Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XX
LA FORÊT EST TOUTE SEULE
La forêt de châtaigniers, au-dessus des Mayons, s’étend sur des pentes douces. Ces beaux arbres, si différents des pins et des chênes-lièges, ouvrent leurs innombrables feuilles fraîches, dentelées, transparentes et frémissantes, comme des mains tendues vers la lumière dont elles sont avides. Parmi les feuilles, les châtaignes mûrissent, entr’ouvrant déjà, çà et là, leurs coques vertes, hérissées de dards comme des oursins végétaux. Les vieux troncs sont vénérables ; beaucoup, creusés, évidés, montrent un intérieur noirci comme par le feu, en contraste avec l’extérieur pâle, jaspé de taches de soleil ; et leurs branches jeunes démentent partout la vétusté du tronc, affirment l’immortalité de la sève sans cesse renouvelée. Ils abritent des violettes sauvages, grêles et délicieusement parfumées. Sous leurs frondaisons, qui semblent d’un autre climat, la terre a des humidités septentrionales, des fraîcheurs, des bruits de sources. Les sous-bois ne sont plus, comme ceux des pinèdes, emplis d’une ombre chaude et lumineuse, d’un jour à peine adouci, teinté d’un léger voile mauve. Ici, c’est le règne de l’ombre réelle, déjà mystérieuse et reposante, tandis que celle des pins ne parvient pas à s’affranchir de la clarté.
Le sous-bois des pinèdes trahit tout ce qui vit chez lui, bêtes, fougères, lichens, et l’oiseau et l’insecte. Il révèle tout ce qui est de la terre. S’il a un mystère, c’est celui de l’ardeur, des rayons, des feux. Ici le mystère est tout autre, il garde même les secrets du sol.
En ce jour, qui a vu les premières bécasses, ce matin, avant l’aube, avant l’arrivée des travailleurs, la forêt de châtaigniers se recueille dans son habituelle solitude. Si un être humain pouvait, par une magie, la voir sans y pénétrer, il jouirait d’une émotion singulière, car l’attitude des forêts qu’on visite n’est pas celle qu’elles ont lorsque nul visiteur ne les trouble, et qu’elles sont hantées seulement par les bêtes, leurs familières, qui ont, chez elles, tous les droits. La forêt est seule, recueillie. Fraîcheurs, bruits de sources… Aucun pas humain ne s’entend. Un souffle remue à terre les feuilles dorées par l’automne. De loin en loin, une nouvelle feuille se détache des hautes branches, tombe, descend, balancée, lente, s’accroche à quelque rameau, s’y pose ; puis glisse, et, reprise par un souffle errant, achève sa chute jusqu’à celles qui l’attendent sur la terre… Silence ; puis un petit bruit que le lit des feuilles remuées enveloppe d’un bruissement ; c’est la chute d’une châtaigne. Un craquement léger ; c’est une branche vétuste qui faiblit sous le poids des ans. Une brindille se casse et crenille sous le fardeau d’un écureuil. Toc, toc, toc ! Le pic travaille du bec. Il frappe un vieux tronc. Son marteau pointu fait un bruit de bois sur le bois creux. En sortiront-ils, les insectes qu’il veut épouvanter ? Toc, toc, toc. Une agasse et un geai échangent une injure criarde. Tout à coup, le pivert traverse la forêt en jetant son appel saccadé. Il a eu peur. Il a entendu un remuement de pieds nombreux qui pataugent dans l’amas des feuilles. Est-ce l’homme déjà qui arrive ? Non ; des masses noires, en petit troupeau… les sangliers, cinq, six, sept marcassins guidés par la mère. Ils fouillent du groin les feuilles soulevées, écartées, y cherchent la bonne aubaine de la saison, la châtaigne exquise. Elle est à eux d’abord, aux hommes ensuite… Les hommes, les voici !… « Fuyons ! »… et la bande heureuse s’enfuit vers les fourrés, vers le « gros bois », vers les « forts » gardés par les genêts épineux… L’ombre, sous la forêt, n’est plus une nuit d’aube première, c’est déjà l’ombre moins franche des journées. Le soleil dore les cimes. La forêt n’est plus seule. Les travailleurs l’envahissent. Voici les ramasseurs de châtaignes.
Ils arrivent, dans la fraîcheur matinale, dans le froid vif d’automne, ils arrivent, par petits groupes de quatre ou cinq personnes, en causant de récolte et de chasse, de châtaignes et de bécasses ; car, même ceux qui ne sont point chasseurs s’intéressent à l’arrivée de la dame au long bec.
— Moi, dit Arlette, il m’en est parti une des pieds, hier, comme je passais au bois des Darbousses.
— Ah ! çà vaï, tu as pris pour une bécasse une machote ou un engoulevent.
— Je ne suis pas si bête, peut-être ! riposte avec aigreur la belle fille.
Elle n’est pas de bonne humeur Arlette, oh ! mais, pas du tout. Comme elle compte voir Victorin, elle voulait venir, ce matin, aux châtaignes, avec une robe un peu plus propre et des bottines un peu plus reluisantes. Mais un éclair de bon sens a traversé sa mère. Il a fallu « se mettre en paysanne » — quelle horreur ! — et n’avoir plus rien dans l’allure qui rappelle les demoiselles de la ville. Arlette est en jupons courts, à raies. Elle a des souliers forts, à talons bas, et un casaquin de sa mère. En sorte qu’elle ressemble à un portrait qu’une mère-grand d’aujourd’hui se serait fait faire quand elle avait quinze ans. Et, il faut en convenir, Arlette est charmante ainsi… Seulement, voilà !… elle ne s’en doute pas. Et sa mère, restée à la maison, ne s’en doute pas non plus. Sa mère pense seulement qu’il est bon d’économiser ses beaux habits, et que, vraiment, quand on a besoin de manger, il est ridicule de se priver de « fricot », pour se mettre des rubans sur la croupe et des fagots de plumes sur la tête.
Les ramasseurs de châtaignes sont dispersés sous bois. Ils ont en main une baguette qui se termine en fourche et qui leur sert à « farfouiller » dans le lit de feuilles tombées, pour découvrir la châtaigne. Ils cherchent. Un bruit de feuilles remuées les accompagne. Les sacs s’emplissent. Plus tard, à la maison, on fera le triage ; on mettra les plus belles avec les plus belles, les moyennes avec les moyennes, les petites avec les petites. Pour l’instant, on les empile toutes pêle-mêle dans « la sacque ».
— Et alors, Arlette ? lui crie un des chercheurs, c’est vrai que tu nous dois quitter pour t’établir à Marseille ?
— Ça vous aregarde, vous ? réplique Arlette, de mauvaise humeur.
— Voyez-vous, la fiérotte ! Et de quoi es-tu si fière ? Tu n’es qu’une gavotte comme moi, hé ?
Arlette est furieuse, car elle renie toujours ses origines qui, du reste, n’ont rien que d’honorable ; mais les gens de la plaine dédaignent ceux de la montagne — comme moins civilisés. Et ainsi, ils leur font un reproche de ce qui est un mérite, si, par civilisés, on entend corrompus, vaniteux, préoccupés de colifichets, d’inutiles parures.
— Gavotte ! gavotte ! ronchonnait Arlette, il y a du temps que j’ai oublié la montagne, vu que mes parents m’ont amenée ici quand je marchais à peine, tandis que toi, tu y étais hier encore ! Tu viens te louer ici pour le temps des châtaignes, mais demain, tu y retourneras, chez tes sauvages ; gavot tu es et gavot tu resteras.
Et patin ! et couffin ! on jargonnait ainsi, on se disait « des choses », on patufélégeait, tout en jetant au sac la belle récolte brune tirée des gaines épineuses, qui crèvent par la force du fruit.
[1] C’était au temps des châtaignes, — je m’en souviens, — je rencontrai en Aubagne — un jouvenceau — si gracieux et souriant — et qui me dit : « Je te veux du bien — et, si tu veux, heureux ensemble — nous deux serons ».
— Une châtaigne, c’est toi, Arlette. Tu n’es pas aussi rebondie — mais aussi brune et jolie ; et, ma foi, ce matin, tu t’es mal réveillée : tu n’as pas quitté ta coque et tu as beaucoup de piquants. On ne sait pas où te prendre.
— Ne me prends donc pas, fada. Une Arlette ne fait pas pour toi, que tu es trop lourdaud. J’ai un fiancé, d’abord.
— Et même deux, à ma connaissance, et peut-être trois. Mais toute l’affaire est d’en avoir un bon.
— Sois tranquille, j’aurai le choix, mon beau ! Et ce n’est pas toi qui plumeras la poulette.
— Tu pourrais dire la bécasse…
— Allons, allons, fit une vieille. De parole en parole, de galégeade en galégeade, vous allez en venir à vous faire peine…
Et, pour mettre en fuite les taquineries :
— On dit, poursuivit la vieille, que M. Jean d’Auriol est arrivé hier aux Mayons avec un Parisien, un jeune, qui fait des tableaux, des arbres en peinture, et aussi des portraits.
— Je les ai vus passer, dit Arlette, — qui se piquait de toujours savoir les nouvelles, — ils allaient chez M. Muraire.
— Chez le maire ?
— Eh oui ! M. Jean d’Auriol le vient remercier de tant de bonnes manières qu’on lui a faites le jour du beau banquet, quand on a reçu les Amis de Maurin des Maures.
— Et, dit Arlette, il n’y eut pas que le banquet qui fut chose amusante et belle, ce jour-là. Le bal d’après-midi fut réussi plus qu’aux plus grandes fêtes. Je m’en souviens, tant j’ai dansé de bon cœur avec Victorin Bouziane.
Ainsi roulaient les paroles, ce qui n’empêchait point les châtaignes de pleuvoir dans les « sacques » qu’elles gonflaient à les crever.
Il se faisait presque midi quand parurent trois hommes.
Le jeune peintre, ami de Jean d’Auriol, avait exprimé au maire des Mayons (doyen des maires de France) le désir de visiter une châtaigneraie. Le maire avait répondu :
— Venez ; c’est à deux pas. On entre dans la forêt par l’avenue que nous avons baptisée du nom de M. Jean d’Auriol. Allons, je vous accompagne.
A l’arrivée des trois visiteurs, les travailleurs courbés se redressèrent joyeusement.
— Bonjour, bonjour, monsieur le Maire, salut !
Le peintre s’émerveillait :
— Il y a ici un beau sujet de tableau.
— Je vous l’avais bien dit, insista Jean d’Auriol.
M. le maire, qui aime son pays, souriait de satisfaction. Et le peintre, tout à coup, remarquant Arlette :
— La jolie fille ! Est-ce que c’est là le costume d’ici ?
— Celui d’autrefois, dit Jean d’Auriol.
— Je croyais que le costume ancien des Provençales était celui-là même que portent encore les filles d’Arles ?
— Les filles d’Arles ont un costume ravissant, dit Jean d’Auriol, mais qui ne fut jamais celui de nos femmes. Chez les Parisiens, qui dit Provençale voit une Arlésienne. Vous devriez, Monsieur, avant qu’il se perde tout à fait, consacrer le costume simple de nos filles d’ici.
— Volontiers, dit le jeune homme.
Et, s’adressant à Arlette, qui, depuis un moment, comprenant qu’on parlait d’elle, la fine mouche, tendait l’oreille sans parvenir à saisir un mot de la conversation :
— Mademoiselle, dit le peintre en allant vers elle, je fais des paysages et des portraits — c’est mon métier.
— Des portraits… à l’huile ? dit Arlette, pour montrer au peintre qu’elle se connaissait en peinture.
— A l’huile d’olive fraîche, dit Jean d’Auriol en riant.
— C’est ce qu’il y a de plus beau, insista Arlette. Vous pouvez rire, vous autres. Demandez à ce monsieur peintre si je ne sais pas ce que je dis. C’est l’huile qui fait luire les beaux tableaux où on veut montrer qu’il y a du soleil.
— Justement, dit le peintre. Eh bien, si vous vouliez je ferais votre portrait à l’huile, Mademoiselle. J’en ferais même deux, et il y en aurait un pour vous.
Arlette resplendissait d’orgueil.
— Je crois bien ! s’écria-t-elle… mais ce sera…
Et elle prit un air de modestie jouée :
— Ce sera si ma mère le permet.
— Si vous voulez vous installer à la mairie, dit M. Muraire, on vous ouvrira une salle où vous aurez, je crois, toute la lumière qu’il vous faut.
— Merci, Monsieur le Maire. Et quand pourriez-vous venir à la mairie, Mademoiselle ?
— Oh ! Monsieur, tout de suite après le dîner de midi.
Elle rougissait de plaisir.
— C’est cela, vers une heure, à la mairie…
— Ne manque pas, Arlette. Tu seras fière, hein, d’avoir un beau portrait ?
Et, en retournant aux Mayons, où ils allaient déjeuner chez M. Muraire, le peintre, enchanté, disait à ses deux compagnons :
— Elle est vraiment gentille, cette Provençale en robe d’aïeule. Quand j’aurai fait son portrait, je reprendrai cette figure dans un tableau qui s’appellera Une châtaigneraie aux Mayons et vous me permettrez, Monsieur le maire, de vous l’offrir pour décorer la salle de vos délibérations.
— J’aimerais bien, Monsieur, dit le Maire en baissant la voix, que, dans ce tableau, que j’accepte avec reconnaissance, la figure d’Arlette ne fût pas trop reconnaissable. Cette fille n’est pas d’ici et elle n’est pas très bien vue dans le pays…
— Qu’à cela ne tienne, Monsieur le Maire ; ce sera, dans le tableau, le portrait de son costume seulement. Quant à son portrait à elle, j’en ferai une étude à part… Elle est vraiment très jolie fille.
— Cela, dit le maire, on ne peut pas le lui ôter.
— Tu vois, disait Arlette à son interlocuteur malin de tout à l’heure, tu vois que je ne suis pas fille à manquer de galants, gros fada ! Tous les peintres de Paris voudraient me faire mon portrait — et, tu sais, un portrait à l’huile, ça vaut des cent et des mille… Alors, les amis, cette après-midi vous ne me reverrez pas ici, qu’il faudra que je pose, bien habillée.
Les ramasseurs de châtaignes sont allés déjeuner chez eux ; le village est si proche ! Le picatéou, pour revenir à son travail abandonné, retraverse le bois, en criant de satisfaction. Le voilà sur son vieil arbre, accroché des pattes au faîte du tronc vertical ; il le frappe activement du bec à coups réguliers, toc, toc ; il se hâte. Deux écureuils rongent deux châtaignes mûres, et leur queue se déploie en parasol sur leur petite tête affairée, grignotante… Les sangliers, eux, ne reviendront pas de sitôt. Les agasses bavardent à qui mieux mieux, comme des Arlette, mais la forêt préfère leur bavardage au caquetage des femmes.
Restée seule avec ses sylvains, la forêt est heureuse.