Arlette des Mayons: Roman de la terre et de l'école
XXXI
DES YEUX SE FERMENT,
DES YEUX S’OUVRENT
Pendant que maître Augias s’acheminait vers l’hôpital où il allait retrouver son fils transfiguré, Victorin, permissionnaire, partait pour les Mayons.
Arlette, restée seule à Marseille, et sans nouvelles de ses amis depuis le début de la guerre, avait renoncé à sa sagesse, trop laborieuse à son gré, et à sa mansarde de la rue Vieille. Elle était venue, sur les conseils d’une amie nouvelle, et avec cette amie, à Toulon, pour y dépenser ses pauvres économies dans les cinémas et aux tables des cafés, en des toilettes qui offensaient les yeux des soldats retour du front. Elle était de celles qui semblaient ignorer combien on souffrait dans les tranchées.
Forcé de s’arrêter quelques heures à Toulon, Victorin, sans qu’elle l’aperçût, la vit passer, toujours souriante sous son ombrelle multicolore, jupes courtes, bottines hautes, chapeau en shapska… Il détourna les yeux.
Le hasard voulut que, ce même jour, dans la voiture qui le ramenait vers la maison paternelle, il rencontrât l’un de ses camarades des Mayons, réformé, un aveugle de la guerre.
Le père de ce jeune homme était allé le chercher à Gonfaron et le ramenait tristement. Le père et le fils se taisaient. On les voyait oppressés par une douleur infinie, qui ne voulait pas se plaindre. Victorin, après avoir essayé de causer avec eux, y renonça. Ils étaient seuls tous trois dans la voiture. Elle roulait. On entendait le battement sec du pied des chevaux sur la route dure.
L’aveugle dit tout à coup :
— On m’avait bien répété, — je ne voulais pas le croire, — que, lorsqu’on a perdu les yeux, on fait attention à des choses qu’on ne remarquait pas autrefois. Vous m’entendez, mon père ? tu m’entends, Bouziane ?
— Nous t’entendons. Qu’est-ce qui te fait penser à ça ?
— C’est, dit-il, que le bruit du pas de notre cheval, sur cette route de Gonfaron aux Mayons, me parle ; il me dit des choses. Combien de fois ai-je fait, en voiture, la route qu’en ce moment nous faisons… Et, en ce temps-là, je n’écoutais pas ce bruit des sabots ferrés sur le chemin d’ici. Eh bien, je le reconnais, ce joli bruit ; c’est comme une musique. Là-haut, où l’on se bat, j’en ai entendu trotter des chevaux et rouler des voitures. Ça sonnait mou. Oui, les routes de là-haut, empierrées pourtant, répondent aux pieds des chevaux d’une autre manière. Elles disent qu’il pleut souvent, qu’elles sont souvent mouillées, amollies. Écoutez comme, ici, ça sonne clair ; ça sonne le soleil. Oui, oui, notre cheval trotte sur du soleil. J’entends ça très bien et ça me fait plaisir… Ah ! on va s’arrêter. Le courrier va remettre une commission, n’est-ce pas ? Le cheval arrêté laisse retomber par moment son pied qui sonne la lumière. Il y a des mouches. Elles bourdonnent. Elles disent que c’est l’été. On ne peut pas s’y tromper. Et la queue du cheval fouette sa croupe ; je l’entends. C’est très joli. Je n’avais jamais entendu ça. Le major me disait : « Tu vivras beaucoup par les oreilles ». Ça ne me consolait pas. Maintenant, je comprends. J’aurai donc encore de la joie, mon père, à deviner par les bruits de la maison, vos occupations de tous les jours. Voilà qu’on repart. Les roues tournent. Le cheval trotte et c’est sur la terre du pays ! Je la reconnaîtrais, au bruit qu’elle répond, entre toutes. Comme j’entends bien la voix du pays ! Ils ne m’ont pas ôté ça ! O, mes beaux Mayons, je les revois donc !
— Eh bien, dit Victorin, tu devrais t’arrêter un instant chez mon père, avec le tien, tout à l’heure. On boira un coup, et tu marcheras un peu, sur cette terre qui te parle ; tu la sentiras sous ton pied avec plaisir. Dans nos sentiers de roches, ça sonne encore d’une autre manière que sur la route, tu sais bien. Et ça retentit dans la gouargo (le ravin).
— Et puis ça sentira bon, répondit l’aveugle ; oui, oui, descendons.
— Ta mère t’attend, fit observer le père.
— Je retarderai sa joie de me voir, mon père, mais aussi son chagrin de ce que je ne puisse plus la voir, elle ! répliqua l’aveugle. Je pourrai du moins lui expliquer mieux comme j’ai été heureux en arrivant d’entendre ma patrie, si je ne la vois plus.
— Venez. Je vous accompagnerai jusque chez vous ensuite, dit Victorin ; nous sommes si voisins !
L’aveugle et son père descendirent.
Et, quand ils furent dans le sentier rocheux et sonore :
— Tu avais raison, Victorin. D’ici, je la retrouve mieux, notre terre. Et elle parle toute. Elle dit la résine. Une perdrix, là-bas, rappelle. Voici que le sentier descend. Nous allons entrer dans la plaine qui est vôtre. Nous y sommes. Ça sent la vigne. Je ne m’en serais pas aperçu autrefois. Il a dû pleuvoir hier une pluie d’orage, ce qui a permis de labourer ce matin ; — je le comprends, attendu que, maintenant, ça sent les mottes fraîchement retournées ! O Victorin, arrêtons-nous un instant. Je ne labourerai plus, moi, de peur de ne pas tracer droit, mais je me revois derrière la charrue, je crois tenir les guides dans ma main. Tout ce que je ne sentais pas autrefois m’entre aux narines avec ce petit ventoulet si tiède. Un grand soleil tape sur moi et je sue au travail, je m’arrête pour respirer. Je sais que je fais un travail utile à nous tous. Je n’y avais jamais beaucoup réfléchi. Je suis fier d’être un paysan. O Victorin ! plains l’aveugle, qui jamais plus ne conduira l’araire et ne verra plus la grande lumière pleuvoir sur les blés et sur les vignes. Et toi, qui as le bonheur de regarder encore ces choses, de vraiment revoir le pays avec tes yeux, aime-le, Victorin, et, tant que tu pourras, jamais ne le quitte !…
Le soir, à la table paternelle, où il venait de s’asseoir :
— Mon père, dit Victorin, grand-père avait raison. Demandez, je vous prie, aux Revertégat s’ils veulent toujours me donner Martine, et à Martine si elle veut encore de moi.
Le mari regarda sa femme, qui, debout, les servait ; la femme regarda son homme ; ils se virent émus aux larmes.
— Femme, dit Bouziane, viens t’asseoir à table près de ton fils, que, peut-être, les jambes te doivent trembler un peu.
La femme, apportant pour elle une assiette et un verre, vint prendre place entre le père et le fils.
— Mangeons, dit Bouziane. Mange et bois, garçon, que tu dois avoir un fameux appétit et une fameuse soif, après tant de batailles !
Ils soupèrent en silence ; puis, au fromage :
— Femme, un coup de vieux muscat.
Elle se leva, apporta le vin cuit. Le père emplit les trois gobelets. Et, avant de toucher des lèvres au sien, l’œil malicieux et la tempe toute ridée de plis ironiques :
— Et alors, fils, cette Arlette — qui n’a jamais été des Mayons ? hé, Bouziane ?
Victorin prononça :
— Elle n’a jamais valu l’ongle du petit doigt d’une Martine, père ; ni une motte de notre terre.
Le vieux paysan leva son verre et le choqua contre celui du fils et de l’épouse :
— A la France ! dit-il.
FIN.
La Garde, 17 Février 1917.