Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XIX
CHAMPIGNONS ET BÉCASSES
Le rythme des saisons avait ramené les pignets et les bécasses, avec la Toussaint.
— A la Toussaint, bécasses premières, dit l’almanach de chez nous.
Les pignets, champignons des pinèdes, de couleur orangée, de chair ferme et savoureuse, sont une richesse du pays des Maures. On cite telle commune du Var qui en récolte, chaque année, en trois semaines, pour vingt à vingt-cinq mille francs. Dans les saisons heureuses, c’est une manne, qui au lieu de tomber du ciel, sort de terre ; et toute une population de chercheurs se met en mouvement sous les pins et les chênes-lièges. Le petit parasol des fées crève doucement la terre de bruyère, le lacis des fines aiguilles rousses qui sentent bon la résine, le feutrage des lichens gris qui rampent entre les roches. Quand la pluie abondante a rendu le sol perméable, les pignets montent, et, çà et là, on les devine à un renflement craquelé ; de leur tête, ils repoussent, pour sortir de l’ombre, la terre qui les a engendrés ; ils la brisent comme le poussin sa coquille ; et le premier chercheur dit aux gens, le soir, à la veillée :
— Bonne récolte, cette année ! Le pignet aisément fait sa percée de bas en haut, et facilement la bécasse fera la sienne de haut en bas pour chercher, sous la terre, entre les champignons ses compères, le ver et la larve dont elle se nourrit. En avant, chercheurs et chasseurs ! Voilà des fortunes qui nous arrivent !
Arnet ne manquait pas d’être attentif, le tout premier, à l’apparition des pignets et à l’arrivée des bécasses, leurs commères.
Il dit un matin aux Revertégat :
— J’arrive de vos bois. Les champignons commencent, et, demain, vu le temps, ils y seront en telle abondance qu’il faudrait, croyez-moi, y venir tous, vous, misé Revertégat et Martine et votre valet Mïus ; et moi, tout en allant aux bécasses, j’aurai, avec votre permission, un panier sur l’échine, pour profiter de l’aubaine. Et, comme la récolte sera exceptionnelle, je dirai, si vous voulez, à Victorin d’être de la partie, et, aussi, à sa mère, la Bouziane.
Ainsi fut convenu avec les Revertégat ; et Arnet fut chargé de prévenir les Bouziane.
Victorin fit quelque résistance. Il avait commandé une équipe de « gavots » (gens venus de la montagne) pour commencer, dans la colline, sur le versant nord des Maures, au-dessus des Mayons, la récolte de ses châtaignes. Son père, occupé ailleurs, ne devant pas y venir, Victorin engagea Arlette à l’insu du père.
— On te fera encore des reproches de m’avoir engagée, lui dit Arlette. Ça ne fait rien, j’irai. Pour faire plaisir à tes parents, et même à Martine, il faudrait que je refuse ; mais pourquoi me laisserais-je lever le travail, quand, grâce à toi, je peux faire différemment ?
Et elle ajouta :
— Je ne tiens pourtant pas à ce travail des châtaignes, parce que mon père le faisait quand il arriva de nos contrées, de notre montagne, et c’est à cause de cela qu’on m’appelle des fois « la gavotte », moi qui aime tant les villes ! Il y a des souvenirs que je ne voudrais pas réveiller ; mais enfin, pour toi, j’irai, si tu y viens, à la récolte de châtaignes.
— J’irai, avait-il dit.
Il aurait donc voulu, ayant fait cette promesse, ne pas suivre Arnet à la chasse et les Revertégat aux pignets.
— Ton père, lui dit Arnet, ne sait pas que tu as engagé Arlette ; si tu refuses, il pensera donc que tu as voulu éviter Martine, et, au lieu de lui endormir sa colère, tu l’exciteras. Si tu es toujours décidé à épouser Arlette malgré la volonté de ton père, à quoi bon chercher comme à plaisir des occasions de lui rappeler que tu es en révolte ? Et qui t’empêchera d’aller, avant la fin du jour, expliquer à ton Arlette, que le diable emporte ! pourquoi tu n’es pas allé plus tôt la retrouver. Tu n’as pas peur d’elle, j’espère ? Et puis, vas-tu manquer les premières bécasses, avec un bon chien comme tu as, et l’amour de la chasse comme il est dans tout Mayonnais ? Des bécasses, j’en ai vu six ce matin. Nous en tuerons demain autant qu’il nous plaira. Fla ! fla ! fla !
Cette onomatopée, qui prétend imiter le bruit de la bécasse au départ, fut irrésistible.
— Allons aux bécasses et aux pignets, dit Victorin. Je parlerai, le soir, à Arlette. Elle est intelligente, elle comprendra bien.
Et c’est pourquoi, le lendemain, Arnet et Victorin, un panier sur le flanc, pour les pignets, à la manière des Parisiens pêcheurs de goujons, — et un fusil au poing, leur chien d’arrêt quêtant, grelot au collier, faisaient leur double chasse, pendant que Martine, sa mère, Mïus et la mère Bouziane poussaient des cris à chaque trouvaille.
— Vé ! vé ! éici un rôdou (toute une compagnie de pignets, rangés en rond).
— Qu’il est grand, celui-là ! On s’y mettrait dessous, à couvert !
— Et sain et propre ! On te le mangerait cru !
On élevait en l’air les pignets ; on regardait leur dessous. Leurs feuillets, si fins, un peu séparés mais pressés, étaient comme roses d’un beau sang intérieur. C’était comme de menus rayons lumineux, pétris d’une vie heureuse et mystérieuse.
Et les corbeilles s’emplissaient.
— C’est Martine qui, jusqu’ici, en trouve le plus. C’est la reine des chercheuses !
Ils ne connaissaient pas la mignonne fée Mab, les rustiques chercheurs, mais ils sentaient très bien, quoique confusément, ce qu’il y a de mystérieux dans la naissance de ces petits êtres, qui n’étaient pas encore parmi les plantes hier soir, et qui, ce matin, pullulent, bien formés, nés et grandis en si peu de temps, sans que personne les ait jamais vus pousser, tandis qu’on assiste à la germination de tous les végétaux. Comme ils viennent vite tout seuls, ces pignets qui s’échangent contre de l’or ! tandis qu’il faut tant peiner pour faire le petit grain de l’avoine ou du blé, et le grain, si petit, du raisin !
— Quelle belle chose, que cette fortune qui nous pousse !
— Oui, le bon Dieu devrait nous en envoyer beaucoup, de ces fortunes gagnées sans peine.
— Ah ! vaï ! dit la mère Bouziane, le monde deviendrait paresseux et lâche. Prends toujours ça, et travaillons pour le reste. Comme nous les avons trouvées, nous laisserons les choses sur la terre, la peine, Martine, et l’amour.
— L’amour, dit Martine un peu rêveuse, l’amour ne m’empêche pas de dormir.
Pendant ce temps, Arnet et Victorin s’oubliaient à la bécasse. Leurs paniers restaient vides. C’est folie de croire qu’on peut s’occuper de chercher des pignets, les yeux à terre, lorsque les chiens quêtent tout autour de vous et qu’on entend tintinnabuler leurs grelots qui, de temps en temps, font silence.
— Castor est en arrêt. Oui !… Victorin !
— Fla ! fla ! fla ! A tu, Arnet.
La bécasse traversait le bois… D’éclaircie en éclaircie, le chasseur la guette. Elle, la rusée, fait tourner sa tête pour voir, avec son œil de côté, si elle est bien parvenue à mettre et à conserver, entre elle et l’ennemi, l’obstacle protecteur d’un arbre… Penche à gauche ! penche à droite !… Le coup part. Trop loin, mon homme !… mais j’ai vu la remise !… Pan-pan est en arrêt, cette fois… Fla ! fla ! fla ! Poum ! Elle y est !…
— C’est joli, pour un chien, dit Victorin, ce nom de Pan-pan, c’est-à-dire, je pense, Coup-double.
— Ce fut le nom d’un chien de M. le Président de la République Fallières, dit Arnet ; et M. Fallières a dit un jour à M. Jean d’Auriol qu’il l’avait pris, ce nom, dans l’histoire de Maurin des Maures.
— C’est donc un nom deux fois célèbre, dit Victorin.
Ils devisaient ainsi.
Leurs estomacs annonçaient les approches de midi.
— Les champignons, c’est bon et ça se vend bien, dit Arnet, mais six bécasses que tu as et sept que j’en ai, à trois francs pièce, au moins, vendues au Luc ou à Gonfaron, ça fait bien dans les quarante francs, capoundédisqui !
A midi, tous, chasseurs et chercheurs de pignets, se réunirent. On déjeuna sur le pouce, à l’abri d’un grand roucas ensoleillé, bien au chaud, comme par un matin d’été, au bord du chemin, près de la carriole et du cheval qui, attaché à un suve, mangeait l’avoine.
Et Martine de dire :
— Nos paniers sont pleins, bonnes gens ! Quelle bénérence ! (abondance bénie).
Après le déjeuner, on mit dans la carriole toute la récolte ; et, au moment de fouetter son cheval, Martine dit :
— Rentrez-vous avec nous, les chasseurs ?
— Tu ne le voudrais pas, Martine ; c’est la chasse miraculeuse aujourd’hui. Treize bécasses, mes amis de Dieu !
— Encore cinq, et nous serons contents, et maître Augias en pourra tâter.
— Et M. le curé de même, continua Arnet. Toutes les bouches sont sœurs.
Martine, ce jour-là, ne put pas se dire que Victorin s’était beaucoup occupé d’elle. Mais, à son ordinaire, elle acceptait, d’un cœur tranquille en apparence, les froideurs de Victorin et ses hésitations injurieuses entre elle et Arlette.
Malgré les bécasses, Victorin ne résista pas au désir de rejoindre Arlette. Il ne lui déplaisait pas de se montrer à cette demoiselle en chasseur triomphant et le carnier bondé.
A peine fut-il hors de la vue des femmes qu’il dit à Arnet :
— Arnet, chassez tout seul. Je vous quitte.
— Tu as bien tort. Tu t’expliquerais avec Arlette demain. Des bécasses, ça ne se trouve pas tous les jours comme les filles… Nous en avons fait lever trois ce matin, dont je sais la remise.
Mais Victorin s’éloignait, sifflant son chien.
Arnet leva les épaules, et se remit en quête.
Toutefois, il se promit de rejoindre Victorin, quand il aurait encore au carnier au moins une des trois bécasses levées le matin.
Il arriva que, en sortant du bois, Victorin, dans la plaine, aperçut son père en train de labourer une de leurs terres. Sur les mancherons de l’araire, sa forte poigne pesait, et dirigeait le soc bien aiguisé, qui, parfois, sautant hors de terre, quand il rencontrait la roche, luisait en bref éclair au soleil d’automne.
Victorin essaya de passer sans s’occuper du laboureur, à qui cela aurait pu paraître tout simple, car le père et le fils, en aucun temps, ne s’étaient beaucoup parlé — et Bouziane était, par nature, un silencieux.
Mais, ce jour-là, et depuis ce matin, le père Bouziane avait ruminé les choses ; il se les était repassées, comme si le travail physique consistant à suivre une première raie de labour, qu’on ouvre devant soi et qu’on côtoie au retour en traçant la seconde, avait commandé à sa pensée de se creuser en lui et de se recommencer en retours constants.
Et, ainsi, il s’était répété :
— Est-il possible que le fils Bouziane renonce à tout ce qui fait le bien et l’honneur de la famille ! Est-il possible ! Véritablement, je ne puis le croire… et cependant !… Est-il possible ! est-il possible, bon Dieu de bon Dieu !
Et pas autre chose n’était en lui depuis le matin que la répétition de son cri : « Est-il possible ! » mêlé aux commandements et reproches qu’il lançait à sa bête — avec une irritation qui, au fond, s’adressait à Victorin.
C’est pourquoi, lorsqu’il vit, un peu loin, son fils sortir du bois et s’esquiver, longeant la limite du champ qu’il labourait, il lui cria :
— Arrive ici un peu, Victorin !
Victorin vint droit à son père, comme un soldat à l’appel du chef. Le père Bouziane arrêta son cheval. Et, quand le fils fut proche :
— Et où vas-tu comme ça ?
— Aux châtaignes, chez nous, mon père, surveiller un peu.
— Et pourquoi ? — Arlette y est-elle, aux châtaignes ? oui ou non ? Je t’avais pourtant dit, aux vendanges, que je ne voulais plus qu’elle fût jamais employée chez nous.
— Mon père, dit Victorin…
Et il se tut.
— Alors, comme ça, cria Bouziane, tu y songes toujours, à cette fille ? Tu veux l’épouser ? Tu l’épouseras ?
— Ne suis-je pas bientôt libre par mon âge, mon père, d’épouser, malgré vous, une fille à ma convenance ?
Le silencieux Bouziane éclata alors, et, tirant coup sur coup rudement la rêne de chanvre, secouant ainsi son cheval qui, à chaque fois, s’efforçait de partir et que, chaque fois, il retenait, il invectiva son enfant :
— O âne bâté, stupide que toi tu es ! aveugle, et sourde bestiasse ! tu ne peux pas voir où est la raison et où est ton bien, et tu es incapable de te dire que tes père et mère t’aiment mieux que tu ne t’aimes, animal ! Tu ne vois pas que celle qui te cherche et te désire ne comprend que son intérêt à elle, et qu’elle ruinera ta maison en livres qu’elle doit lire de travers, et en rubans sur un chapeau qui lui met du ridicule sur la tête ! Et, pour une créature pareille, que la terre ne connaît pas, tu veux quitter un bien qui est nôtre et que mes pères ont gagné pour toi à force de suer et de peiner en hommes véritables qu’ils étaient ! Ah ! ah ! monsieur veut aller vivre dans les villes !… Depuis ce matin, pendant que mon araire écorche la terre, je suis là que je me laboure le cœur en me repassant les mêmes idées, toujours les mêmes. Ah ! tu y seras heureux, dans tes villes de malheur, où personne n’a de liberté. Une maison à soi, voilà le bonheur de l’homme, quand cette maison ne serait qu’une cabane. Au moins, on y est son maître. Dès qu’on est sur sa porte, on a l’air qui est libre, et le soleil qui est à tout le monde. Et dans tes villes, tout vous est mesuré. Les maisons, dans les villes, comme dit toujours Arnet, c’est des cages empilées les unes sur les autres. Les pauvres sont dans la plus haute, et vous n’y montez pas sans rencontrer sur l’échelle des inconnus, qui sont vos voisins et ne vous saluent même pas ! Voilà ce que je sais des villes. Aux Mayons, chacun se sent l’ami des autres, et tu peux, dans les moments de maladie ou de mort, appeler voisins et voisines, ils te viendront aider ou veiller en un besoin. Mais dans les villes, monsieur Victorin Bouziane, s’il est malade, aura tout juste un lit dans un hôpital — comme les sans-famille ! Tiens, petit Bouziane, lève-toi de ma vue, que je pourrais, tant la colère me commande, te secouer les puces comme au temps, où, petit enfant, tu faisais quelque bêtise innocente, tandis qu’aujourd’hui, tu es prêt à commettre un crime… oui, un crime ! tu as beau remuer la tête, espèce de sans-respect ! C’est un crime de ne pas épouser une bête de sa race ; et quand on a devant soi un héritage gagné par des cent ans de travail et d’honnêteté ; — c’est un crime de jeter tout cela au hasard, et de faire fondre en une heure ce que nos pères ont employé tant de durée à bâtir ou à ramasser pour nous… Allons, vas-y, à ta gueuse ! et ôte-toi de mon soleil que, demain, tu ne verras plus, puisque tu l’as renié, imbécile !… Une fois, au moins, je t’aurai dit tout ce que je me pense et tout ce que je souffre. C’est un peu dur, crois-moi, d’avoir tant travaillé pour un fils qui ne comprend pas qu’on avait travaillé pour lui.
Et parlant à son cheval :
— Allons, hue, toi ! Reprends la raie et trace droit. Donne à cet imbécile la dernière leçon qu’il recevra de nous, la bonne !
Et Victorin regardait son père qui s’éloignait… Il s’éloignait en suivant la raie profonde qui découvrait le cœur rouge de la bonne terre.