Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
III
L’ANARCHISTE
ET LA SUFFRAGETTE
M. Augias a soixante-cinq ans ; il a été instituteur ; un petit héritage lui est échu. Il serait resté maître d’école si sa santé le lui eût permis, parce qu’il aimait passionnément sa fonction dont il a gardé une haute idée. M. Augias lit beaucoup ; il apprend tous les jours ; c’est un philosophe. Aujourd’hui, sans faire mauvais ménage avec le curé, M. Augias est devenu, étant de bon conseil, quelque chose comme le recteur laïque du pays, qui s’en trouve bien.
A l’orée d’un bois de châtaigniers qui grimpe jusqu’à mi-côte la pente des Maures, tout près des Mayons, le cabanon de M. Augias, blanc comme neige, rit au soleil par ses trois fenêtres, une au rez-de-chaussée à côté de l’unique porte, les deux autres au premier étage. Une terrasse ombragée par une treille prolonge au dehors, pour ainsi dire, la pièce d’en bas, qui est à la fois cuisine, salle à manger et salon. De cette terrasse, comme des Mayons même, on domine l’admirable vallée de l’Aille, toute l’étendue qui, de l’ouest à l’est, va de Pignans à Vidauban. Presque en face, se dresse le Luc et son voisin, le vieux Cannet du Luc, en sentinelle sur son cône bleuté. La plaine, couverte de pins et de chênes-lièges, ne montre, à qui la regarde de la terrasse des Mayons, que les cimes moutonnantes de ses forêts ; elle apparaît de là comme un vaste lac ondoyant et fasceyant au soleil. Cette mouvante verdure cache un sol montueux par places, ravins et collines dont on s’étonne en les parcourant. La plaine ne laisse pas deviner non plus à qui la voit de haut les cultures spacieuses, voilées de monticules et de pinèdes.
Au sud-est se dressent les derniers contreforts des Maures, les rochers du Muy et de Roquebrune, sous lesquels commence la plaine de l’Argens ou de Fréjus. Par-dessus ces rochers, et au-dessus de toute cette admirable plaine, flotte une lumière chargée d’une sorte d’irisation constante ; c’est le fluide scintillement d’une impalpable poussière radiante, et où les indigènes reconnaissent le voisinage de l’atmosphère maritime. L’imperceptible vapeur qui s’exhale de la mer, comme la chaude haleine qu’expirent les naseaux d’un cheval, presque toujours flotte épandue au-dessus de ce lac de verdure mouvante ; et, dans cette poudre dorée, dans cet air diamanté, la lumière est comme multipliée, le soleil comme répété tout entier dans des myriades d’infiniment petites étincelles. Ainsi, durant l’été, un flamboiement formidable danse au-dessus des cimes vertes, surchauffées, d’où il semble à toute heure que va jaillir l’incendie.
Toute cette splendeur s’apaisait, vers cinq heures, en cette fin de Juillet, lorsque maître Arnet, le vieux braconnier, heurta du bâton la porte ouverte de maître Augias.
— Eh ! mestre ? y a degun ? N’y a-t-il personne ? Eh ! maître ?
— Holà ! holà ! Arnet, un peu de patience.
Maître Augias, le vieil instituteur, qui avait aimé son métier, et l’avait quitté à regret pour d’impérieuses raisons de santé, en parlait souvent, s’inquiétait des écoles, de leur avenir, des méthodes nouvelles. Ce qu’il y avait en lui de meilleur, c’était son clair bon sens. Et le bon sens étant la qualité maîtresse d’Arnet, ces deux hommes très différents avaient fini par se rapprocher. Ce fut à la grande surprise de tout le pays, car il fallait aller tout au fond des choses pour comprendre quel lien rattachait « Mossieu » Augias, de bon sens sévère, à maître Arnet, de bon sens jovial. Ils s’entendaient fort bien, et sans qu’on sût bien pourquoi, ou plutôt parce que, inégaux par la culture, ils se reconnaissaient pourtant de même race.
— Eh ! monsieur Augias ?
La voix répéta :
— J’y vais ! Un peu de patience, Arnet.
Arnet, — c’est la forme provençale d’Ernest.
Un pas lent retentit. M. Augias, traînant un peu ses jambes lourdes de rhumatismes, apparut au bas de l’étroit escalier. De sa calotte de curé, qui cachait sa calvitie, s’échappaient en franges quelques cheveux blancs. Son visage ovale, un peu jauni, rasé proprement, exprimait la paix de l’âme, avec une certaine tristesse habituelle, que fréquemment éclairait un sourire aussitôt disparu.
M. Augias était veuf. Il disait parfois qu’il avait perdu un fils chéri ; mais ce fils, Augustin, aujourd’hui âgé de vingt ans, n’était pas mort ; il avait « mal tourné ». Fier de la petite instruction primaire qu’il avait reçue dans une école du Var, dirigée jadis par son père, il s’était cru poète et romancier. Il répandait en strophes puériles, mal cadencées et mal rimées, une âme artificielle où s’alliait à un romantisme attardé un futurisme incompréhensible. Son âme vraie n’était que sottise ambitieuse, mégalomanie enfantine, révolte anarchique et servilisme prudent. Son père, qui ne voulait plus le voir, se maudissait lui-même de n’avoir pas su donner à son propre fils une règle morale ; mais il n’y avait plus rien à tenter pour sauver le jeune homme, dont il n’avait plus de nouvelles depuis de longs mois. Le jeune gaillard était resté quelque temps à Paris ; et déjà il se sentait vaincu par la vie, déclassé, perdu. Par orgueil, il n’osait plus revenir dans sa ville natale. Il était, à l’heure présente, garçon de bureau dans une banque, à Marseille. Son service consistait à balayer les salles tous les matins, et à coucher, la nuit, dans une soupente, d’où il pouvait, par un judas, surveiller les salles, qu’à la moindre alerte il éclairait en mettant le doigt sur un bouton électrique. Pour remplir utilement cet emploi, sa poésie et tous ses pauvres souvenirs scolaires lui étaient parfaitement inutiles. Mais, le dimanche, il se promenait en veston noir trop court, avec une cravate de soie rouge, et la canne à la main. Dans ce costume, il était l’orgueil des bars de banlieue. Il y récitait, devant des nervis éblouis, des poésies enflammées, traversées par tous ses mauvais désirs de paresseux sans espérance.
M. Augias savait tout cela vaguement ; et c’était la cause secrète des tristesses du vieil instituteur honnête homme.
— Qu’est-ce qui vous amène, mon brave Arnet ? Asseyez-vous.
Arnet ôta son feutre aux bords dentelés par l’usure, et s’assit sur une des quatre chaises de paille qui entouraient la table de bois blanc, bien frottée.
M. Augias était son propre serviteur ; il faisait son lit tous les matins de bonne heure, mettait en ordre sa maison, raccommodait ses vêtements et son linge, allait aux provisions, préparait ses repas. Arnet, dans sa hutte construite de ses mains, beaucoup plus haut sur la pente des Maures, dans la forêt de châtaigniers, se livrait à des occupations du même genre et cette conformité d’habitudes le rapprochait encore d’Augias. Seulement, l’habitation d’Arnet était un peu celle d’un sauvage ; l’intérieur d’Augias était celui d’un civilisé rustique.
Lorsque Arnet fut assis, M. Augias ouvrit une armoire, prit deux tasses à fleurs jaunes et rouges et les plaça sur la table. Sur le fourneau, un « toupin » vernissé était en train de bourdonner la chanson de l’eau qui dansote ; dans l’eau bouillante, il jeta trois cuillerées de café et retira le toupin du feu ; puis il y versa une cuillerée d’eau froide, — ce qui fit tomber au fond le marc alourdi…
— Le bon café à la sarrazine, comme le faisaient nos grand’mères, dit Augias.
— Il n’y a rien de meilleur, fit Arnet. Nous ne sommes pas de ces gens à qui il faut des cafetières à compartiments, monsieur Augias. Votre café est digne d’un roi.
— Maurin des Maures en a souvent goûté, de mon café, prononça M. Augias. Et c’était le roi de nos petites montagnes, celui-là !
— Et c’était mon cousin second, dit Arnet… Je suis conséquemment le cousin d’un roi et d’un roi républicain, dont le souvenir réjouira encore les enfants de nos enfants ! Je l’ai suivi souventes fois à la chasse, ce Maurin, acheva Arnet en souriant. Il avait de bonnes idées et de bonnes jambes.
— Et du bon sens, dit M. Augias.
— Quand je parle, poursuivit Arnet, il m’arrive, beaucoup souvent, de m’apercevoir que je répète des choses que Maurin a dites, et, alors, par là, je suis sûr de bien dire et d’être approuvé. Et, si aujourd’hui, je viens vous voir, c’est justement pour vous parler comme il aurait pu le faire, monsieur Augias. Et je viens de la part de mon ami Bouziane.
— Je vous écoute.
— Voilà, dit Arnet en humant son café et en allumant sa pipe ; le fils Bouziane…
— Victorin, souligna M. Augias.
— Oui, Victorin, qui est fils unique, avance vers l’âge de se marier, quoiqu’un peu jeune, n’ayant que vingt ans, comme vous savez, et c’est un brave « pitoua ».
— Comme il nous en faudrait beaucoup, affirma M. Augias avec toute sa gravité.
— Oui, dit Arnet, il est brave, il travaille comme pas un, il est de bonne tournure ; pour tout dire en un mot, il a de bons principes, comme vous me l’avez répété quelquefois.
— Eh ! dit Augias, parce qu’il a appris b, a, ba, et deux et deux font quatre, il ne « s’en croit » pas pour cela, comme tant d’autres ; il ne décide pas sur les choses qu’il ne connaît point, et il se garde de se croire aussi savant que les plus grands savants. Je lui ai entendu dire que, selon lui, on ne doit faire députés que des gens capables de comprendre les lois qui existent, puisqu’ils sont appelés à en fabriquer de nouvelles, et il ajoutait qu’un charretier est un homme qui doit savoir mener chevaux et charrette.
— Pour sûr, dit Arnet grave à son tour ; seulement, il y a beaucoup de ces conducteurs pour rire, assis sur « l’asseti » des chars-à-bancs, avec les rênes lâches, — et qui croient mener leur bête, cheval, mulet ou âne ; — lorsque, bien entendu, c’est leur bête, — cheval, âne ou mulet — qui les conduit à la foire, par la force de l’habitude.
— Si nous en revenions à ce que vous voulez dire de Victorin, hein, ami Arnet ?
— Patience ! fit Arnet, je sais très bien où je vais en arriver, monsieur Augias ; mais, quand je me rends au travail à travers champs, j’ai coutume, s’il me part « une » lièvre ou un perdreau entre les jambes, de le mettre dans ma carnassière. C’est tant de pris en passant ; et, de même, si en marchant vers ce que j’ai à vous dire, je rencontre une bonne idée sur ma route, je m’y arrête un peu ; qu’elle vous parte des pieds, ou qu’elle parte des miens… Il m’arrive même d’y perdre un peu trop de temps comme pour la perdrix ou la lièvre quand je vais à mon travail, mais je n’ai jamais pu me corriger d’être curieux, pas mal bavard et enragé braconnier.
Ici, M. Augias sourit, mais il se garda de répondre, car il connaissait l’éloquence de son ami, et qu’elle pourrait fort bien l’entraîner à parcourir, de digression en digression, le champ sans limite de la sagesse populaire.
Un assez long silence se fit.
— Oui, déclara tout à coup Arnet, répondant à ses propres rêveries, ce Victorin est un gaillard. Il a le cœur d’un lion et les jambes d’un lièvre, — les jambes que j’avais quand je faisais courir les pèlerins…
— Nous y voilà, pensa Augias. Il va me conter un de ses bons tours de braconnier incorrigible.
Mais Arnet ajouta :
— Je vous dirai une autre fois une de mes histoires de gendarmes… celle, par exemple…
— C’est cela, une autre fois, Arnet, une autre fois ! Pour aujourd’hui, qu’avez-vous à me dire de Victorin ?
— J’ai à vous dire que les Bouziane ont besoin de vos conseils, c’est-à-dire qu’ils n’en ont pas besoin pour eux, mais que vous en donniez à leur Victorin. Eux, ils savent très bien ce qu’ils veulent et que vous serez d’accord avec eux, et que vous conseillerez ce garçon qui prend le chemin qu’il faut pour faire une bêtise, des grosses. Alors, le père de Victorin m’a dit comme ça, m’a dit :
« Arnet, tu verras un de ces jours M. Augias qui est ton ami — et cette parole de Bouziane me fait honneur, monsieur Augias — et quand tu verras M. Augias, ton ami, dis-lui de nous aider et qu’il montre à notre Victorin où est son devoir. »
— Et à quelle occasion, Arnet ?
— A l’occasion du grand amour qui le tient pour une fille qui n’est pas celle que son père voudrait lui voir épouser.
— Et qui son père voudrait-il lui voir épouser ?
— Martine Revertégat.
— Bonne affaire, ça ! Ces Revertégat sont des gens à l’ancienne.
— Comme les Bouziane ; la vraie race d’ici. C’est souche de bon bois, vieille vigne de pays ; rien des « américains ».
Sur ce mot, il y eut un silence, pendant lequel les deux hommes revirent le temps d’avant le phylloxéra, l’époque où les ceps américains n’avaient pas envahi la Provence, où la vieille vigne française exempte de maladie traînait ses sarments paresseux sur la terre provençale et donnait un vin autrement joyeux que celui des ceps d’Amérique, qui ont trop voyagé et sont d’une autre terre. Le vin d’aujourd’hui, on le travaille et on le fraude en vue du rapport et non plus pour la joie de le produire et de le boire !
— Tout ça ne dit pas quelle est la gueuse que Victorin peut préférer à Martine, interrogea enfin M. Augias.
— Il lui préfère Arlette des Mayons, dit Arnet gravement.
M. Augias, qui s’était levé, eut un sursaut :
— Misère de moi ! Arlette ! une Arlette !… qu’on appelle des Mayons, et qui n’en est pas, des Mayons, puisque son père était un gavot paresseux, venu un jour chez nous avec sa femme pour s’employer à la récolte des châtaignes — et qui, jusqu’à sa mort d’ivrogne, est resté dans le pays pour y donner l’exemple de la paresse et de l’ivrognerie ! Il est mort de ses vices, le pauvre bougre, et ce fut un bon débarras ; mais il nous a laissé de la graine d’alcoolique, et c’est un malheur pour la commune. La mère est une pas grand’chose, plus bête que méchante, incapable de donner à la fille un bon conseil et qui la laisse faire ses quatre volontés… Arlette des Mayons ! pauvres de nous ! et Victorin a pu se laisser prendre à ça ! Misère et compagnie, voilà ce que c’est, son Arlette ! Et si elle entre dans cette maison Bouziane, elle en verra la fin, pour sûr. Il faut empêcher ce malheur ; et je m’y emploierai. Vous pouvez le dire aux Bouziane, mon brave Arnet… Arlette ! Arlette ! répétait M. Augias consterné.
Dans la petite salle, il se promenait avec agitation, allant d’un angle à l’autre. Tout à coup, il se campa devant Arnet et s’écria :
— Vous avez connu mon fils, vous ?
Arnet hocha la tête.
— Eh bien, reprit l’ancien instituteur, cette Arlette me le rappelle tout à fait. Cet imbécile méprise le travail manuel, celui de paysan surtout, parce qu’il a appris de moi b, a, ba, b, o, bo, sans parvenir à l’écrire sans faute. Il se croyait un savant, il donnait son opinion sur toutes les choses qu’il ignorait, et de quel air, il fallait voir ! Quand je le redressais, il me disait d’un air méprisant : « Vous autres, les vieux, vous ne comprenez pas les générations nouvelles… » Oui, Arnet, il me disait ça tous les jours que Dieu fait ! Un jour, où je lui demandais ce qu’il comptait faire plus tard, il me répondit avec une assurance qui eût mérité des gifles : « Je me ferai député. » Dans son ignorance d’orgueilleux, c’est la carrière qu’il avait choisie. Il palabrait au café, et attendu qu’il pouvait parler deux heures durant, sans s’arrêter et, comme on dit, sans cracher, les gens écoutaient bouche bée, avec un étonnement qu’il prenait pour de l’admiration, les sottises qu’il répétait de travers et qu’il avait lues dans les gazettes. Il aurait pu être laboureur, et fier de ses travaux utiles, comme le fut mon père, mais ce jeune anarchiste aurait rougi d’être un travailleur de la terre. Arrangez ça comme vous pourrez ! Il parlait avec mépris et haine des riches — des exploiteurs du peuple, disait-il — mais il n’avait qu’une ambition — qui était de devenir l’un d’eux, d’imiter ce qu’il blâmait en eux, de s’habiller comme eux, d’avoir une lévite (redingote), de porter une canne sur laquelle on ne peut pas s’appuyer, et de boire au café en faisant une partie de dominos ! Voilà l’homme ! Et ils sont quelques-uns comme ça ! Et il y en a aussi, de ces pauvres diables dans le genre de mon fils, mais qui, n’étant pas paresseux comme mon fils, mais en train de faire fortune à force de malice, traitent leurs ouvriers comme des nègres, tout en débitant de beaux discours contre les vrais riches qui sont justes et humains. Et ces ouvriers, qu’ils maltraitent, se prennent pourtant à leurs beaux discours. Et cette Arlette est, je vous dis, de la même espèce maligne que mon malheureux enfant. La petite instruction que leur a donnée l’école primaire les a perdus tout simplement, parce qu’on n’est jamais parvenu à leur faire comprendre comment l’instruction doit être employée !… Lire, écrire, compter, ça devrait leur servir à faire mieux leurs affaires, à ne pas se laisser tromper par leurs semblables ; — un peu d’histoire et de géographie, à leur donner une idée de leur patrie et du monde, mais rien de tout cela ! Ça ne fait que leur inspirer un orgueil d’imbécillité. Et ces jeunes anarchistes, qui ne parlent que d’égalité, se croient supérieurs en tout et à tous ! L’égalité, pour eux, voilà ce que c’est : c’est le droit de se croire au-dessus de ceux qui valent mieux qu’eux-mêmes. Une trique, Arnet, une trique, voilà l’éducation qu’il aurait fallu à mon fils. Et, comme je n’avais sur lui aucune prise, aucun moyen de lui communiquer du bon sens, de lui inspirer des idées morales, il est devenu je ne sais quoi, je ne sais où !… Il est parti pour la ville, — parce qu’il peut s’y promener la canne à la main sans qu’on rie de lui en le voyant passer, comme on le faisait ici, où il étonnait bêtes et gens. Voilà mon malheur, Arnet ! — Et cette Arlette s’annonce comme une de ces sottes qui se perdront comme il se perdra ! — Voilà une petite impertinente qui ricane lorsqu’une belle madame, passant aux Mayons, descend d’automobile avec un chapeau dont le « haut » est trois fois plus large que sa tête — cette même Arlette se prive souvent de pain pour s’acheter un chapeau de pacotille, mais de forme pareille. Pour se procurer des romans qui lui montent la tête, elle gaspille le pauvre argent que gagne sa mère. Elle parle avec une bouche en cul de poule, comme les héroïnes de ces romans-là. Arlette a des opinions littéraires et sociales, la malheureuse ! Elle a lu les Désenchantées de M. Pierre Loti, et elle a une opinion sur la vie des femmes turques. Elle approuve les suffragettes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Arnet.
— Ne l’apprenez jamais, Arnet, dit Augias. Arlette voudrait un jour être conseiller municipal, conseiller général et député, comme mon fils ! Et pour cela Arlette voudrait voter comme les hommes. Et elle votera un jour comme les hommes, elle, Arlette ; — elle se recommande de Jeanne d’Arc et de Madame George Sand pour réclamer le vote des femmes !
Arnet, d’un bond, s’était mis debout :
— Arlette veut voter ! prononça-t-il stupéfait.
Puis, brusquement, comme un homme pressé de fuir un endroit dangereux :
— Adieu, monsieur Augias, j’ai mon compte pour aujourd’hui.
Sur le pas de la porte, il se retourna :
— Irez-vous voir bientôt les Bouziane, monsieur Augias ?
— Tout à l’heure, Arnet. Il faut d’abord que je lui parle, à ce Victorin.
Et Arnet, qui cheminait sur la route, entre les pins, répétait en lui-même :
— Arlette veut voter !
Ayant remâché ce mot, il ajoutait avec une grimace :
— Ça, c’est plus fort que du poivre !