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Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école

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XV
LE MUSEAU DE VENDANGE

Les Revertégat possédaient, dans la plaine, en bordure de la route, entre les Mayons et Gonfaron, plusieurs hectares de vignes bien exposés sur une pente au midi.

On vendangeait chez eux depuis quelques jours, et il était nécessaire de terminer la vendange le lendemain soir, à cause des menaces de pluie, lorsque trois des vendangeurs déclarèrent ne pouvoir continuer le travail.

Jusqu’à ce jour-là, les Revertégat, d’accord avec les Bouziane, avaient évité d’employer, parmi les travailleurs, la petite Arlette. Le père Revertégat, en personne, les avait choisis. Mais, quand il se vit privé tout à coup de trois de ses vendangeurs, effrayé qu’il était par la précoce menace des grosses pluies de la Saint-Michel, il chargea le garçon de ferme, Mïus, de trouver des remplaçants.

— Ce ne sera pas commode, maître. Tout le monde, des Mayons, a mis en même temps les vendanges en train. Il faudra que j’aille chez vingt personnes avant d’en trouver une seule qui soit libre.

Le père Revertégat examina attentivement l’horizon.

— C’est du vent d’Est, dit-il ; je ne serais pas étonné si nous attrapions un poulpe dès ce soir (c’est-à-dire, si nous étions mouillés comme à la pêche aux poulpes). Et, si ça commence, ça n’est pas près d’être fini. Nous avons vendangé trop tard ; saint Michel se fâche.

— Et alors, maître, dit Mïus, chez qui faut-il aller d’abord ?

— Nous n’avons pas le choix. Prends le diable si tu veux, mais sauvons ce qui reste aux souches, et tâche de trouver plutôt quatre travailleurs que trois.

— Peuh ! dit Mïus, si une bonne pluie gonflait encore un peu les grappes, ce serait tout profit.

— Bon ! dit Revertégat ; mais si, pendant trois semaines, comme c’est arrivé des fois, toutes les fontaines d’en haut s’ouvraient ensemble, adieu vendanges ! Tout ce beau raisin serait perdu.

Et il promenait un regard inquiet sur le vaste champ de vignes, où bourdonnait la joyeuse équipe de quinze vendangeurs.

Il se retourna vers Mïus :

— Allons, ne perds pas de temps. Finis la journée, et puis tu iras.

— C’est convenu, maître.

Mïus se promit bien d’engager Arlette avant tout autre. Et voilà pourquoi, le lendemain, Arlette, au grand mécontentement de Martine, vint chez les Revertégat, se joindre aux vendangeurs ; mais, bien entendu, elle n’arriva point des premières, par habitude de paresse.

Le travail de Victorin consistait à porter les cornudes pleines, jusqu’à la cuve bâtie à l’intérieur de la ferme. Il attrapait par une corne, avec l’aide d’un camarade, la cornude débordante de raisins gonflés et saignants ; à eux deux, ils l’enlevaient à la hauteur de l’épaule gauche, où l’attendait le coussinet maculé du sang de la vigne. Et bientôt, Victorin, gagnant la ferme, s’éloignait, la main gauche à la hanche, la main droite retenant par-dessus sa tête la cornude inclinée. Il allait, ceint de la taïole, chemise ouverte, le cou nu, la poitrine au vent, d’une marche balancée, harmonieuse.

Dans la haute cuve, bientôt pleine, Mïus dansait, la tête touchant presque au plafond du cellier et se tenant d’une main à la corde qui s’accroche à la poutre.

Victorin n’avait pas vu avec grand plaisir l’arrivée d’Arlette, inattendue pour lui. Tout déterminé qu’il fût à l’épouser malgré sa famille, le gaillard se jugeait en droit, n’étant pas marié encore, de jouir en paix tout un jour des gentillesses de Martine et des libertés que garçons et filles se croient permises durant la vendange, qui est le temps de faire la moustouïre (oindre ou barbouiller de moust le visage des vendangeuses ; survivance du temps des bacchantes).

Il est d’usage que, lorsqu’une vendangeuse oublie une grappe à la souche, le garçon qui s’en aperçoit cueille la grappe pour l’écraser joyeusement sur le visage de la coupable, qu’en même temps, il essuie avec des baisers. Doux châtiment, que peu d’entre elles veulent éviter et que recherchent plus d’une.

En attendant de provoquer à la moustouïre quelqu’un des jeunes vendangeurs, Arlette répondait par des haussements d’épaules et des mines pincées aux galégeades qui l’avaient accueillie dès son arrivée, et qui la poursuivaient encore. Ou bien, parfois, elle feignait de ne rien entendre.

— C’est dommage que le temps menace. S’il faisait tant soit peu soleil, nous l’aurions vue avec « l’ombrette ».

— Elle n’était pas si fière quand elle était encore dans les brayes de son père, qu’il était toujours déguenillé.

— Tais-toi, qu’elle va t’entendre. On peut pas lui lever d’être hardie. Elle t’arracherait les yeux.

— Moi, disait une fille, je suis contente qu’elle n’en soit pas, du pays. On devrait travailler à la faire partir.

— Ah vaï ! elle partira bien d’elle-même, avec tant de nigauds qui ne demandent qu’à l’enlever.

Les galégeades directes qu’on lui avait lancées d’abord l’ayant trouvée insensible en apparence, s’étaient résolues en médisances chuchotées.

Comme si elle eût voulu braver les hostilités qu’elle sentait autour d’elle, Arlette tira de sa poche, et se mit en devoir d’enfiler, une paire de vieux gants.

— Té vé ! Arlette qui a peur de s’abîmer les mains !

— Eh ! la gavotte ! Tu veux te faire passer pour la marquise des Mayons, alors ?

Ces derniers mots avaient été jetés avec mépris par un jeune Mayonnais aux larges épaules.

— Est-ce que je ne suis pas libre de moi-même ? dit Arlette. C’est joli, pour un gros garçon comme toi, Toinet, d’être insolent avec les filles ! C’est lâche.

Victorin arrivait. Il posa devant Arlette sa cornude vide :

— Je ne sais pas à qui de vous elle parle, mes hommes, cria-t-il, mais elle a raison dans ce qu’elle vient de dire, vous en conviendrez. Et puis, le premier qui lui manque de respect, celui-là aura affaire à moi. Travaillez, que nous n’avons pas de temps à perdre.

Il avait posé à terre sa cornude vide. Il se mit sur l’épaule une des cornudes pleines et s’en alla.

Martine était parmi les travailleurs ; mais comme la présence d’Arlette, imposée par les circonstances, lui était déplaisante, elle s’arrangeait pour devancer de quelques pas les autres vendangeurs, et, ainsi, se tenait à l’écart sans affectation. Elle était la fille du maître, et ce zèle de sa part semblait très naturel. Tout le pays devinait pourtant la nature des sentiments qu’inspirait Arlette aux Bouziane et aux Revertégat. Et la vaillante petite population des Mayons, si industrieuse, et qui sait le prix du travail et des biens qui en sont la récompense, approuvait les deux vieilles familles enracinées dans leurs traditions. On se réjouissait de pouvoir dire d’Arlette : « Elle n’est pas d’ici ». Quelque chose avait transpiré, çà et là, des amours de Victorin et des résistances du père.

On aimait Martine ; on trouvait qu’avec Victorin, celle-là, oui, ferait un beau « parèou » ; et maître Alessi, un conseiller municipal, était allé jusqu’à dire d’Arlette :

— Par malheur, elle ne nous est pas tout à fait étrangère ! Mais, à la plus petite faute de sa part, je trouverais bien le moyen d’en débarrasser le pays.

— Bah ! lui répondit quelqu’un, c’est une ambitieuse ; et si Victorin ne l’épouse pas, elle voudra s’en aller à Marseille ou à Paris ; c’est bien sûr, son ambition, à elle, comme ç’a été celle d’Augustin Augias. Nous sommes, pour ces deux-là, un trop petit pays !

Et va de rire.

C’était là, envers Arlette, les sentiments de tous, aux Mayons, et c’est ce qui inspirait leurs lazzis aux vendangeurs des Revertégat.

Quand Victorin, après avoir parlé en maître, se fut éloigné, celui qui avait galégé Arlette « un peu trop fort », un grand garçon nommé Toinet, vexé d’avoir eu à supporter sans rien dire les menaces du jeune Bouziane, se mit à chantonner une antique chanson de vendangeurs :

Dedans sa cabane,
Le pauvre dormait.
Ni homme ni femme
Nul ne le voyait.

Les vendangeurs, hommes et femmes, que la cueillette courbait vers les pampres touffus qu’il fallait écarter pour voir la grappe, se relevèrent en entendant les vieux couplets. Dans les longues allées de vignes verdoyantes, les étoffes, jupes ou corsages, mettaient de joyeuses notes, rouges, bleues ; et, çà et là, éclataient les scintillements dorés des chapeaux de paille, car le soleil avait reparu. Toinet chantait. Les autres écoutaient…

Lui prend mal de tête,
Un grand mal au cœur ;
N’était pas le fiasque
Il serait bien mort.
Oh ! voisins, voisines,
Levez-vous matin ;
Et plantez des souches
Pour avoir du vin.

Et tous en chœur, chantant et riant :

Planterons des souches,
Marcottes ferons,
Les hommes, les femmes
Tout pur le boiront.

Et tous de crier :

— Bravo, Toinet !

— Tu ne chantes pas, Arlette ? cria Toinet content de son succès et enhardi par l’approbation unanime. A quoi penses-tu donc, petite ? Elle a des distractions, voyez, à moins qu’elle le fasse exprès de laisser derrière elle au moins trois grappes à une souche ! C’est pour te faire embrasser, mâtine ? Eh bien, ce sera par moi, que tu le veuilles ou non ! Les raisins laissés à la souche, c’est l’escavène à l’hameçon, le piège d’amour, friponne ! Attends-moi, j’arrive !

Il s’élançait. On riait. Arlette, qui sentait en ce garçon un ennemi véritable, voulut le fuir. La moustouïre est, à l’ordinaire, lutte d’amour ; elle allait être, ici, sous son apparence d’amoureuse gaieté, une lutte haineuse. Toinet avait arrêté Arlette par sa jupe, qui craqua.

— Laisse-moi, Toinet, cria-t-elle, que tu m’as toute déchirée.

Alors, par la taille il la saisit, et la maintint tout contre lui.

— Ne te lamente pas pour cette déchirure. Nous savons bien que tu aurais honte de paraître, comme nous, à ton arrivée ici, en habit de travail… Tu arrives toute pimparée, afin de plaire en route aux darnagas que tu pourrais rencontrer, et tu vas tout de suite changer de robe dans le cellier, hein ? Et là, peut-être, Mïus, tant qu’il veut, t’embrasse. Eh bien ! c’est à mon tour ! La moustouïre est un droit du vendangeur ! Tiens-toi bien, Arlette, que la pénitence est douce !

Il avait, dans sa main droite, un grapillon de raisin rouge ; de la gauche, il tenait sa victime qui se défendait, criante et griffante ; et Toinet, ayant écrasé le raisin juteux sur le visage irrité, cherchait maintenant à y planter un baiser. Sur la joue blanche, le jus ruisselant de la vigne semblait jaillir d’une blessure. Et sa joue, à lui, tout de bon égratignée par la fille, saignait.

— Allons, c’est assez, Toinet ! cria Martine accourue. Lâche-la, et reprends ton travail, que tu n’aurais pas dû quitter.

Toinet n’obéissait pas. Il venait cependant d’apercevoir Victorin ; mais le démon des batailles, l’amour-propre, sans doute aussi une émotion de jeunesse, toute puissante, éveillée au contact de sa jolie adversaire, l’exaltaient. Au jeu de la moustouïre, le vendangeur est déclaré vaincu si, après avoir barbouillé de jus le visage de la vendangeuse, il n’est pas parvenu à l’effleurer des lèvres. Arlette s’était triomphalement défendue, quand Victorin arriva sur le couple enlacé :

— Lâche-la, Toinet !

Toinet abandonna Arlette pour se tourner vers Victorin.

— Tu sais bien que, de toi, je ne ferais qu’une bouchée, dit Victorin.

— A savoir, gronda sourdement Toinet.

— Écoute, dit Victorin ; je comprends qu’aux jours de vendanges bien des choses sont permises, et qu’on peut, ces jours-là, embrasser malgré elles les oublieuses ; mais pas lorsque, d’abord, on les a insultées (il devinait en Toinet l’ennemi secret de tout à l’heure). Eh bien, je ne veux pas faire le méchant, mais te prouver seulement que tu n’es pas le plus fort. Donne-moi tes bras, nous allons nous mesurer nos forces.

L’autre les tendit, à poings fermés, d’un air arrogant, comme sûr de les libérer quand il lui plairait de l’étreinte menaçante.

— Ne le tourmente pas, Victorin, murmura Arlette, prudente.

Victorin ne répondit rien. Il tenait les poignets de Toinet dans l’étau de ses mains ; il lui maintenait, verticaux et rigides, les deux bras le long du corps. Toinet essayait de vaines saccades. Réduit à l’impuissance, il pâlissait :

— Lâche-moi maintenant, dit-il tout à coup. Je ne joue plus.

Victorin l’ayant lâché, Toinet recula comme pressé de lui échapper définitivement ; mais, en réalité, pour prendre du champ, et il revint à toute vitesse sur son adversaire pour l’empoigner à la gorge. Mais Victorin, qui avait, pour la défense, ramené contre la poitrine son poing fermé, le détendit brusquement. Et ce poing, ainsi lancé, frappa en pleine poitrine Toinet, qui tomba en arrière, renversant une cornude, dont, en roulant, il écrasa les raisins éparpillés.

Tous les vendangeurs éclatèrent de rire.

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