← Retour

Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

16px
100%

X
LE ROI D’ITALIE

Entre deux danses, ils se promenaient, bras dessus, bras dessous, autour de la salle verte.

— Comme je te vois rarement, Arlette ! Nous demeurons trop loin.

— Écoute, dit-elle, tu sais bien le château de Font-Vive ? Il n’est pas loin de ta maison. Eh bien, je peux aller, si tu veux, y habiter quelque temps. J’ai assez du village et je pensais m’engager comme première ouvrière chez la modiste de Gonfaron, car je suis beaucoup adroite, tout le monde le dit, et c’est moi-même qui me fais mes robes et mes chapeaux.

— Ils sont magnifiques ! fit l’innocent Victorin en élevant un regard émerveillé vers l’édifice que maintenaient sur la tête d’Arlette les longues épingles emboulées.

— Eh bien, figure-toi, on a dit à la comtesse que j’étais une ouvrière remarquable, et elle m’a envoyé, ce matin, Monsieur l’Intendant qui m’a dit : « Mademoiselle, Madame la comtesse désire vous parler. Si vous pouvez venir. Notre voiture est là qui vous attend ». J’y suis allée, mon beau. Elle m’offre de « manifiques » appointements… « Mademoiselle, qu’elle m’a dit, je serais trop heureuse d’avoir une femme de chambre comme vous. Vous aurez de gros gages. » « Madame, que je lui ai répondu, mon instruction ne me permet pas de consentir à être domestique ; mais je suis couturière, et si vous avez besoin d’une couturière-lingère, je serai flattée d’occuper chez vous cette honorable situation. Quant aux appointements, Madame, nous s’arrangerons toujours. » « C’est surtout d’une couturière qui surveille ici la lingerie que j’ai besoin, m’a-t-elle répondu, si vous pouvez entrer chez moi dans huit jours, vous m’obligerez. » « Madame, lui ai-je dit, je veux consulter ma mère, et je vous répondrai dans vingt-quatre heures. » Elle a paru enchantée. Tu comprends, Victorin, c’est toi seul que je voulais consulter. Nous serions tout près ; et, le soir, dans cette saison d’été, je pourrais te rejoindre. Il fait si bon, l’été, sur l’aire, dans la paille, sous les étoiles du bon Dieu… Avec la comtesse, nous avons causé encore un bon moment d’une chose et d’une autre. J’ai compris que si elle me posait un tas de questions, c’était pour se rendre compte de mes pensées et juger de mon instruction. Alors, je m’appliquais beaucoup. A la fin, je ne me rappelle plus à propos de quoi, elle m’a dit, toujours, je crois, pour m’éprouver, et savoir si j’étais instruite comme je l’avais prétendu, elle m’a dit « Vous avez suivi les leçons à l’école pendant longtemps ? » « Oui, Madame, j’ai mon certificat d’études, et je pourrais vous réciter toute la liste des rois de France. » Elle a souri, de contentement, et m’a dit : « C’est admirable… Vous sauriez même peut-être me dire le nom du roi actuel qui règne en Italie ? » J’ai eu un moment d’hésitation, parce que je ne me sentais pas très sûre de moi sur cette question. Puis le nom m’est revenu tout en un coup et j’ai répondu : « Oui, Madame, c’est Victor Hugo. » La comtesse a paru enchantée de cette réponse plus que de toutes les autres. Elle a ri, toujours de contentement… Voilà dans quels termes je suis avec cette madame. Et alors, si tu veux, Victorin, j’accepterai la situation « manifique » qui m’est offerte chez la comtesse. Plus tard seulement je me ferai modiste à Gonfaron, puis à Marseille, où, certainement, je gagnerai beaucoup, beaucoup d’argent. Qu’en penses-tu ?

Elle ajouta :

— Quand tu seras décidé à m’épouser, je reviendrai avec une dot.

Elle pensait que la crainte de la voir s’éloigner des Mayons aviverait les désirs de Victorin, qu’il aurait peur de la perdre et la supplierait de ne pas s’en aller ; qu’il se hâterait enfin de conclure mariage contre la volonté de ses parents. Toute l’affaire était de se faire épouser par ce fils d’une famille riche.

Victorin semblait réfléchir profondément. Tout en causant, ils s’étaient éloignés de la salle de bal, et, marchant à pas lents, ils étaient entrés sous les grands châtaigniers de la forêt, sur la pente des Maures.

L’endroit était imposant. Ces grands châtaigniers, avec leurs troncs vénérables, leurs vastes ramures antiques, donnent, par l’ancienneté, par le silence et l’ombre, par la fraîcheur, et le jeu des rais de soleil sur les feuilles transparentes, une impression d’église, des idées hautes et graves. Sans doute est-ce les forêts qui ont inspiré aux hommes la pensée d’élever des cathédrales ? Ce furent les premiers temples ; c’est entre les colonnes des futaies, sous la voûte des ramures, que nos ancêtres gaulois dressaient leurs autels. De pareils lieux sont bons aux amoureux, propices aux chuchotements de leurs espoirs, au mystère de leurs rêves d’avenir. Arlette et Victorin subissaient inconsciemment l’émotion qui leur venait de la vie des vieux arbres ; ils étaient là un peu comme des épousés à l’église. Victorin réfléchissait toujours. Et, comme il continuait à se taire, le visage un peu crispé par l’effort de ses réflexions, son Arlette finit par murmurer :

— Eh bien, Victorin, que penses-tu de ce que je viens de te dire ?

Gravement, il révéla d’un mot la profondeur de sa méditation.

— Je suis là à me penser, dit-il, que tu t’es peut-être trompée, et que le roi d’Italie, c’est Victor-Emmanuel.

Elle pinça les lèvres, un peu blessée.

— Si je m’étais trompée, répliqua-t-elle, la comtesse n’aurait pas exprimé sa satisfaction comme elle l’a fait. Elle riait de plaisir, je te dis, mon beau, et c’est ta mémoire à toi qui est en faute.

Il se sentit confondu. Et puis, après tout, cela lui était égal ! on ne se promène pas, sous les vieux châtaigniers, avec une jolie fille pour ne parler que du roi d’Italie. Il la regarda, eut un éblouissement de jeunesse ; il pressa contre lui Arlette frissonnante ; et tandis que, noyé dans la joie de vivre, il appuyait ses lèvres sur les paupières aux longs cils de la jeune fille que ses prétentions n’empêchaient pas d’être jolie, elle murmurait, extatique :

— Pas Victor Emmanuel, non ; Victor Hugo, je sais bien, moi.

Le picatéou riait dans les bois.

Chargement de la publicité...