, avec ses innombrables passants qui se croisaient, l’éclat de ses somptueux cafés, des riches magasins aux tentes rayées de bleu ou de rouge, palpitantes, pareilles aux grands pavois d’une éternelle fête. Au bout de ce fleuve de gaietés, par-dessus les charrois, les voitures publiques, les automobiles de luxe, blanches ou vert olive, ou jaunes comme le blé, — apparaissait une forêt de mâts, légèrement balancés dans le bleu et l’or du ciel. Au delà, c’était la mer, le chemin vers les pays fabuleux. Le paysan, stupéfait, avait devant lui la Porte de l’Orient, splendide comme un arc de triomphe. Il n’avait jamais vu pareil spectacle. Un peu de mistral soufflait, compagnon du soleil ; il agitait les ombres et les resplendissements des tentes, au-dessus des trottoirs échauffés. Victorin fut ébloui par la souveraine beauté de la capitale provençale. C’est donc là qu’il pourrait vivre, et dans l’amour ! N’est-ce pas M. Augias qui lui avait dépeint, sous de si noires couleurs, l’existence des villes ?

Il avisa un gardien de la paix :

— Pardon, excuse ; la rue Vieille, s’il vous plaît ?

L’agent expliqua :

— Descendez la Canebière. Arrivé au bout, tournez à droite, suivez le quai jusqu’à la place Victor-Gélu. Arrivé là, tournez encore à droite. Vous serez dans le vieux quartier, et vous redemanderez la rue Vieille. Vous en serez tout près.

Victorin, sur le quai, s’amusa une minute aux étalages des bazars qui vendent toutes sortes d’objets à l’usage des marins, ceintures de cuir, couteaux à gaîne, suroîts… Puis il s’arrêta devant les marchands d’oiseaux ; les oiseaux des îles ramageaient ; ou, muets, faisaient la boule ; les cacatoès et les aras jetaient leurs cris stridents ; des macaques grimaçaient des accès de colère ; ou, déjà malades de nostalgie, regardaient, avec des yeux de moribonds, le pavé grouillant de vie.

Sur la place Victor-Gélu, quelques nervis, de ceux que ce poète a éloquemment chantés, musardaient, la casquette aplatie sur le front, les mains aux poches de culottes avachies, les pieds dans des savates éculées, traînant les accents veules d’une langue haillonneuse, d’un provençal dégénéré.

Maï, s’en ren fan,
Avian tout l’an
Dé vin, dé bùou et de pan blan,
Léou, léou, diriou,
Vengu’ un fusiou
Espooutissen leïs reïs, marrias de Diou !
Et que la Républico duré.

Ainsi les chanta Gélu, dont la statue orne la place qui porte son nom et que ses modèles fréquentent.

Quand Victorin traversa la place, deux de ces nervis l’apostrophèrent.

— Tu es de Martigue ou de Six-Fours ?

— Tu passes bien faraud ? Qué paguès ?

Victorin passa sans répondre. Il entra dans le vieux quartier et demanda la rue Vieille.

Une sorte de nuit s’était faite brusquement autour de lui. Le Midi d’autrefois construisait de hautes maisons et se ménageait des rues étroites, dont l’entrée était à peu près interdite aux rayons du soleil. C’est contre les rayons du soleil d’été que nos pères voulaient s’abriter, avant tout. Mais, autour de Victorin, encore ébloui par le resplendissement du beau Marseille, l’ombre était d’autant plus noire qu’elle était subite. Elle était humide aussi et malodorante. Il songea aux violettes sous lesquelles on avait enseveli le grand-père…

Une sorte de tristesse physique l’envahit, ralentit sa marche. Il hésitait comme à l’entrée d’un tunnel, dont on n’entreverrait pas l’arceau de sortie.

— Rue Vieille, s’il vous plaît ?

— Vous y êtes.

Quelle rue ! Et les rues transversales entr’aperçues n’étaient pas moins noires. Les façades semblaient suer la crasse visqueuse des siècles. Du bas de chaque fenêtre sortaient deux perches obliques, horizontalement tendues, et qui, se rencontrant par la pointe, et formant triangle avec le mur pour troisième côté, portaient des linges variés, chemises, camisoles, torchons, humides d’une lessive suspecte. Sous ces étendards de misère, Victorin passe dans la rue avec inquiétude, en glissant sur des pavés gluants, parmi des détritus de légumes et de poissons.

Victorin chercha le numéro 10ter. Ah ! Le voici ! Est-il possible que ce soit là ? Cette porte crasseuse, ce corridor empuanti ! Pauvre Arlette ! Elle doit m’attendre, j’ai envoyé une dépêche. Ah oui ! pauvre Arlette ! Cet escalier est bien obscur, comme froid, en cette saison. Et quelle odeur ! une puanteur de fumier, mêlée à des relents de beurres frits et rances. Le jeune paysan, l’hôte des collines résineuses, le travailleur des champs salubres, fut troublé. Il crut que le cœur allait lui manquer. Il gravit pourtant l’escalier misérable. Toute la noblesse des choses rustiques, même de la plus grande pauvreté campagnarde, lui apparut soudainement. Alors, il se comprit en déchéance et se sentit en détresse.

Combien d’étages déjà montés ? Cinq. Encore un… Il arriva sur le dernier palier. Elle avait cloué sur sa porte un carton :

Mademoiselle Arlette des Mayons, Modiste.
FLEURS ET PLUMES.

Il s’attarda à lire cette inscription, enjolivée par Augustin de guirlandes à la plume, façon art moderne.

Et, pendant qu’il restait là, pantois, Victorin entendit la voix d’Arlette :

— Augustin, va-t’en. Je te dis que je viens de recevoir une dépêche de Victorin. Il vaut mieux qu’il ne te trouve pas ici. Que penserait-il, pauvre de moi ! Allons va-t’en. Nous se promènerons dimanche qui vient. Tu as manqué assez de fois ton bureau, cette semaine. Tu te feras renvoyer.

Augustin répondait :

— Ma montre, elle va bien. Le train doit arriver à peine… Il lui faut du temps pour venir à pied de la gare… Alors, tu comptes l’épouser ?

— Je l’espère. Et, tant que ce n’est pas fait, je serais bien coquine et bien sotte de le trahir. Sois juste, Augustin !

Victorin ne frappa même pas à la porte. Déjà il redescendait l’escalier puant. Et il s’achemina vers la gare, où il déjeuna d’un quignon de pain et d’un morceau de fromage. Il but l’eau de la fontaine du square, puis se paya une tasse de café au buffet. Le soir même, il s’asseyait, les yeux humides, sans rien dire, à la table des Bouziane.

Le lendemain, il crut avoir fait un mauvais rêve. L’honnêteté d’Arlette semblait évidente. Alors quoi ?… Alors quoi ? Allait-il l’abandonner parce qu’elle était pauvre — et si courageuse d’affronter une misère qui le faisait fuir, lui, un homme ? Arlette ne lui avait-elle pas dit, un jour, très loyalement, à propos de Marius, qu’elle se considérait comme en droit de ne pas décourager ses autres galants, afin de trouver encore à se marier si lui, Victorin, venait à l’oublier.

Certes, elle était honnête. Elle n’avait pas démérité. Elle traversait un moment difficile, voilà tout. Par probité, il résolut d’attendre encore, quoique sans joie.

A son retour de Marseille, Victorin dit à son père :

— Décidément, j’attendrai qu’on appelle ma classe… On est si bien ici !

Bouziane ne demanda pas d’explication.

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