Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
VI
MONSIEUR GUSTIN
Bien dépitée de n’avoir attiré l’attention de personne, Arlette, revenue de son évanouissement réel et cependant théâtral, reconnut bien vite l’endroit où elle se trouvait ; et, guidée par la voix des rusquiers, se rapprocha d’eux. Victorin, ragaillardi par un coup d’aïguarden, avait repris son travail.
Martine, là-bas, sur sa carriole, regagnait sa bastide.
Comme elle regardait au loin devant elle, elle vit un piéton qui, l’apercevant à son tour, quitta vivement la route et se lança, d’une allure suspecte, dans les taillis voisins, où il disparut.
— Quelque féna, pensa-t-elle sans s’émouvoir.
Elle ne l’avait pas reconnu.
C’était Augustin, le fils du vieil instituteur. Il se cachait, ne voulant pas entrer en conversation avec des gens de son endroit.
Sur les fougères, à l’ombre, il s’étendit paresseusement et s’endormit jusqu’à l’heure où, le soir venant, il supposa que tous les travailleurs s’étaient récampés (étaient revenus des champs).
A ce moment, il se leva et regagna le chemin ; mais sa prudence ne lui avait pas dit qu’il était proche d’un tournant ; et quand il franchit le petit fossé qui borde la route, il faillit bousculer une passante.
— Oï ! bou Diou ! que tu m’as fait peur ! cria-t-elle… Té, c’est toi, Gustin ?
— Eh oui, Arlette.
— Et comment te va ? qu’est-ce qu’on dit à Marseille ? Est-ce vrai que tu as une belle place chez un banquier ?
— Oui, dit-il, frôlant et esquivant la vérité. Je suis devenu homme de bureau.
Il l’était, en effet ; et il serait mort volontiers plutôt que d’avouer qu’il tenait, dans des bureaux, non pas la plume mais le balai.
— Eh ! reprit-il, tu es toujours gente et de figure et de tournure, Arlette ! Et je pense, toujours aussi coquette ? Je me rappelle que pas une de nos femmes ou jeunes filles d’ici ne sait, comme toi, tenir une ombrelle.
Arlette rougit, honteuse d’apparaître aux yeux d’un tel homme avec ses vêtements de travail.
— Si je ne suis pas fierte aujourd’hui, dit-elle en manière de défense, c’est que je suis allée travailler dans le gros bois ; alors tu sais, on s’habille expressément pour ça de la plus mauvaise manière… mais toi, que tu es magnifique avec cette lévite courte.
— C’est une jaquette, dit-il avec une fière simplicité. La redingote noire, c’est pour le dimanche.
— Et tu as un chapeau qui est dur, fit-elle avec admiration en touchant ce chapeau vraiment admirable.
— Il faut ça dans nos bureaux, affirma-t-il.
Et ils se turent.
Lui avait, à la fois, deux idées. D’abord, ne voulant pas être vu des gens d’ici, il devait quitter la fille. Et sa seconde idée était de ne la point quitter comme ça, sans lui prendre au moins un baiser. Elle lui avait toujours plu, cette Arlette. Et ne venait-elle pas de lui dire qu’il était magnifique ?…
Elle, immobile devant Augustin, l’avait oublié. Elle pensait à l’autre ; elle « se songeait » :
— Je ne me suis pas montrée à Victorin là-bas, pour ne pas que les gens aillent raconter à son père que je suis une effrontée. Mais je lui dirai que j’étais près de lui, et que rien qu’à le voir si pâle et les yeux fermés, je me suis évanouie. Cette Martine ! comme elle a su me laisser là toute seule, la rusée canaille. Enfin, je lui dirai tout, à Victorin — et de tout, il me saura bon gré.
— Arlette, dit tout à coup Augustin, je te quitte. Je vais voir mon père, je ne veux être vu que de lui — et de toi. Mais garde-moi le secret sur notre rencontre. Trop de gens autrement me reprocheraient de ne pas être allé les voir, comprends-tu ?
— Je comprends. Mais pourquoi ne rendre visite à personne ? Tu ferais bon effet, beau comme te voilà.
Il se rengorgea, gonflé de satisfaction naïve.
— Je sais, dit-il, que mon père ne se gêne pas pour mal parler de moi. Il me faudrait donner trop d’explications à tout le monde sur ma conduite, sur mon absence d’ici, sur mes affaires de Marseille…
En réalité, il aurait eu trop de mensonges à trouver, et difficiles ; il craignait qu’on ne connût sa véritable situation. Et puis, il n’avait pas au gousset de quoi soutenir son personnage et payer un bock ou une absinthe. Il dit d’un air hautain :
— Vois-tu, Arlette, quand on est allé se faire une position au dehors, — on a, dans son pays, trop de jaloux.
— Ça, je me le crois, dit-elle.
— Au revoir, Arlette.
— Au revoir, Gustin.
Un instant, ils restèrent en face l’un de l’autre, la main dans la main.
— On pourrait s’embrasser, dit-il brusquement.
— Si ça te fait plaisir, répliqua-t-elle.
Avant de répondre, elle avait jeté un regard rapide et sournois autour d’elle. Personne en vue.
Elle laissa Gustin la serrer contre lui… il faut avoir des amis partout…
Au couchant, par-dessus Gonfaron, au bas d’un ciel vert pâle, s’enflammait un horizon de pourpre et d’or en fusion ; mais Arlette ou Augustin n’avaient jamais songé à regarder les soleils couchants, pas même pour deviner s’il pleuvrait le lendemain ou si l’on pourrait travailler aux champs.